143/95 et 150/96 Constitutional Rights Project et Civil Liberties Organisation/
Nigeria
Rapporteur:
18ème session: Commissaire Umozurike
19ème session: Commissaire Umozurike
20ème session: Commissaire Kisanga
21ème session: Commissaire Dankwa
22ème session :Commissaire Dankwa
23ème session : Commissaire Dankwa
24ème session : Commissaire Dankwa
25ème session : Commissaire Dankwa
26ème session : Commissaire Dankwa
Résumé des faits :
1. La communication 143/95 allègue que le gouvernement nigérian en
interdisant aux tribunaux de l’ordre judiciaire d’appliquer l’habeas corpus,
ou toute autre prérogative de protection des personnes en détention, en
vertu
du décret no. 2 (1984), par la promulgation du décret no. 14 (1994) amendé,
relatif à la sécurité de l'Etat (Détention de personnes), a violé la Charte
Africaine des Droits de l'Homme et des Peuples. Les lois étaient appliquées
pour détenir sans jugement plusieurs militants des droits de l’homme et
prodémocrates
ainsi que des opposants politiques au Nigéria.
Réponses et observations du Gouvernement
2. Le gouvernement n’a présenté aucune réponse écrite sur cette allégation,
mais dans sa présentation orale devant la Commission ( le 31 mars 1996
au
cours de la 19ème session ordinaire tenue à Ouagadougou, Burkina Faso),
M. Chris Osah, Chef de la délégation du Nigeria a soutenu que l’habeas
corpus n’avait été refusé à personne au Nigeria. Il a précisé que les
dispositions du décret no. 14 suspendant l’habeas corpus ne s’appliquaient
qu’aux personnes détenues pour des raisons de sécurité de l’Etat, et n’ont
été
appliquées qu’entre 1993 et 1995, c’est à dire au cours de ce qu’il a appelé
la période d’insécurité politique qui a suivi l’annulation des élections
de juin
1993.
3. Le gouvernement reconnaît que ces dispositions figurent encore dans
le
Code des lois du Nigeria et fait savoir que l’habeas corpus sera restauré
dans
l’avenir. Et selon lui, au fur et à mesure que la démocratisation de la
société
continuera, tous ces (décrets) deviendront superflus.
4. La communication 150/96 allègue que le Décret no. 2 (1984) relatif à
la
sécurité de l’Etat (Détention des personnes) qui permet la détention pour
une
période de trois mois renouvelable, de toute personne mettant en danger
la
sécurité de l’Etat constitue une violation de l’article 6 de la Charte.
Elle
dénonce également le décret amendé de 1994 qui supprime l’habeas corpus.
5. La communication donne les noms de sept (7) personnes détenues sans
inculpation en application de ce décret et qui sont dans l’impossibilité
d’invoquer la règle de l’habeas corpus. Sur les sept détenus, six ont
été
remis en liberté, tandis que la septième, ainsi que deux autres individus
continuent de se voir refuser la possibilité d’user de l’habeas corpus.
La
communication allègue que chief Frank Kokori et chief Milton Dabibi ont
été maintenus en détention depuis le mois de juillet 1994 sans jugement,
ni
charge retenue contre eux. La communication allègue par ailleurs que chief
Moshood Abiola a été emprisonné depuis juin 1994 pour trahison, mais
qu’il n’aurait jamais été jugé. La communication allègue que ces personnes
sont gardées dans des endroits sales, cachés, parfois dans des cellules
souterraines de sécurité; sans accès aux soins médicaux, ni visites de
leurs
familles ou de leurs avocats; et sans autorisation de recevoir des journaux
ou des
livres. Elle allègue que les détenus sont parfois soumis à des tortures
et
aux interrogatoires rigoureux. La communication ajoute que ces conditions
(en plus de l’incapacité de la cour à ordonner la comparution des personnes
détenues, même en cas de problème de santé), mettent la vie des prisonniers
en danger. La communication qualifie cette situation comme constituant
un
traitement inhumain et dégradant.
6. La communication soutient que la révocation des compétences des tribunaux
à statuer sur la validité des décrets et autres actes pris dans ce cadre
est une
violation du droit d’avoir sa cause entendue qui est garanti par les articles
7.1(a) et 7.1(d) de la Charte, et compromet l’indépendance de la
magistrature, en violation de l’article 26.
7. Le gouvernement n’a pas répondu à cette communication.
Dispositions de la Charte dont la violation est alléguée :
8. La communication allègue la violation des articles 5, 6, 7 et 26 de
la Charte
Africaine.
La procédure :
9. La communication 143/95 a été présentée par Constitutional Rights Project
et date du 14 décembre 1994. Elle a été reçue au Secrétariat le 14 février
1995.
10. La Commission en a été saisie en février 1995 et le 7 février de la
même
année, notification en a été faite au gouvernement du Nigeria avec copie
de
la communication en lui demandant d'y répondre.
11. A la 18ème session tenue en octobre 1995, la communication a été déclarée
recevable et il a été décidé qu’elle ferait l'objet de discussions avec
les
autorités compétentes lors de la mission qui devait se rendre au Nigeria.
12. La communication 150/96 est présentée par Civil Liberties Organisation
et
date du 15 janvier 1996. Elle a été reçue au secrétariat le 29 janvier
1996.
13. A la 20ème session tenue à Grand Baie (Île Maurice) en octobre 1996,
la
Commission a déclaré la communication recevable et décidé de débattre de
son contenu avec le gouvernement nigérian au cours de la mission qu’elle
a
projeté d’envoyer dans ce pays.
14. La mission s'est rendue au Nigeria du 7 au 14 mars 1997 ; et un rapport
a été
soumis à la Commission.
15. Les parties ont été dûment informées de toute la procédure.
LE DROIT
La Recevabilité
16.L’article 56.5 de la Charte exige qu’un plaignant épuise les recours
internes avant que la
Commission ne puisse considérer son cas. La clause 4.1 du décret no. 2
de 1984 sur la Sécurité
de l’Etat (Détention des personnes) stipule que :
“1. Aucun procès ou outre poursuit ne pourra être engagé contre toute personne
qui aurait posé un acte, ou aurait l’intention d’accomplir un acte, conformément
à
la présente loi;
Le chapitre IV de la Constitution de la République Fédérale du Nigeria
est suspendu aux
fins de la présente loi, et toute question de savoir si une disposition
quelconque de ce
chapitre a été, est, ou serait enfreint ou violé par tout acte posé, ou
qu’il est proposé de
faire, en vue de l'application de la présente loi, ne pourra faire l’objet
d’aucun procès
devant un tribunal et, par conséquent, les articles 219 et 259 de cette
Constitution ne sont
d’aucun effet en ce qui concerne cette question.”
17.Dans sa décision sur la communication 129/94, la Commission a retenu
les points avancés par
les plaignants à l’effet que les dits décrets de révocation de la compétence
juridictionnelle créent
une situation où “il est raisonnable de penser que les recours internes
seraient non seulement
prolongés mais ne donneraient certainement aucun résultat”. (ACHPR 129/94:8).
18.Les clauses dérogatoires créent une situation juridique où le judiciaire
ne peut exercer aucun
contrôle sur la branche exécutive du gouvernement. Un certain nombre de
Tribunaux du district
de Lagos, s’appuyant sur le droit coutumier, ont conclu que les tribunaux
sont compétents pour
examiner certains de ces décrets en dépit des clauses dérogatoires, lorsque
ces décrets sont “de
nature offensante et tout à fait irrationnels”. Il reste à savoir si les
tribunaux de Nigeria seront
suffisamment courageux pour appliquer cette décision, et si, dans cette
éventualité, le
gouvernement de Nigeria se conformera aux décisions prises. A leur avis,
les clauses
dérogatoires révoquent la compétence des tribunaux d'examiner le bien fondé
de ces décrets.
19.Par conséquent, la Commission a statué que ces communications étaient
recevables.
Le fond:
20.Les deux communications allèguent que le gouvernement a interdit à tous
les tribunaux d’user
de l’ordre du habeas corpus ou de toute prérogative de protection des personnes
détenues en
vertu du décret no.2 du 1984. Le décret no. 14 prive de ce droit aux personnes
détenues pour
des “actes préjudiciables à la sécurité de l’Etat ou à l’économie de la
nation”. Un comité dont
les membres sont nommés par le Président est chargé de réexaminer les détentions,
sans
toutefois constituer une instance judiciaire.
21. L’article 6 de la Charte prévoit ce qui suit:
“Tout individu a droit à la liberté et à la sécurité de sa personne. Nul
ne peut être
privé de sa liberté sauf pour des motifs et dans des conditions préalablement
déterminés par la loi; en particulier nul ne peut être arrêté ou détenu
arbitrairement.”
22. Le problème de la détention arbitraire existe depuis des centaines
d’années. L’ordre
l'habeas corpus est la solution de droit commun prévue contre la détention
arbitraire
permettant aux personnes détenues et leurs représentants d’attaquer pareille
détention et de
demander à l’autorité soit de libérer les détenus ou justifier tout emprisonnement.
23. L’habeas corpus est devenu un aspect fondamental du système juridique
du droit commun.
Il permet aux individus de contester leur détention ‘proactivement’ et
de manière
collatérale, plutôt que d'attendre le résultat de toute poursuite judiciaire
dont ils peuvent
faire l'objet. Il est particulièrement important dans les cas où il n'y
a pas encore
d’inculpation, ou quand on pense qu'il n'y aura pas d'inculpation.
24. La privation du droit d'habeas corpus ne constitue pas à elle seule
une violation de l'article 6.
En effet, lorsque l'article 6 n'est pas violé, il n'est pas nécessaire
de prévoir des dispositions
du habeas corpus. Cependant, lorsqu'il y a une violation généralisée de
l'article 6, le droit du
habeas corpus est essentiel pour s'assurer que les droits des personnes
tels que prévus par
l'article 6 sont respectés.
25. La question devient donc de savoir si le droit du habeas corpus, comme
il a été établi par les
systèmes de droit commun, est un corollaire nécessaire de la protection
de l'article 6 et si sa
suspension constitue une violation de cet article.
26. La Charte Africaine devrait être interprétée dans le sens culturel,
en tenant dûment compte
de la particularité des traditions légales de l'Afrique que l'on retrouve
dans la législation de
chaque pays. Le gouvernement a concédé que le droit du habeas corpus est
important au
Nigeria et a souligné qu'il sera rétabli "avec
la démocratisation de la société".
27. L'importance du habeas corpus est démontrée par les autres dimensions
de la
communication 150/96. Le gouvernement a affirmé que personne n'avait été
privé en réalité
du droit du habeas corpus par le Décret amendé. La communication 150/96
fournit une liste
des personnes qui sont détenues sans inculpation dans de mauvaises conditions,
certaines
d'entre elles gardées au secret, et qui sont incapables de contester leur
détention à cause de la
suspension du habeas corpus, mais le gouvernement n'a fourni aucune réponse
spécifique à
ce sujet.
28. Tout d'abord, conformément à la pratique bien établie (ex : communications
59/91, 60/91,
64/91, 87/93 et 101/93), comme le gouvernement n'a fourni aucun élément
de défense ou de
preuve que les conditions de détention étaient acceptables, la Commission
accepte les
allégations que les conditions de détention constituent une violation de
l'article 5 de la
Charte, qui interdit les peines ou les traitements inhumains et dégradants.
La détention sans
inculpation ou jugement est une violation flagrante des articles 6 et 7.1(a)
et (d).
29. En outre, ces personnes sont gardées au secret sans aucun contact avec
les avocats, les
médecins, les amis ou les membres de leurs familles. Couper le contact
entre le détenu et
son avocat constitue une violation flagrante de l’article 7.1(c) relatif
au « droit à la défense,
y compris celui de se faire assister par un défenseur de son choix ». C’est
aussi une
violation de l’article 18 d’empêcher un détenu de communiquer avec sa famille.
30. Le fait que le gouvernement refuse de libérer sous caution Chief Abiola
comme cela a été
ordonné par la Cour d’Appel est une violation de l’article 26 de la Charte
qui enjoint les
Etats parties à assurer l’indépendance des tribunaux. Le refus d’une libération
sous caution
qui a été ordonnée par la Cour d’Appel est une attitude contraire à la
promotion de
l’indépendance de la magistrature.
31.Ces circonstances illustrent clairement comment la privation des droits
prévus par les
articles 6 et 7 est aggravée par la privation du droit d'appliquer l'ordre
du habeas corpus.
Etant donné l'historique du habeas corpus dans le droit commun auquel souscrit
le Nigeria,
et sa pertinence dans la société nigériane moderne, le Décret amendé qui
suspend ce droit
doit être considéré comme une autre violation des articles 6 et 7.1(a)
et (d).
32. Le gouvernement allègue que le système du “habeas corpus”
est encore appliqué à la
plupart des détenus au Nigeria et que seuls sont privés du droit au habeas
corpus les
personnes détenues pour des raisons de sécurité d’Etat en vertu du décret
no.2. Bien que
cela ne crée pas de situation aussi grave que si tous les détenus étaient
privés du droit à
contester leur détention, l’applicabilité limitée des dispositions d’une
loi ne garantit pas sa
compatibilité avec la Charte. Priver certaines personnes d’un droit fondamental
est tout
aussi une violation que s'il était privé à un grand nombre.
33. Le gouvernement essaie de justifier le décret no. 14 en mettant l’accent
sur l’importance de
la sécurité de l’Etat. Bien que la Commission appuie toute véritable
tentative de préserver la
paix publique, elle n’ignore pas que trop souvent les mesures draconiennes
visant à priver
des personnes de leurs droits tendent à susciter une plus grande instabilité.
La branche
exécutive du gouvernement n'est en aucun cas habilité à agir en dehors
de tout contrôle en
ce qui concerne le droit des citoyens.
34. Enfin, comme noté dans la section de la décision relative à la recevabilité,
il y a une
pratique persistante de clauses dérogatoires au Nigeria, qui supprime
la compétence des
juridictions ordinaires sur certaines questions fondamentales. En clair,
une disposition de
habeas corpus est inutile s'il n'y a pas une magistrature indépendante
pour l'appliquer. Le
décret relatif à la sécurité de l'Etat contient une clause interdisant
aux tribunaux d'examiner
toute question y relative. Dans ses décisions antérieures sur les clauses
dérogatoires au
Nigeria, la Commission a considéré qu'il y avait violation des articles
7 et 26, l'obligation du
gouvernement à assurer l'indépendance de la magistrature (voir décision
sur
communications 60/91, 87/93 et 129/94).
Par Ces Motifs la Commission :
Déclare qu’il y a eu violation des articles 5, 6, 7.1(a), (c) et (d),
18 et 26 de la Charte.
Recommande instamment au gouvernement du Nigeria d’adopter des lois qui
sont en conformité
avec les dispositions de la Charte.
Fait à Kigali, le 15 novembre 1999