151/96 Civil Liberties Organisation c/ Nigeria
Rapporteur:
20ème session : Commissaire Kisanga
21ème session : Commissaire Dankwa
22ème session : Commissaire Dankwa
23ème session : Commissaire Dankwa
24ème session : Commissaire Dankwa
25ème session : Commissaire Dankwa
26ème session : Commissaire Dankwa
Résumé des faits :
1. En mars 1995, le gouvernement militaire fédéral du Nigeria a annoncé
la
découverte d'un complot visant à le renverser par la force. A la fin du
mois,
plusieurs personnes parmi lesquelles des civils et des militaires encore
en
activité ou à la retraite ont été arrêtées en rapport avec ledit complot.
2. Un tribunal militaire spécial a été mis sur pied en application du “Treasons
and Treasonable Offences (Special Military Tribunal) decree”, qui révoquait
du même coup la compétence des tribunaux de l’ordre judiciaire. Ce tribunal
militaire était dirigé par le général Major Aziza, et composé de cinq
officiers
d’active. Le tribunal appliquait les règles et la procédure d’une cour
martiale.
3. Les procès étaient secrets et les prévenus n’avaient pas la possibilité
de présenter
leur défense, ni d’avoir accès aux avocats ou à leurs familles. Jusqu’à
la tenue des procès, ils n’avaient pas été informés des chefs
d’accusation retenus à leur charge. Ils ont été défendus par des avocats
militaires commis d’office par le gouvernement militaire fédéral.
4. Treize civils jugés par ce tribunal étaient accusés de participation
au
complot. Ils ont été condamnés à la prison à vie. Il s’agit de : Dr. Beko
Ransome-Kuti, Mallan Shehu Sanni, M. Ben Charles Obi, Mme Chris
Anyanwu, M. George Mba, M. Kunle Ajibade, Alhaji Sanusi Mato, M.
Julius Badejo, M. Matthew Popoola, M. Felix Mdamaigida, Mme Rebecca
Onyabi Ikpe, M. Moses Ayegba. Quant à Mme Queenette Lewis Alagoe,
elle était accusée de complicité par instigation et a été condamnée à six
mois
de prison. Les condamnations à perpétuité ont par la suite été commuées
à
15 ans de réclusion.
5. La communication allègue que depuis leur arrestation, les accusés ont
été
maintenus dans des conditions inhumaines et dégradantes, qu’ils ont été
gardés dans des camps de détention militaires et non dans des prisons
ordinaires ; qu’ils n’avaient pas accès aux avocats ni à leurs familles
et
qu’ils étaient enfermés dans des cellules sombres, ne recevaient pas assez
de
nourriture, de médicaments ou des soins médicaux.
Dispositions de la Charte dont la violation est alléguée :
6. Le requérant allègue la violation des articles 5, 7.1(a), (c), (d) et
26 de la
Charte Africaine.
La procédure :
7. La communication date du 19 janvier 1996, elle a été reçue au Secrétariat
le
le 29 janvier 1996.
8. A sa 20ème session tenue à Grand Baie, Île Maurice en octobre 1996,
la
Commission a déclaré la communication recevable et a décidé qu'elle serait
discutée avec les autorités compétentes lors de la mission qui devra se
rendre
au Nigeria. La mission a eu lieu du 7 au 14 mars 1997. Le Rapport de
mission a été présenté à la Commission.
9. Les parties ont été informées de toute la procédure.
LE DROIT
La Recevabilité
10. L'article 56 de la Charte dispose que :
"
Les communications... pour être examinées, [doivent] remplir les conditions
ci-après :
Être postérieures à l'épuisement des recours internes s'ils existent, à
moins qu'il ne soit
manifeste à la Commission que la procédure de ces recours se prolonge d'une
façon
anormale".
11. Il s’agit là de l'une des sept conditions de recevabilité prévues par
l'article 56, mais c'est aussi
celle qui requiert le plus d'attention. Car l'article 56 est nécessairement
le premier que la
Commission doit prendre en considération avant tout examen au fond d'une
communication ;
il a déjà fait l'objet d'une interprétation substantielle. Dans la jurisprudence
de la Commission
Africaine, il existe de nombreux précédents y relatifs.
12. Par ailleurs, dans quatre décisions que la Commission a rendues concernant
le Nigeria, l'article
56.5 a été examiné en tenant compte du contexte particulier de ce pays.
Ainsi de la
communication 60/91 (cf. Décision ACHPR 160/91) relative au tribunal spécial
pour vols et
autres crimes commis avec des armes à feu; de la communication 87/93 (Décision
ACHPR/87/93) relative aux décisions du tribunal en matière de troubles
à l'ordre public; de la
communication 101/93 (Décision ACHPR/101/930) sur le décret régissant les
praticiens du
droit; et de la communication 129/94 (ACHPR/129/94) concernant le décret
relatif à la
Constitution (modification et suspension) et le décret relatif aux partis
politiques (dissolution).
13. Tous ces décrets dont il est question dans ces communications contiennent
des clauses
dérogatoires. Dans le cas des tribunaux spéciaux, ces clauses interdisent
aux tribunaux de
l’ordre judiciaire d'examiner tout appel interjeté contre les décisions
rendues par les tribunaux
spéciaux. ( Cf. ACHPR/60/91:23 et ACHPR/87/93:22). Le décret régissant
les praticiens du
droit précise même qu'il ne saurait être attaqué devant aucun tribunal
et que quiconque
tenterait de le faire serait poursuivi pour crime ( cf. ACHPR/101/93:14-15).
Quant au décret
relatif à la suspension et à la modification de la constitution, il interdit
toute contestation de sa
légalité devant les tribunaux nigérians ( cf. ACHPR/129/94:14-15).
14. Dans tous les cas sus-cités, la Commission a conclu que les clauses
dérogatoires rendaient les
recours internes inexistants, inefficaces ou illégaux. Les clauses dérogatoires
créent une
situation juridique où le pouvoir judiciaire ne peut exercer aucun contrôle
sur le pouvoir
exécutif. Un certain nombre de tribunaux du district de Lagos cependant,
s’appuyant sur le
droit coutumier, ont jugé que les tribunaux de l’ordre judiciaire sont
compétents pour
examiner et connaître de certains de ces décrets en dépit des clauses dérogatoires,
lorsque ces
décrets sont “de nature offensante et tout à fait irrationnels”.
15. Dans le cas d’espèce également, les tribunaux de l’ordre judiciaire
ont été dépouillés de toute
compétence juridictionnelle et la procédure engagée contre les accusés
portée devant un
tribunal spécial. Aucune procédure d’appel n’est possible une fois le verdict
rendu par ce
tribunal.
16. Aussi, à la lumière des faits invoqués et de la jurisprudence de la
Commission Africaine, la
communication a été déclarée recevable.
Le Fond :
17. Dans la jurisprudence précitée, la Commission a considéré que les clauses
dérogatoires, outre
le fait qu’elles constituent prima facie un moyen fondant la recevabilité,
sont une violation de
l'article 7. La Commission se doit de saisir cette opportunité, non seulement
pour réitérer les
décisions rendues antérieurement, selon lesquelles la constitution ainsi
que la procédure des
tribunaux spéciaux sont une violation de l’article 7.1(a), et (c) ainsi
que de l'article 26 de la
Charte, mais également pour se prononcer de manière définitive contre la
pratique consistant à
soustraire des pans entiers de la loi de la juridiction des tribunaux de
l’ordre judiciaire.
18. Dans sa déposition orale devant la Commission, le représentant du Nigeria
a déclaré : "en
tant
que nation en développement, nous n'avons pas assez de ressources pour
fournir les tribunaux
en personnels". ( cf. Examen de rapports
périodique, 13ème Session, avril 1993, Nigeria -
Togo p.35). Cette déclaration tenait lieu de justificatif à la constitution
de tribunaux "
spéciaux". L’autre justification était que l’importance
des violations de la loi et de l'ordre
avait provoqué l'accroissement du volume des affaires déférées aux tribunaux.
(Ibid. p.37,
p.39).
19. Le gouvernement a affirmé qu'il n'y avait rien de spécial dans ces
tribunaux spéciaux et a
soutenu qu'ils respectaient toutes les procédures des tribunaux de l’ordre
judiciaire; cependant,
il a concédé que parmi leurs membres, il y avait des officiers militaires
et qu'il n'y a aucune
voie de recours prévue devant les tribunaux de l’ordre judiciaire contre
les sentences rendues
par les tribunaux spéciaux.
20. Bien que le gouvernement soutienne que la procédure devant les tribunaux
spéciaux offre la
même garantie des droits que les tribunaux ordinaires (id.38), cette affirmation
est contredite
par les mêmes justifications que le gouvernement donne pour les tribunaux
spéciaux, ainsi que
par des preuves apportées par les plaignants.
21. Les décisions antérieures de la Commission avaient conclu que les tribunaux
spéciaux
constituaient une violation de la Charte parce que les juges étaient spécialement
nommés pour
chaque affaire par le pouvoir exécutif et l’équipe comptait une majorité
de militaires ou de
responsables du maintien de l’ordre, en plus d'un juge en activité ou à
la retraite. La
Commission réitère ici ses décisions antérieures et déclare que le procès
de ces personnes
devant un tribunal spécial constitue une violation des articles 7.1(d)
et 26.
22. Le système de confirmation par le pouvoir exécutif, par opposition
à l'appel, tel que prévu lors
de la mise en place des tribunaux spéciaux, constitue une violation de
l'article 7.1(a).
23. Si les tribunaux nationaux sont surchargés, ce dont la Commission doute,
le gouvernement
ferait mieux de leur consacrer plus de ressources. La mise sur pied d'un
système parallèle ne
fait que miner le système judiciaire et créer la quasi certitude de l'application
inégale de la loi.
24. Les plaignants ont allégué que les accusés n'avaient pas le droit de
choisir leurs défenseurs.
C'est une question de fait. Nulle part le gouvernement n'a répondu à cette
question spécifique,
et il n'a pas réfuté cette accusation. Par conséquent, conformément à sa
jurisprudence (voir
par ex. les décisions sur les communications 59/61, 60/91, 61/91, 87/93
et 101/93), la
Commission doit considérer la parole du plaignant comme prouvée et déclare
donc qu'il y a eu
violation de l'article 7.1(c).
25. Enfin, le plaignant allègue que les conditions de détention des inculpés
constituent un
traitement inhumain et dégradant, en violation de l'article 5. Comme plus
haut, le
gouvernement n'a apporté aucune réponse spécifique à aucune communication,
et n'a fourni
aucune information contraire aux allégations de traitement inhumain et
dégradant.
26. Tandis que le fait d'être détenu dans un camp militaire n'est pas nécessairement
inhumain, il y
a un danger évident que les conditions normales de traitement des prisonniers
ne seront pas
réunies. Être privé de l'accès aux avocats, même après le jugement et la
condamnation, est une
violation de l'article 7.1(c).
27. La privation du droit de voir sa famille constitue un traumatisme psychologique
difficile à
justifier sur une base rationnelle, et cela peut constituer un traitement
inhumain. La privation
de la lumière, de la nourriture en quantité suffisante et de l'accès aux
médicaments et aux soins
médicaux est une violation flagrante de l'article 5.
Par ces Motifs la Commission :
Déclare qu'il y a eu violation des articles 5, 7.1(a), 7(c) et 7(d) et
26.
Recommande au gouvernement nigérian d'accorder aux inculpés la possibilité
d'être jugés de
nouveau par un tribunal civil ; qu’ils aient accès aux défenseurs de leur
choix et d'améliorer leurs
conditions de détention.
Fait à Kigali, le 15 novembre 1999