John D. Ouko c. Kenya,
Commission Africaine des Droits de l'Homme et des Peuples, Communication 232/99,
28e Session Ordinaire, Cotonou, Bénin, 6 novembre 2000.
232/99 – John D. Ouko c/Kenya
Rapporteur :
26ème session : Commissaire Ben Salem
27ème session : Commissaire Ben Salem
28ème session : Commissaire Ben Salem
Résumé des faits
1. Le plaignant soutient être le chef de l’Union des Etudiants de l’Université
de Nairobi,
Kenya.
2. Il a allégué qu’il a été forcé de fuir son pays à cause de ses opinions
politiques.
3. Il relève comme étant à l’origine de la tension dans ses relations avec
le gouvernement,
ainsi que de son arrestation, de sa détention et en fin de compte de sa
fuite pour les
motifs suivants :
(a) la demande de la mise en place d’une Commission d’enquête judiciaire
sur le
meurtre de feu son oncle M. Robert Ouko, l’ancien Ministre des Affaires
étrangères du Kenya ;
(b) la condamnation de l’apparente implication du gouvernement dans le
meurtre de son prédécesseur à l’Union des Etudiants, M. Solomon Muruli
;
(c) la condamnation de la corruption, du népotisme et du tribalisme au
sein du
gouvernement ;
(d) la condamnation de la fréquente fermeture des universités publiques.
4. Avant sa fuite, le plaignant a été arrêté et détenu sans jugement pendant
10 mois dans
les cellules du “fameux sous-sol” du siège du Département des Services
secrets de
Nairobi.
5. Le lieu de détention était une cellule du sous-sol de deux mètres sur
trois, avec une
ampoule électrique de 250 watts qui est restée allumée tout au long de
ses 10 mois de
détention.
6. Le plaignant allègue que pendant toute cette période, les facilités
de toilette lui ont été
refusées et qu’il a fait l’objet de torture physique et morale.
7. Il indique qu’il a fui le pays le 10 novembre 1997 vers l’Ouganda où
il a initialement
demandé l’asile politique qui lui a été refusé.
8. Le plaignant allègue que ne pouvant obtenir aucune protection en Ouganda,
il a dû
quitter ce pays pour la République Démocratique du Congo (RDC) en mars
1998 où
il réside à ce jour.
9. Il affirme qu’il habite à Aru, au nord-est de la République Démocratique
du Congo.
10. Il soutient également que jusqu’au mois d’août 1998, lorsque la guerre
a éclaté en
RDC, il bénéficiait du Programme d’assistance du Haut Commissariat des
Nations
Unies pour les Réfugiés (HCR).
11. Depuis l’éclatement de cette guerre qui a entraîné l’évacuation du
personnel du
HCR, il vit dans des conditions épouvantables et désespérées.
La Plainte:
Le plaignant allègue la violation des articles 5, 6, 9, 10 et 12 de la
Charte.
Procédure:
12. A sa 26ème Session ordinaire tenue à Kigali, Rwanda, la Commission
a décidé d’être
saisie de la communication et a demandé au Secrétariat de le notifier aux
parties
13. Le 18 janvier 2000, des lettres ont été envoyées aux parties leur notifiant
la décision
de la Commission.
14. Le 23 mai 2000, au cours de la 27ème session ordinaire tenue en Algérie,
le
Secrétariat de la Commission a reçu une lettre du plaignant par laquelle
il affirme,
entre autres, qu’il vit à Kampala depuis novembre 1999 pour des raisons
médicales.
En outre, il informe la Commission des misères qu’il a vécues en République
Démocratique du Congo, où il a été kidnappé et obligé de travailler comme
informaticien pour les rebelles à Kisangani.
15. A sa 27ème session ordinaire tenue en Algérie, la Commission a examiné
l’affaire et l’a
déclarée recevable. Elle a demandé aux parties de lui transmettre des informations
sur
le fond de l’affaire.
16. Le 12 juillet 2000, le Secrétariat a communiqué aux parties la décision
de la
Commission.
DROIT:
Recevabilité:
17. La recevabilité des communications soumises conformément à l’Article
55 de la
charte est régie par les conditions énoncées à l’Article 56 de ladite charte.
La
disposition qui s’applique dans ce cas particulier est celle de l’Article
56 (5) de la
Charte qui stipule notamment : ”les communications … reçues à la commission
et
relatives aux droits de l’homme et des peuples doivent pour être examinées…
être
postérieures à l’épuisement des recours internes s’ils existent, à moins
qu’il ne soit
manifesté à la Commission que la procédure de ces recours se prolonge de
façon
anormale…”
18. Dans cette affaire les faits se présentent comme suit :
Le plaignant ne se trouve plus en République du Kenya ;
Cette situation ne dépend pas de sa volonté – il a été obligé de fuir le
pays en raison de ses opinions politiques et de ses activités au sein
de
l’Union des Etudiants ;
Dans une lettre datée du 30 octobre 1999, écrite par un certain M. Tane
Tamba, Chef du Bureau auxiliaire du Haut Commissariat des Nations
Unies pour les réfugiés, il est indiqué que le plaignant ”a le statut de
réfugié aux termes du mandat du HCR conformément aux dispositions
de la Convention de l’OUA du 10 septembre 1969 auxquelles il satisfait”.
19. Se basant sur sa jurisprudence (voir communication 215/98 – Rights
International
c/Nigeria), la Commission estime que le plaignant ne dispose d’aucune voie
de
recours interne étant donné qu’il a fui la République Démocratique du Congo
parce
qu’il craignait pour sa vie et aussi parce que le Bureau du Haut Commissariat
des
Nations Unies pour les Réfugiés lui reconnaît le statut de Réfugié. En
conséquence,
et se fondant sur le principe de l’épuisement des voies de recours internes,
la
Commission a déclaré la communication recevable.
Le Fond:
20. Le plaignant allègue qu’avant sa fuite, il a été arrêté et détenu sans
jugement pendant
10 mois dans les cellules du fameux sous-sol du siège du Département des
Services
secrets de Nairobi.
21. L’Etat partie défendeur ne récuse pas cette affirmation. En fait, il
n’a pas donné suite
aux nombreuses requêtes envoyées par le Secrétariat de la Commission. Dans
ce cas
et compte tenu du précédent lien établi sur cette affaire, la Commission
accepte les
faits avancés par le plaignant comme éléments de l’affaire et déclare que
l’Etat
défendeur a violé l’Article 6 de la charte qui stipule :
“Tout individu a droit à la liberté et à la sécurité de sa personne. Nul
ne peut être
privé de sa liberté sauf pour des motifs et dans des conditions préalablement
déterminés
par la loi ; en particulier nul ne peut être arrêté ou détenu arbitrairement”.
22. Le plaignant affirme que le lieu de détention était équipé d’une ampoule
électrique de
250 watts qui est restée allumée tout au long de ses 10 mois de détention,
que les
facilités de toilettes lui ont été refusées et qu’il a fait l’objet de
torture physique et
morale.
23. La Commission estime que les conditions susvisées auxquelles le plaignant
a été
soumis enfreignent l’obligation faite à l’Etat défendeur de garantir le
droit au respect
du plaignant ainsi que son droit à ne pas être soumis à un traitement inhumain
et
dégradant en vertu de l’Article 5 de la Charte qui stipule :
“Tout individu a droit au respect de la dignité inhérente à la personne
humaine et à la
reconnaissance de sa personnalité juridique. Toutes formes d’exploitation
et
d’avilissement de l’homme, notamment l’esclavage, la traite des personnes,
la torture
physique ou morale et les peines ou les traitements cruels, inhumains ou
dégradants sont
interdites”.
24. Ces conditions et traitements sont également énoncés dans l’ensemble
des principes
des Nations Unies pour la protection des personnes soumises à une forme
quelconque de détention ou d’emprisonnement, notamment les Principes 1
et 6.
25. Le Principe premier stipule :
Toute personne soumise à une forme quelconque de détention ou d’empoissonnement
est
traitée avec humanité et avec le respect de la dignité inhérente à la personne
humaine.
Par ailleurs le Principe 6 stipule :
Aucune personne soumise à une forme quelconque de détention ou d’emprisonnement
ne sera soumise à la torture ni à des peines ou traitement cruels, inhumains
ou
dégradants.
Aucune circonstance ne peut être invoquée pour justifier la torture ou
le traitement
cruel, inhumain ou dégradant.
26. Même si le plaignant revendique la violation de son droit à ne pas
être soumis à la
torture, il n’a pas apporté d’éléments de preuve. Faute de telles informations,
la
Commission ne peut alléguer d’une violation.
27. Le plaignant allègue qu’il a été forcé de fuir son pays en raison de
ses opinions
politiques. Il donne des détails sur les circonstances qui ont engendré
des tensions
dans ses relations avec le gouvernement. L’Article 9 de la Charte stipule
:
(1) Toute personne a droit à l’information;
(2) Toute personne a le droit d’exprimer et de diffuser ses opinions dans
le
cadre des lois et règlements.
28. La disposition susvisée garantit à tout un chacun le droit à la liberté
d’expression
dans le cadre des lois et des règlements. Il en découle que si ces opinions
sont
contraires aux lois et règlements établis, l’individu ou le gouvernement
concerné à le
droit de demander réparation auprès d’un tribunal. Elle est l’essence de
la loi sur la
diffamation. Dans ce cas particulier, la procédure n’a pas été suivie.
Le
gouvernement a plutôt choisi d’arrêter et de détenir le plaignant sans
jugement et
de le soumettre à une série de traitements inhumains et dégradants. Il
s’agit pour la
Commission d’une violation de l’Article 9 de la Charte.
29. Le plaignant estime qu’ayant été victime de persécution politique,
il a été privé du
droit de libre association garanti par l’Article 10 de la Charte. La Commission
note
qu’avant sa fuite il était responsable de l’Union des Etudiants.
30. L’Etat défendeur n’a pas récusé ce fait. En conséquence, la Commission
estime que
les persécutions dont le plaignant a été l’objet ainsi que sa fuite vers
la République
Démocratique du Congo ont gravement compromis ses chances de jouir de son
droit d’association garantit en vertu de l’Article 10 de la Charte qui
stipule :
“ Toute personne a le droit de constituer librement des associations avec
d’autres,
sous réserve de se conformer aux règles édictées par la loi ”.
31. Le plaignant affirme que son droit à la libre circulation a été violé.
Compte tenu des
circonstances qui ont entouré cette affaire, la Commission estime que la
requête a
été bien étayée et en conséquence déclare que l’Etat défendeur est en violation
avec
l’Article 12 de la Charte qui stipule:
(1) “ Toute personne a le droit de circuler librement et de choisir sa
résidence à l’intérieur d’un
Etat, sous réserve de se conformer aux règles édictées par la loi ”.
(2) “ Toute personne a le droit de quitter tout pays, y compris le sien,
et de revenir dans son
pays. Ce droit ne peut faire l’objet de restrictions que si celles-ci sont
prévues par la loi,
nécessaires pour protéger la sécurité nationale, l’ordre public, la santé
ou la moralité
publiques ”.
Pour ces raisons, la Commission:
Déclare la République du Kenya a violé les Articles 5, 6, 9, 10 et 12 (1)
et (2) de la Charte
Africaine des Droits de l’Homme et des Peuples.
Invite le gouvernement de la République du Kenya à faciliter le retour
en toute sécurité
du plaignant au KENYA s’il le désire.
Fait à la 28è session ordinaire à Cotonou, Bénin, le 6 novembre 2000.