Convention Abbreviation: CAT
Trente-cinquième session
7 - 25 novembre 2005
Décision du Comité contre la Torture en vertu de l'article 22
de la Convention contre la Torture et Autres Peines
ou Traitements Cruels, Inhumains ou Dégradants
- Trente-cinquième session -
Communication No 247/2004
Au nom de: A. A.
État partie: Azerbaïdjan
Date de la requête: 28 février 2004 (date de la lettre initiale)
Le Comité contre la torture, institué en application de l'article 17 de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants,
Réuni le 25 novembre 2005,
Ayant achevé l'examen de la requête no 247/2004, présentée par A. A. en vertu de l'article 22 de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants,
Ayant tenu compte de toutes les informations qui lui ont été communiquées par le requérant, son conseil et l'État partie,
Adopte ce qui suit:
1.2 L'Azerbaïdjan est devenu partie à la Convention le 16 août 1996 (date de son adhésion) et a fait la déclaration prévue à l'article 22 le 4 février 2002.
Rappel des faits
2.1 Le requérant était inspecteur de police. Le 24 août 1994, il a été reconnu coupable de meurtre, de détention et de port illégaux d'armes, de destruction volontaire de biens publics, de meurtre avec circonstances aggravantes et de tentative de meurtre. Il a été condamné à mort par la Cour suprême d'Azerbaïdjan et n'aurait pas eu le droit de faire recours contre cette décision. Le requérant affirme que les garanties d'une procédure régulière n'ont pas été respectées lors de son procès qui a été entaché d'irrégularités, les autorités cherchant à venger le meurtre d'un policier. Il explique aussi que deux des trois personnes qui composaient le tribunal (les «assesseurs populaires») ont refusé de contresigner sa condamnation à mort.
2.2 Après sa condamnation, le requérant a été placé dans le quartier des condamnés à mort à la prison Baylovskaya (Bakou) où il dit avoir partagé une cellule de 6 m² avec «cinq ou six» autres prisonniers eux aussi condamnés à mort. Comme il n'y avait qu'une seule couchette, les détenus devaient dormir à tour de rôle. La fenêtre de la cellule était obstruée par des plaques métalliques empêchant la lumière de pénétrer; la cellule n'était équipée que d'une seule ampoule de faible intensité, allumée 24 heures sur 24.
2.3 Selon le requérant, le 1er octobre 1994, un groupe de prisonniers s'est évadé de la prison Baylovskaya. (2) Le même jour, le procureur responsable des établissements pénitentiaires aurait informé les agents du personnel pénitentiaire qu'ils étaient autorisés à frapper (à mort) tous les détenus «placés sous sa responsabilité». Après quoi, les conditions de détention ont empiré. Aucune promenade n'a été autorisée entre 1994 et 1998. De 1994 à 1996, les détenus étaient obligés de faire leur toilette dans leur cellule même, faute de salles d'eau; une salle d'eau collective n'a été installée qu'à l'été de 1996; les douches étaient alors autorisées tous les 20 à 30 jours, de 10 à 15 minutes par cellule. Le requérant déclare que plus de 70 détenus condamnés à mort sont décédés pendant qu'il se trouvait dans le quartier des condamnés à mort entre 1994 et 1998, à cause de l'aggravation des conditions de détention.
2.4 Le requérant explique que malgré le règlement pénitentiaire qui autorisait une visite de la famille et un colis de 5 kilos par mois en réalité − et surtout après l'évasion d'octobre 1994 − les visites et les colis étaient «irréguliers».
2.5 Selon le requérant, au moment de l'appel du matin, tous les détenus devaient quitter leur cellule et rester debout devant la porte menant aux locaux en sous-sol du peloton d'exécution. Pendant qu'il était détenu dans le quartier des condamnés à mort, les salles d'exécution ont d'ailleurs été nettoyées sept ou huit fois; à chaque fois, l'administration disait se préparer à une série d'exécutions.
2.6 Le requérant affirme que, malgré la loi selon laquelle les anciens policiers devaient être détenus à part, il a été mêlé à des délinquants de droit commun. On aurait essayé de le tuer pendant son sommeil et ses compagnons de cellule l'auraient passé à tabac à deux reprises.
2.7 Le requérant explique qu'après l'«évasion» de 1994 et jusqu'en mars 1995, aucun médecin ne s'est rendu dans le quartier des condamnés à mort. Les prisonniers malades n'étaient pas détenus séparément, les interventions avaient lieu dans de mauvaises conditions et plusieurs détenus étaient morts des suites de soins médicaux inappropriés.
2.8 Le requérant ajoute qu'au lendemain de l'«évasion» de 1994, les détenus ont été privés d'eau et de nourriture; lorsque les distributions ont repris, les rations étaient réduites de moitié. La nuit, la température tombait en dessous de 16 °C, pourtant on n'avait pas distribué de couvertures aux détenus entre octobre 1994 et janvier 1995; les couvertures n'avaient fait leur apparition qu'après une intervention du Comité international de la Croix-Rouge.
2.9 Le requérant donne des détails sur les mauvais traitements infligés aux détenus de 1994 à 1996: lors de l'appel du matin, les détenus devaient quitter leur cellule un par un et étaient frappés (à l'aide de gourdins, de matraques de policiers et de câbles électriques notamment) jusqu'à ce qu'ils s'évanouissent et tombent à terre. Quelque 45 détenus auraient perdu la vie dans ces conditions.
2.10 En mai 1996, l'administration pénitentiaire a découvert, dissimulés dans la cellule du requérant, des documents dans lesquels il consignait les actes des autorités de la prison contre lui et le nom des personnes qui étaient décédées dans le quartier des condamnés à mort des suites de torture et de mauvais traitements. Il a été passé à tabac et on lui a confisqué stylos et papier. En septembre 1996, une délégation du Gouvernement a inspecté la prison. Alors que quelques détenus seulement avaient émis des plaintes, d'importance mineure, par crainte de représailles, tous ceux qui avaient fait l'objet d'une condamnation à la peine capitale ont été passés à tabac après le départ des inspecteurs.
2.11 En octobre 1996, le chef des gardiens aurait passé à tabac tous les détenus pour «célébrer» le deuxième anniversaire de l'évasion de 1994. Le requérant aurait été frappé pendant une heure et demie.
2.12 À l'automne de 1996, un détenu qui avait été libéré aurait rencontré la mère du requérant à laquelle il aurait décrit les conditions dans lesquelles son fils était détenu. Celle-ci a alors déposé plainte auprès des autorités pénitentiaires. Après quoi, le requérant a été roué de coups, menacé de mort et contraint de signer une déclaration réfutant les allégations de sa mère.
2.13 Au début de l'année 1997, on a découvert une autre liste de détenus décédés dans la cellule du requérant; on l'a à nouveau roué de coups et condamné à trois jours d'isolement avec ses codétenus.
2.14 Après la commutation de sa peine en 1998, le requérant aurait été détenu «au cachot» pendant encore six mois au cours desquels il n'aurait pas pu voir sa famille.
2.15 Le requérant affirme que pour les raisons exposées ci-dessus il n'a pas pu et en fait a été empêché d'épuiser toutes les voies de recours internes:
− En octobre et en décembre 2002, plusieurs détenus qui exécutaient des peines d'emprisonnement à perpétuité à la prison de Gobustan, dont le requérant, ont déposé des plaintes auprès du tribunal de district de Gardaksy et de la cour d'appel pour dénoncer les conditions déplorables de détention et les mauvais traitements auxquels ils étaient soumis. Mais les tribunaux ont refusé d'examiner ces plaintes au motif que la signature des plaignants n'avait pas été certifiée conforme par les autorités pénitentiaires. De nombreux détenus comme le requérant lui-même n'ont jamais reçu de réponse des tribunaux;
− La Médiatrice a visité la prison à plusieurs reprises, mais bien que le requérant eût demandé à la voir il n'avait pas pu la rencontrer.
2.17 Au dire du requérant, il n'a pas été hospitalisé pendant sa détention. Il est passé devant une commission médicale le 15 novembre 2003. Le 7 janvier 2004, il a reçu les résultats de l'examen médical et le diagnostic de la commission: «névrose provoquée par la situation de l'intéressé, éléments de psychopathie». Le requérant affirme que, le 8 janvier 2004, lorsqu'il a pris connaissance de son dossier médical, il s'est aperçu qu'il contenait de nouvelles fiches et que les informations qui figuraient dans son ancien dossier avaient disparu. Ainsi, d'après lui, on n'avait gardé aucune trace des maladies dont il avait souffert entre 1994 et 2002 (hémorroïdes, rhumatisme, névrose, «crises» et attaque cérébrale en 1999). (3) Le requérant fait valoir que l'on a retiré cette fiche de son dossier médical pour l'empêcher de demander réparation pour les maladies dont il avait été atteint.
2.18 Le requérant a adressé à la Cour européenne des droits de l'homme une requête (no 34132/03 du 29 octobre 2003), déclarée irrecevable en date du 29 avril 2005. Cependant, selon lui, les allégations portées devant la Cour européenne touchent uniquement à la période qui a suivi les faits dénoncés dans la présente requête, c'est-à-dire qu'elles sont postérieures au 10 février 1998. (4)
Teneur de la plainte
3.1 Le requérant fait valoir que le traitement inhumain et dégradant et les conditions de détention auxquels il a été soumis, ainsi que le traitement subi alors qu'il était dans le quartier des condamnés à mort (1994-1998) constituent une violation des articles 1 (par. 1) et 2 de la Convention.
3.2 Les paragraphes 1 et 3 de l'article 2 auraient aussi été violés car les cellules où le requérant a été détenu auraient abrité deux à quatre fois plus de détenus que prévu et que, alors qu'il avait été dans la police, il était détenu avec des prisonniers de droit commun.
3.3 Selon le requérant, en violation de l'article 12 de la Convention, les autorités n'ont pas procédé immédiatement à une enquête impartiale sur le décès de détenus en attente d'exécution, chaque fois qu'il y avait «des motifs raisonnables de croire» qu'ils étaient décédés des suites de torture et de traitements cruels aux mains des autorités pénitentiaires.
3.4 Enfin, le requérant invoque la violation de l'article 13 parce que l'État partie n'a pas pu garantir l'examen impartial des allégations de torture et de traitements cruels.
Observations de l'État partie sur la recevabilité
4.1 En date du 19 juillet 2004, l'État partie a contesté la recevabilité de la requête. Il rappelle qu'il a reconnu la compétence du Comité pour examiner des communications présentées par des particuliers le 4 février 2002 et que le Comité est donc habilité à examiner uniquement celles qui ont été présentées contre l'Azerbaïdjan après cette date. En conséquence, l'État partie juge la requête irrecevable.
Observations du requérant
5.1 Par une lettre datée du 6 novembre 2004, le requérant admet que les faits dont il se plaint se sont produits avant que l'État partie accepte la compétence du Comité pour examiner des plaintes portées contre lui par des particuliers. Toutefois selon lui, la règle ratione temporis ne s'applique pas si les violations se sont poursuivies après la date de l'entrée en vigueur de la procédure pour l'État partie. À titre d'exemple il renvoie à la jurisprudence du Comité des droits de l'homme (affaire E. et A. K. c. Hongrie, communication no 520/1992, décision d'irrecevabilité adoptée le 7 avril 1994, par. 6.4).
5.2 Concernant la question de l'épuisement des recours internes, le requérant réaffirme qu'il n'a pas confiance dans l'efficacité des procédures dans l'État partie. À l'appui de ses craintes, il cite le cas de cinq anciens condamnés à mort qui ont eu droit à un nouveau procès en 2002-2004. Tous se seraient plaints de torture et de mauvais traitements en cours de détention, mais les tribunaux n'auraient fait aucun cas de leurs griefs et auraient confirmé leur condamnation à l'emprisonnement à perpétuité. (5)
5.3 Selon le requérant, en 2004, un prisonnier qui exécutait une peine d'emprisonnement à perpétuité a demandé réparation pour la tuberculose qu'il avait contractée pendant sa détention dans le quartier des condamnés à mort de 1996 à 1998 et pour avoir été détenu dans une cellule surpeuplée avec des prisonniers atteints de tuberculose. Il a été débouté en première instance et en appel (cassation). (6)
Délibérations du Comité
6.1 Avant d'examiner toute plainte contenue dans une requête, le Comité contre la torture doit, conformément à l'article 22 de la Convention, décider si la requête est ou n'est pas recevable au sens de la Convention.
6.2 Le Comité a pris note, tout d'abord des allégations du requérant (voir par. 3.3 ci-dessus) selon lesquelles les autorités de l'État partie n'ont jamais enquêté sur les informations faisant état de décès de prisonniers condamnés à mort. Il rappelle qu'il ne peut examiner des plaintes que si elles sont présentées par les victimes présumées, des parents proches ou un représentant dûment mandaté pour agir au nom des victimes. En l'espèce, le requérant n'avait pas apporté la preuve qu'il était habilité à agir au nom de l'une quelconque des autres victimes présumées. En conséquence, le Comité estime que cette partie de la requête est irrecevable en vertu du paragraphe 2 c) de l'article 98 de son règlement intérieur. (7)
6.3 Pour ce qui est des autres griefs, le Comité rappelle que l'État partie a contesté la recevabilité de la requête au motif que les faits de la cause s'étaient produits avant le 4 février 2002, date à laquelle il a accepté la compétence du Comité pour examiner des communications présentées par des particuliers au titre de l'article 22 de la Convention. Le requérant a réfuté cette assertion en invoquant la doctrine de la «persistance des effets».
6.4 Le Comité rappelle que les obligations que l'État partie souscrit en vertu de la Convention le lient à compter de la date où celle-ci entre en vigueur à son égard. (8) Il estime toutefois qu'il peut examiner des griefs portant sur des violations constituées par des faits qui se sont produits avant que l'État partie ne déclare reconnaître la compétence du Comité pour recevoir et examiner des communications individuelles faisant état de violations de la Convention (c'est-à-dire avant que la déclaration prévue à l'article 22 ne prenne effet en l'espèce le 4 février 2002), si les effets de ces violations continuaient de se faire sentir après l'entrée en vigueur de la déclaration prévue à l'article 22 et constituaient en soi une violation de la Convention. La persistance d'une violation doit être interprétée comme la prolongation, après la formulation de la déclaration, par des actes ou de manière implicite, des violations antérieures de l'État partie.
6.5 Le Comité a noté qu'en l'espèce les allégations de violation des articles 1, 2 et 13 de la Convention (voir par. 3.1, 3.2 et 3.4 ci-dessus) se rapportent toutes à des faits survenus avant la reconnaissance par l'État partie de la compétence du Comité pour examiner des plaintes individuelles. Selon le requérant toutefois, ces violations présumées ont eu des effets qui ont continué de se faire sentir après que l'État partie eut fait la déclaration prévue à l'article 22.
6.6 Le Comité a également noté que le requérant avait adressé à la Cour européenne des droits de l'homme une requête concernant des événements qui s'étaient produits après le 10 février 1998, lesquels d'après lui peuvent être clairement distingués des questions soumises au Comité. Cette requête a été déclarée irrecevable le 29 avril 2005. La Cour européenne a notamment conclu que les griefs de mauvais traitements dans le quartier des condamnés à mort avancés par le requérant, qui sont identiques aux griefs objet de la présente requête, étaient irrecevables. (9)
6.7 Dans ce contexte, le Comité rappelle qu'en vertu du paragraphe 5 a) de l'article 22 de la Convention, il n'examinera aucune communication reçue d'un particulier sans s'être assuré que la même question n'a pas été examinée ou n'est pas en cours d'examen devant une autre instance internationale d'enquête ou de règlement; pour le Comité, un examen par la Cour européenne des droits de l'homme constitue bien un examen par une instance visée dans cette disposition.
6.8 Le Comité considère qu'une communication a été examinée ou est en cours d'examen devant une autre instance internationale d'enquête ou de règlement si l'examen par cette instance porte sur la «même question» au sens du paragraphe 5 a) de l'article 22, ce qui doit être compris comme une identité de parties, de faits et de contenu des droits. Il relève que la requête no 34132/03 a été soumise à la Cour européenne par la même personne, portait sur les mêmes faits et concernait, du moins en partie, les mêmes droits que ceux qui sont invoqués dans la présente communication.
6.9 Ayant conclu que la «même question» était l'objet de la requête soumise à la Cour européenne par le requérant et vu qu'elle a été examinée et déclarée irrecevable, le Comité estime que les conditions prescrites au paragraphe 5 a) de l'article 22 sont remplies dans la présente affaire. Dans ces circonstances, il décide qu'il n'est pas nécessaire d'examiner les deux autres motifs d'irrecevabilité, c'est-à-dire ratione temporis et pour non-épuisement des recours internes.
7. En conséquence, le Comité contre la torture décide:
a) Que la requête est irrecevable;
b) Que la présente décision sera communiquée à l'État partie et au requérant.
_________________________________
[Adopté en anglais (version originale), en espagnol, en français et en russe. Paraîtra ultérieurement en arabe et en chinois dans le rapport annuel du Comité à l'Assemblée générale.]
1. Initiales modifiées à la demande du requérant.
2. Dans sa requête, le requérant renvoie aux événements d'octobre 1994 en parlant indifféremment d'«évasion» et de «tentative d'évasion». Il semble toutefois qu'une dizaine de détenus ont pris la fuite
3. Selon le requérant, la fiche médicale de son compagnon de cellule, G., qui avait souffert de différentes maladies, de tuberculose notamment, était complètement vierge.
4. La Convention européenne des droits de l'homme est entrée en vigueur pour l'Azerbaïdjan le 15 avril 2002.
5. Selon l'auteur, il est arrivé une fois seulement qu'une peine d'emprisonnement à perpétuité soit commuée en 15 ans d'emprisonnement, suite à la décriminalisation d'une infraction.
6. Il est toutefois ajouté que la Cour suprême ne s'était pas prononcée sur cette affaire parce que le plaignant, après avoir été gracié et libéré, avait quitté le pays.
8. Voir O. R., M. M. et M. S. c. Argentine, communications nos 1, 2 et 3/1998, décision d'irrecevabilité adoptée en novembre 1989.
9. Le Comité a noté que la Cour européenne, agissant par l'intermédiaire d'un comité de trois juges, avait déclaré la requête irrecevable pour deux motifs: a) en partie pour non-épuisement des recours internes (art.3, 8, 14 et 34 de la Convention européenne) et b) en ce qui concerne les autres griefs du requérant, au motif que les informations dont elle était saisie ne faisaient apparaître aucune violation des droits et libertés conférés au requérant par la Convention.