Z.Z. (nom supprimé) c. Canada, Communication No. 123/1998, U.N. Doc. CAT/C/26/D/123/1998 (2001).
Présentée par: Z. Z. (nom supprimé) (représenté par un conseil)
Au nom de: L'auteur
État partie: Canada
Date de la communication: 11 novembre 1998
Le Comité contre la torture , institué conformément à l'article 17 de la
Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains
ou dégradants,
Réuni le 15 mai 2001,
Ayant achevé l'examen de la communication no 123/1998 présentée au Comité
contre la torture en vertu de l'article 22 de la Convention contre la torture
et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants,
Ayant tenu compte de toutes les informations qui lui ont été communiquées
par l'auteur de la communication, son conseil et l'État partie,
Adopte ses constatations au titre du paragraphe 7 de l'article 22 de la
Convention.
1.1 L'auteur de la communication, datée du 11 novembre 1998, est M. Z. Z., de nationalité afghane, né le 8 juillet 1948. Il a été expulsé et renvoyé en Afghanistan le 27 novembre 1998 après avoir été condamné au Canada pour infraction à la législation sur les stupéfiants. Il affirme que son expulsion vers l'Afghanistan constitue une violation, par le Canada, de la Convention. Il est représenté par un conseil.
1.2 Conformément au paragraphe 3 de l'article 22 de la Convention, le Comité
a porté la communication à la connaissance de l'État partie, le 11 décembre
1998, en lui demandant de lui faire part de ses observations concernant la recevabilité
et le fond de la communication.
Rappel des faits présentés par l'auteur
2.1 L'auteur se serait enfui d'Afghanistan en 1977 à l'époque de la guerre avec
l'Union soviétique. Les forces soviétiques avaient tué son frère et il craignait
de subir le même sort. Il s'est rendu en Iran où il est resté deux ans sans
statut légal avant d'aller au Pakistan, où il est également resté deux ans sans
statut légal. Il a ensuite décidé d'aller en Inde où il a demandé à être reconnu
comme réfugié par le HCR. Il dit avoir été reconnu comme réfugié au sens de
la Convention mais n'a conservé aucun document le prouvant. N'ayant ni permis
de travail ni le droit d'étudier, il a alors décidé d'aller rejoindre son autre
frère à qui le statut de réfugié avait été reconnu au Canada.
2.2 L'auteur est arrivé au Canada en 1987 muni d'un faux passeport. À son arrivée
à Montréal, il a demandé l'asile. Sa demande de statut de réfugié, examinée
dans le cadre du programme pour la réduction de l'arriéré des demandes de statut
de réfugié, a été jugée fondée, ce qui lui a permis de demander le statut de
permanent, qu'il a obtenu en 1992.
2.3 Le 29 juin 1995, l'auteur a été reconnu coupable d'importation de stupéfiants
et condamné à 10 ans d'emprisonnement. Le Ministre de la citoyenneté et de l'immigration
a déclaré, le 10 avril 1996, qu'il représentait un danger pour la société canadienne
et qu'il devait dès lors être renvoyé dans son pays d'origine. Le Ministre a
fait valoir que la gravité du délit pour lequel il avait été condamné et ses
effets sur la société l'emportaient sur toute considération d'ordre humanitaire.
L'auteur a tenté d'obtenir une révision de cette décision auprès de la Cour
fédérale mais sa demande a été rejetée.
2.4 Le 4 novembre 1998, lors d'une audience de révision du placement en détention,
l'auteur a été informé qu'il resterait détenu et serait expulsé le 14 novembre
1998. Le même jour, son conseil a adressé, par télécopie, une lettre à l'agent
responsable des expulsions pour lui demander de surseoir à l'expulsion jusqu'à
ce qu'une juste appréciation des risques ait été faite, en produisant à l'appui
de sa demande des documents récents sur la situation en Afghanistan.
2.5 La réponse ayant été négative, l'auteur a sollicité un sursis à l'exécution
de l'arrêté d'expulsion à la section de première instance de la Cour fédérale
en faisant valoir que, en raison de ses origines ethniques, il serait torturé
s'il était renvoyé en Afghanistan. Le 12 novembre 1998, la Cour fédérale a refusé
le sursis. Enfin, le 13 novembre 1998, l'auteur a présenté une demande d'injonction
provisoire à la Cour de justice de l'Ontario afin d'obtenir un sursis. Sa demande
a été rejetée au motif que la question avait déjà été tranchée par la Cour fédérale.
2.6 Dans ses observations au Comité, en date du 11 novembre 1998, l'auteur a
fait valoir, à propos de la question de l'épuisement des recours internes, que
dès que la Cour aurait statué sur sa demande de sursis, tous les recours internes
seraient épuisés.
2.7 L'auteur affirme que l'État partie n'a pas correctement apprécié les risques
lorsqu'il a pris sa décision en avril 1996 et qu'il n'a pas réévalué ceux-ci
ultérieurement alors que d'importants problèmes politiques et en matière de
droits de l'homme s'étaient produits dans le pays vers lequel il devait être
expulsé. Les Taliban sont devenus des acteurs puissants dans la situation politique
qui a de ce fait considérablement changé en Afghanistan.
2.8 L'auteur, de religion sunnite, appartient au groupe ethnique tadjik. La
plus grande partie du territoire afghan est actuellement contrôlée par les Taliban,
qui sont aussi de religion sunnite, mais appartiennent à un groupe ethnique
différent, les Pachtounes.
2.9 L'auteur souligne que l'Afghanistan continue d'être en proie à la guerre
civile et à l'instabilité politique et que les divisions ethniques jouent un
rôle de plus en plus important dans les combats. Les Taliban, qui sont apparus
comme une force politique et militaire en 1994, sont un mouvement islamique
ultraconservateur. En janvier 1997, ils contrôlaient les deux tiers du pays,
y compris Kaboul, la capitale.
2.10 Aux conditions générales d'insécurité créées par le conflit armé interne
entre les Taliban et d'autres factions, s'ajoute le fait que la situation des
droits de l'homme dans le territoire contrôlé par les Taliban est très préoccupante.
Selon l'auteur, il y a une discrimination entre les différents groupes ethniques.
Les Taliban ont arrêté des centaines de personnes de groupes minoritaires en
raison uniquement de leur origine ethnique, notamment des Ouzbeks, des Tadjiks,
des Hazaras, des musulmans chiites et des Turkmènes. L'auteur affirme qu'un
grand nombre de Tadjiks ont été détenus et certains d'entre eux ont disparu.
2.11 L'auteur fait aussi référence à des rapports d'Amnesty International selon
lesquels des gardes taliban ont frappé des personnes en détention et que des
prisonniers condamnés à de longues peines ont été gravement torturés. Il fait
également mention d'un rapport de Human Rights Watch au sujet de l'un des plus
importants massacres de civils qui aient été commis par les Taliban en août
1998, lorsqu'ils ont pris Mazar-el-Sharif, la ville d'origine de l'auteur. Dans
les jours qui ont suivi, les Taliban ont fait des perquisitions et arrêté tous
les Hazaras, Ouzbeks et Tadjiks de sexe masculin. De plus, la prison de la ville
étant surpeuplée, des milliers de détenus ont été transférés dans d'autres villes
dans de grands camions pouvant contenir 100 à 150 personnes. On sait que lors
de deux voyages, presque tous les hommes transportés sont morts d'asphyxie ou
de chaud.
Teneur de la plainte
3.1 Quand il a envoyé sa communication, l'auteur a fait valoir qu'il courait
un risque grave d'être torturé s'il était renvoyé en Afghanistan et que la décision
de l'expulser vers ce pays constituerait donc une violation de l'article 3 de
la Convention. Il a ajouté qu'aucun fonctionnaire compétent de l'État partie
n'avait correctement apprécié le risque pour lui. En conséquence, la Convention
a été violée tant sur le fond que sur le plan de la procédure.
3.2 L'auteur rappelle que l'interdiction expresse d'expulsion lorsqu'il y a
un risque que la personne soit torturée est explicitement énoncée à l'article
3 de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels,
inhumains ou dégradants. Pour déterminer si cet article est applicable, le Comité
devrait vérifier s'il existe un ensemble de violations systématiques, flagrantes
ou massives des droits de l'homme dans le pays en cause et si l'auteur risque
personnellement d'être soumis à la torture; ce risque personnel peut tenir à
la personnalité de l'intéressé ou au groupe social auquel il appartient (1).
Observations de l'État partie concernant la recevabilité et le
fond
4.1 Dans une note datée du 14 décembre 1999, l'État partie a fait part au Comité
de ses observations tant sur la recevabilité que sur le fond de l'affaire.
Concernant la recevabilité
4.2 L'État partie déclare que la communication est irrecevable car les recours
internes disponibles selon l'alinéa b du paragraphe 5 de l'article
22 de la Convention et l'article 91 du règlement intérieur n'ont pas été épuisés.
Il souligne que l'épuisement des recours internes disponibles, avant de former
un recours devant un organe international, est un principe fondamental du droit
international. Ce principe offre à l'État la possibilité, avant que sa responsabilité
internationale ne soit engagée, de procéder au redressement interne de tous
torts qui auraient pu être causés.
4.3 Aux termes de la loi sur l'immigration, il suffit qu'une personne ait des
arguments relativement défendables ou que son cas soulève une question sérieuse
pour que lui soit accordée l'autorisation de saisir la section de première instance
de la Cour fédérale d'une demande de contrôle juridictionnel d'une décision
prise.
4.4 L'État partie fait observer que le Comité ainsi que d'autres organes internationaux
considèrent le contrôle juridictionnel comme une voie de recours utile. Dans
l'affaire M. A. c . Canada (CAT/C/14/D/22/1995), l'auteur
s'était vu accorder le statut de réfugié mais il avait ensuite été reconnu comme
étant une menace pour la sécurité du Canada de sorte qu'il avait dû être expulsé.
Sa communication a été déclarée irrecevable parce qu'il avait déposé une demande
de contrôle juridictionnel de la décision d'expulsion. La Cour européenne des
droits de l'homme a une jurisprudence analogue (2) et estime
que le contrôle juridictionnel est une voie de recours suffisamment efficace
dans les affaires relatives aux demandes d'asile.
4.5 En l'espèce, la demande de contrôle juridictionnel de l'avis du Ministre, selon laquelle l'auteur constituait un danger pour la société, dont l'auteur a saisi la section de première instance de la Cour fédérale, a été rejetée le 8 septembre 1997. Le 5 novembre 1998, l'auteur a fait appel devant la section de première instance de la Cour fédérale de la décision de l'agent chargé des expulsions de ne pas différer l'expulsion. Il a ensuite soumis la présente communication au Comité le 11 novembre 1998 avant que la Cour fédérale n'ait pu examiner sa demande.
4.6 Par ailleurs, la demande de contrôle juridictionnel n'était pas valable
du fait qu'il n'avait pas présenté de dossier dans les délais prescrits. À cet
égard, l'État partie fait de nouveau référence à la jurisprudence de la Cour
européenne des droits de l'homme, selon laquelle les plaignants doivent respecter
et suivre les procédures internes, y compris en ce qui concerne les délais,
avant de présenter une plainte à un organe international (3).
4.7 L'État partie fait valoir que la Cour fédérale aurait pu examiner l'affaire
si la demande du 5 novembre 1998 avait été présentée dans les temps et si l'autorisation
avait été accordée, ce qui aurait pu conduire à un réexamen de l'affaire.
4.8 L'auteur a également intenté une action devant la section de première instance
de la Cour fédérale contestant la constitutionnalité de la disposition en vertu
de laquelle la possibilité de demander protection en tant que réfugié lui a
été refusée. Il a également affirmé que la loi sur l'immigration et la procédure
d'immigration étaient contraires à la Charte canadienne des droits et libertés
parce que ni cette loi, ni cette procédure n'exigent qu'une appréciation des
risques soit faite. Toutefois, l'auteur n'a pas poursuivi son action qui, au
moment où les présentes observations ont été établies, était toujours pendante.
Il aurait pu demander à son avocate d'agir en son nom. L'État partie fait valoir
à cet égard que l'expulsion de l'auteur n'annule ni ses droits ni les actions
en cours.
4.9 L'État partie fait observer également que l'auteur aurait pu demander que
son cas soit examiné d'un point de vue humanitaire. Il est fait référence à
l'affaire X. c. Suède dans laquelle le Comité a conclu que
ce genre de demande constituait une voie de recours utile car la Commission
de recours dans l'affaire en question avait compétence pour accorder aux auteurs
un permis de séjour (4) . L'auteur avait la possibilité de
recourir à cette option avant son expulsion et ce sans limite de temps.
4.10 L'État partie estime que les recours susmentionnés sont des recours utiles
au sens du paragraphe 5 de l'article 22 de la Convention. L'auteur aurait donc
dû les utiliser avant de saisir le Comité et il n'a pas agi avec la diligence
voulue en s'abstenant de le faire.
Concernant le fond
4.11 En ce qui concerne le risque encouru par l'auteur, l'État partie renvoie
au principe énoncé par le Comité dans l'affaire Seid Mortesa Aemei
c. Suisse (5) , selon lequel il doit déterminer «
s'il existe des motifs sérieux de croire que [l'auteur] risquerait d'être
soumis à la torture s'[il était renvoyé dans son pays] » et « si l'intéressé
risquerait personnellement d'être soumis à la torture » . Il rappelle
également que c'est l'auteur qui a la charge de prouver qu'il existe des motifs
sérieux de croire qu'il risquerait personnellement d'être soumis à la torture.
4.12 L'État partie soutient que les dispositions de l'article 3 prévoyant, conformément
à la jurisprudence du Comité, une protection absolue, indépendamment du comportement
antérieur de l'auteur, le risque éventuel doit être apprécié de manière particulièrement
rigoureuse. À cet égard, il renvoie à un arrêt de la Cour européenne des droits
de l'homme qui précise, au sujet de l'article 3 de la Convention européenne
des droits de l'homme, qu'«en vue d'apprécier l'existence, à l'époque considérée,
d'un risque de traitements contraires à l'article 3, la Cour se doit d'appliquer
des critères rigoureux, eu égard au caractère absolu de cette disposition» (6).
4.13 L'État partie affirme que pour déterminer si l'auteur risque d'être soumis
à la torture, les facteurs ci-après doivent être pris en compte: a) l'existence,
dans l'État intéressé, d'un ensemble de violations systématiques des droits
de l'homme, graves, flagrantes ou massives; b) le fait que l'auteur ait pu être
torturé ou maltraité par un agent de la fonction publique, ou avec son consentement;
c) le fait que la situation mentionnée à l'alinéa a ci-dessus ait
pu changer; d) le fait que l'auteur ait pu participer à des activités politiques
ou autres, à l'intérieur ou à l'extérieur de l'État concerné, susceptibles de
lui faire courir un risque particulier d'être torturé.
4.14 Contrairement à ce qu'affirme l'auteur, l'État partie souligne que les
risques qu'il courait en retournant en Afghanistan ont été évalués par le Ministère
de la citoyenneté et de l'immigration lorsqu'il a examiné la question de savoir
si l'auteur représentait un danger pour la société, en avril 1996. Dans la jurisprudence
(7) invoquée par l'auteur à l'appui de ses arguments, les
requérants n'ont pas toujours eu gain de cause et certaines affaires font maintenant
l'objet de recours devant la Cour d'appel fédérale. Par ailleurs, l'État partie
déclare qu'il n'appartient pas au Comité de mettre en cause ses procédures internes
en matière d'appréciation des risques. Enfin, la section de première instance
de la Cour fédérale s'est également penchée sur l'évaluation des risques qui
avait été faite, lorsque l'auteur lui a demandé de surseoir à son expulsion.
4.15 L'État partie estime que l'auteur n'a pas suffisamment démontré qu'il risquait
personnellement d'être torturé à cause de son origine ethnique. S'il est indéniable
que des violations des droits de l'homme sont commises par les Taliban, rien
n'indique que les Tadjiks soient particulièrement visés. L'État partie fait
référence à des informations émanant de la Direction de recherche de la Commission
de l'immigration et du statut de réfugié du Canada, selon lesquelles les persécutions
visent plutôt les Hazaras chiites et les turcophones sympathisants du général
Dostam. La même source d'information souligne que «les personnes soupçonnées
de soutenir l'Alliance du Nord sont en général étroitement surveillées par les
forces de sécurité des Taliban. Les personnes visées par les Taliban ne le sont
pas au premier chef pour leur appartenance ethnique [...]; cependant, les Tadjiks
qui vivent sous le régime taliban sont vigilants et ne s'aventurent dans les
rues de Kaboul qu'avec prudence». En outre, selon le rapport, les Tadjiks peuvent
vivre librement et en toute sécurité dans le nord de l'Afghanistan et ceux qui
vivent sur le territoire contrôlé par les Taliban ne sont pas systématiquement
surveillés par ces derniers. Il n'est pas non plus établi que les Taliban torturent
systématiquement les Tadjiks, et l'auteur reconnaît lui-même dans sa communication
que «la torture ne semble pas être une pratique systématique dans tous les cas».