Marcos Roitman Rosenmann c. Espagne, Communication No. 176/2000, U.N. Doc. CAT/C/28/D/176/2000 (2002).
Requérant : Marcos Roitman Rosenmann
Représenté par : Juan A. Garcés
État partie : Espagne
Date de la requête : 25 octobre 2000
Le Comité contre la torture , institué conformément à l'article 17 de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants,
Réuni le 30 avril 2002,
Ayant achevé l'examen de la requête no 176/2000 présentée au Comité en
vertu de l'article 22 de la Convention contre la torture et autres peines ou
traitements cruels, inhumains ou dégradants,
Ayant tenu compte de toutes les informations qui lui ont été communiquées
par le requérant, son conseil et l'État partie,
Adopte la décision suivante en vertu du paragraphe 7 de l'article 22 de
la Convention.
1. Le requérant est M. Marcos Roitman
Rosenmann, citoyen espagnol d'origine chilienne, professeur de sociologie, résidant
actuellement à Madrid. Il est représenté par un conseil. Il se déclare victime
de violations par l'Espagne du paragraphe 4 de l'article 8, des paragraphes
1 et 2 de l'article 9 et des articles 13 et 14 de la Convention contre la torture
et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants. L'Espagne est
partie à la Convention et a fait la déclaration prévue à l'article 22 le 21
octobre 1987.
Rappel des faits présentés par le requérant
2.1 Le requérant déclare qu'il a été soumis à la torture au Chili à la suite
du coup d'État de septembre 1973. Le 4 juillet 1996, un groupe de personnes
se déclarant victimes d'actes de torture a déposé plainte conformément aux dispositions
applicables en action populaire (art. 19.1 et 20.3 de la loi organique relative
au pouvoir judiciaire, art. 101 et 270 de la loi de procédure criminelle, action
populaire, art. 125 de la Constitution espagnole) auprès du tribunal central
d'instruction relevant de l'Audiencia Nacional (juridiction nationale compétente
en matière pénale, sociale et de contentieux administratif), demandant que des
poursuites pénales soient engagées contre l'ancien chef d'État chilien, le général
Augusto Pinochet, pour violations des droits de l'homme commises au Chili entre
septembre 1973 et mars 1990, y compris pour violations des articles 1, 2, 4
et 16 de la Convention. Le 7 mai 1997, le requérant a comparu devant l'Audiencia
Nacional et a fait des déclarations témoignant d'actes de torture commis au
Chili.
2.2 Le 16 octobre 1998, le général Pinochet, qui s'était rendu au Royaume-Uni
pour suivre un traitement médical et qui se trouvait en convalescence à Londres,
a été placé en détention par les autorités policières du Royaume-Uni en vertu
d'un mandat délivré à la suite de la procédure pénale engagée en Espagne. Après
plus de 16 mois d'actions judiciaires, politiques et diplomatiques, le Ministre
britannique de l'intérieur a autorisé le général Pinochet à retourner au Chili
le 2 mars 2000.
2.3 Le requérant déclare que l'Espagne dispose d'une compétence extraterritoriale
pour les crimes commis contre des citoyens espagnols où que ce soit dans le
monde et qu'en conséquence elle avait le droit et l'obligation d'exiger que
le général Pinochet soit extradé du Royaume-Uni, afin qu'il soit jugé par les
tribunaux espagnols pour crimes commis contre des citoyens espagnols au Chili.
2.4 Le 8 octobre 1999, le Tribunal de première instance de Bow Street au Royaume-Uni
a décidé que le général Augusto Pinochet pouvait être extradé vers l'Espagne.
Le général Pinochet a déposé devant la Haute Cour une demande d'habeas corpus
qui devait être examinée le 20 mars 2000. Entre-temps, le Ministère de l'intérieur,
de sa propre initiative, a demandé un examen médical du général Pinochet, qui
a eu lieu le 5 janvier 2000. Se fondant sur les résultats de cet examen, le
Ministre de l'intérieur a informé les parties le 11 janvier 2000 qu'il envisageait
la possibilité de suspendre la procédure d'extradition pour raisons médicales
et les a invitées à faire leurs observations avant le 18 janvier. Le 13 janvier,
l'Audiencia Nacional, par l'entremise du Ministère espagnol des affaires étrangères,
a informé le Ministère britannique de l'intérieur qu'elle maintenait sa demande
d'extradition. Toutefois, par une note verbale datée du 17 janvier 2000, l'ambassade
d'Espagne à Londres a indiqué que l'Espagne ne ferait pas appel d'une décision
du Ministre de l'intérieur de suspendre la procédure d'extradition.
2.5 Le 19 janvier 2000, l'Audiencia Nacional a établi un document à l'intention
du Service (britannique) des poursuites de la Couronne, équivalent des autorités
judiciaires espagnoles pour la procédure d'extradition, afin qu'il fasse appel
en cas de décision négative du Ministère de l'intérieur. Toutefois, le Ministère
espagnol des affaires étrangères n'a pas transmis ce document au Service des
poursuites de la Couronne.
2.6 Dans un rapport daté du 20 janvier 2000, le Service des poursuites de la
Couronne a demandé des instructions en vue de la préparation d'une demande en
appel à déposer avant le 23 janvier. Le Ministère espagnol des affaires étrangères
n'a fait parvenir ce rapport à l'Audiencia Nacional que le 10 février 2000.
D'autres demandes du Service des poursuites de la Couronne, datées des 24 et
25 janvier, ne sont jamais parvenues à l'Audiencia Nacional et, en conséquence,
le Service des poursuites de la Couronne n'a pas pu intervenir lors des audiences
tenues les 26 et 27 janvier pour examiner une requête déposée par la Belgique
et d'autres pays contre la décision du Ministre de l'intérieur de maintenir
le secret sur les rapports médicaux.
2.7 Le 24 janvier, l'Audiencia Nacional a informé le Ministère espagnol des
affaires étrangères qu'elle avait l'intention de faire appel au cas où l'extradition
ne serait pas accordée. Toutefois, il a été signalé que le Ministre des affaires
étrangères avait fait des déclarations publiques indiquant qu'il ne transmettrait
pas une telle demande en appel aux autorités britanniques.
2.8 Dans une décision datée du 15 février 2000, la Haute Cour a accepté la requête
déposée par la Belgique concernant les rapports médicaux et a demandé au Ministère
de l'intérieur d'en envoyer des copies à l'Audiencia Nacional afin que celle-ci
puisse présenter ses observations, si elle le souhaitait. Le même jour, le Ministère
de l'intérieur a fait parvenir les rapports à l'Audiencia Nacional par l'entremise
du Ministère espagnol des affaires étrangères. Le 22 février 2000, l'Audiencia
Nacional a communiqué au Ministère de l'intérieur ses observations accompagnées
notamment d'un rapport dans lequel des médecins espagnols contestaient les conclusions
émises par les médecins britanniques qui avaient examiné le général Pinochet
le 5 janvier 2000.
2.9 Le 1er mars 2000, à 16 heures, le Ministre de l'intérieur a informé l'Ambassadeur
d'Espagne à Londres, par l'entremise du Service des poursuites de la Couronne,
ainsi que les autorités belges, françaises et suisses, qu'il rendrait publique
sa décision concernant la procédure d'extradition le lendemain à 8 heures. Le
Ministre espagnol des affaires étrangères n'en a toutefois pas informé l'Audiencia
Nacional. Simultanément, le Ministère de l'intérieur a également adressé une
lettre au Service des poursuites de la Couronne, le priant de l'informer à l'avance
au cas où il déciderait de déposer un recours en appel devant les tribunaux
le lendemain. Une copie de cette lettre a été envoyée à l'Audiencia Nacional
par le Ministère espagnol des affaires étrangères le 2 mars seulement, à 11
h 18, alors que la presse espagnole avait déjà signalé l'affaire. Sans attendre
la réception de la lettre, l'Audiencia Nacional, le 2 mars, a pris une décision
donnant pour instruction au Service des poursuites de la Couronne de faire appel
contre la décision de libérer le général Pinochet. L'ordre a été envoyé par
télécopie à 10 heures au Ministre espagnol des affaires étrangères, lequel a
décidé de ne pas le transmettre au Service des poursuites de la Couronne et
a informé la presse en conséquence. Étant donné qu'aucun recours en appel n'avait
été déposé, le Ministre de l'intérieur, à 14 heures, a autorisé le départ du
vol du général Pinochet pour le Chili.
2.10 Pour ce qui est de l'épuisement des recours internes en Espagne, le requérant
déclare qu'il a déposé plainte contre D. Abel Matutes Juan, qui était alors
Ministre des affaires étrangères, devant la Cour suprême espagnole pour refus
de coopérer avec les autorités judiciaires. Dans une décision datée du 1er février
2000, la Cour suprême a refusé d'examiner la requête. Le requérant a alors fait
recours contre la décision, recours qui a également été rejeté le 22 février
2000. Le 24 février 2000, le requérant a déposé une nouvelle plainte contre
le Ministre des affaires étrangères pour recel de documents concernant la procédure
d'extradition. Dans ses arrêts datés des 6 mars et 13 avril 2000, la Cour suprême
a refusé d'examiner cette requête. Le 16 mars 2000, le requérant a déposé une
troisième plainte contre le Ministre pour n'avoir pas fait parvenir les lettres
de l'Audiencia Nacional au Service des poursuites de la Couronne. Cette plainte
a été rejetée par décisions datées des 28 avril et 3 mai 2000.
2.11 Le requérant déclare que la même question n'a pas été soumise à une autre
instance internationale d'enquête ou de règlement.
Teneur de la requête
3.1 Le requérant fait valoir qu'en vertu de la législation espagnole, les autorités
judiciaires sont responsables de la procédure d'extradition et que le pouvoir
exécutif a l'obligation de se plier aux décisions des autorités judiciaires.
Il affirme qu'en l'espèce, en ne suivant pas les instructions des autorités
judiciaires et en n'ayant pas transmis rapidement les documents nécessaires
à son homologue britannique, le Ministre espagnol des affaires étrangères a
entravé la procédure d'extradition et n'a pas agi de façon impartiale, en violation
des articles 8, 9, 13 et 14 de la Convention.
3.2 Le requérant affirme notamment que l'Espagne n'a pas respecté ses obligations
en vertu de la Convention en ne faisant pas valoir avec toute la diligence requise
sa demande d'extradition. Dans ce contexte, il invoque l'article 13 de la Convention,
qui stipule notamment que «Tout État partie assure à toute personne qui prétend
avoir été soumise à la torture sur tout territoire sous sa juridiction le droit
de porter plainte devant les autorités compétentes dudit État qui procéderont
immédiatement et impartialement à l'examen de sa cause». Il déclare que l'obstruction
délibérée de la procédure d'extradition a constitué une violation de son droit
en vertu de l'article 13 de la Convention à ce que sa cause soit examinée par
des autorités compétentes et de son droit à indemnisation en vertu de l'article
14 de la Convention.
3.3 Le requérant invoque également le paragraphe 1 de l'article 9 de la Convention,
qui stipule que «Les États parties s'accordent l'entraide judiciaire la plus
large possible dans toute procédure pénale relative aux infractions visées à
l'article 4…». Il déclare que l'Espagne, dans sa façon de traiter de la procédure
d'extradition, n'a pas respecté cette obligation.
Observations de l'État partie
4.1 Dans une note verbale du 6 février 2001, l'État partie a fait parvenir ses
observations, contestant la recevabilité pour plusieurs motifs.
4.2 L'État partie estime que la communication est irrecevable car le requérant
n'a pas la qualité de «victime» et précise que dans la procédure judiciaire
espagnole qui a conduit à la demande de l'Espagne en vue de l'extradition du
général Pinochet, le requérant était considéré non pas comme une victime ou
une partie civile à la procédure, mais plutôt comme un témoin. À cet égard,
l'État partie cite le texte de la communication initiale, selon lequel «le témoin
peut être interrogé à propos de la pratique générale de la torture dirigée contre
des citoyens espagnols et des citoyens d'autres pays».
4.3 L'État partie ajoute que la communication est irrecevable en raison du non-épuisement
des recours internes car au moment de la présentation de la communication, le
requérant était en cours de procédure d'appel de certaines décisions. Il déclare
en outre que le requérant n'a pas saisi la Cour constitutionnelle (Tribunal
Constitucional) en invoquant la procédure d'amparo. Il déclare que les appels
en amparo constituent en Espagne des recours efficaces et qu'ils ont été invoqués
avec succès dans un grand nombre d'autres affaires dans lesquelles des décisions
ont été prises rejetant les requêtes.
4.4 Dans une note verbale du 5 juin 2001, l'État partie reprend les arguments
énoncés dans sa lettre précédente et indique que la requête devrait être déclarée
irrecevable car elle ne relève pas du champ d'application de la Convention,
considérant que a) le requérant ne prétend pas être victime d'actes de torture
commis par les autorités espagnoles et b) le requérant n'a pas prétendu avoir
été victime de torture lors de la procédure engagée par l'Espagne contre le
général Pinochet. Dans ce sens, l'État partie ajoute que la plainte du requérant
a été déposée à titre expérimental pour mesurer le champ d'application de la
Convention. Il déclare que la communication est manifestement dénuée de fondement
car les articles de la Convention n'imposent pas d'obligations aussi étendues
aux États parties et encore moins aux États parties sur les territoires desquels
la personne accusée d'actes de torture ne se trouve pas. De plus, pour ce qui
est du droit à indemnisation en vertu de l'article 14 de la Convention, l'État
partie indique qu'étant donné que le requérant n'était pas l'une des parties
civiles à la procédure pénale espagnole engagée contre le général Pinochet,
il n'aurait pas eu droit à indemnisation en vertu de la procédure espagnole.
4.5 Pour ce qui est de l'allégation selon laquelle le Ministre espagnol des
affaires étrangères ne s'est pas conformé à un ordre judiciaire (mandato judicial),
l'État partie indique que cette allégation a été avancée par le requérant devant
le tribunal suprême, lequel l'a rejetée aux motifs qu'en vertu de la législation
espagnole, telle qu'elle est interprétée par le tribunal suprême, le Ministre
n'était tenu de se conformer à aucun mandat judiciaire de ce type. En outre,
dans l'ordre démocratique espagnol, certains domaines relèvent à juste titre
de la discrétion politique de l'exécutif. L'État partie souligne que c'est non
pas le Gouvernement espagnol, mais plutôt le Gouvernement britannique qui, dans
l'exercice de son pouvoir discrétionnaire politique, a décidé de ne pas extrader
le général Pinochet vers l'Espagne, la Belgique ou la Suisse, et a plutôt décidé
de l'autoriser à retourner au Chili.
4.6 L'État partie déclare en outre que la Convention contre la torture n'impose
à aucun État le devoir exclusif ou même préférentiel de juger une personne accusée
d'actes de torture, en l'espèce le pouvoir exclusif ou préférentiel de l'Espagne
de juger un citoyen chilien pour des crimes commis au Chili. L'Espagne a agi
correctement en présentant une demande d'extradition au Royaume-Uni, mais il
n'a pas été fait droit à cette demande d'extradition parce que le Royaume-Uni
a exercé son pouvoir discrétionnaire politique.
Observations supplémentaires du requérant
5. Dans des lettres datées du 6 mars et du 18 octobre 2001, le requérant réitère
les faits et les arguments qu'il a exposés précédemment. Il rappelle qu'il a
comparu comme témoin dans l'affaire devant l'Audiencia Nacional le 7 mai 1997,
ayant alors déclaré qu'en 1973, alors qu'il était âgé de 17 ans, lui-même et
d'autres élèves d'un lycée technique avaient été arrêtés et conduits dans un
stade de foot transformé en centre de détention, où ils avaient été soumis à
diverses formes de violences physiques et mentales. Le requérant a comparu en
tant que témoin, mais aurait pu être partie à la procédure pénale engagée contre
le général Pinochet en vertu des articles 108, 111 et 112 de la loi espagnole
sur la procédure criminelle. Il déclare en outre que le Comité devrait considérer
que les recours internes ont été épuisés car, en l'espèce, un appel en amparo
auprès de la Cour constitutionnelle n'aurait pas constitué un recours utile,
si l'on considère que la décision du 30 mai 2000 par laquelle l'appel du requérant
a été rejeté n'a pas été une décision sommaire, mais un jugement motivé et que
la Cour constitutionnelle reconnaît la compétence des tribunaux pénaux de première
instance pour interpréter la législation pénale espagnole.
Délibérations du Comité
6.1 Avant d'examiner une communication sur le fond, le Comité contre la torture
doit déterminer si la communication est recevable en vertu de l'article 22 de
la Convention.
6.2 Le Comité note les affirmations du requérant qui déclare que la violation
de la Convention réside dans le refus du Ministre espagnol des affaires étrangères
de faire parvenir les décisions adoptées par l'Audiencia Nacional aux autorités
britanniques compétentes. Le Comité a également pris note de la réponse de l'État
partie indiquant que la question a été soulevée par le requérant devant les
tribunaux espagnols compétents, qui ont conclu qu'il n'y avait pas eu violation
de la législation espagnole. Le Comité considère que l'interprétation des textes
de lois nationaux relève de la compétence des tribunaux des États parties et
qu'en conséquence il n'est pas en mesure de se prononcer sur l'application ou
l'interprétation de la législation espagnole en matière d'extradition. Le Comité
se limite à examiner la recevabilité de la communication compte tenu des critères
énoncés dans la Convention contre la torture et autres peines ou traitements
cruels, inhumains ou dégradants.
6.3 Le Comité note que les objections de l'État partie concernant la recevabilité
de la communication reposent essentiellement sur quatre points: a) le manque
de fondement de la part du requérant qui n'affirme pas avoir été torturé par
les autorités espagnoles et qui n'a pas non plus demandé à être partie à la
procédure pénale engagée par l'Espagne contre le général Pinochet; b) le non-épuisement
des recours internes, y compris l'absence de recours en amparo devant la Cour
constitutionnelle; c) ratione personae, car les actes de torture présumés n'ont
pas été commis par des autorités espagnoles, mais par des agents de l'État chilien;
d) l'absence de compétence ratione materiae, car aucun article de la Convention
n'impose à un État partie l'obligation de demander l'extradition d'une personne
soupçonnée d'actes de torture.
6.4 Pour ce qui est de l'argument de l'État partie selon lequel le requérant
n'est pas fondé à soumettre la communication, le Comité note que le requérant
affirme qu'il a été arrêté par des membres de la police chilienne, qu'il a été
frappé et qu'il a subi d'autres mauvais traitements. Même si ces actes ont été
commis en dehors de l'Espagne et avant l'entrée en vigueur de la Convention,
le requérant ne prétend pas que l'Espagne a violé son droit de ne pas être soumis
à la torture ou à d'autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants.
Il affirme plutôt que l'Espagne ne s'est pas acquittée de l'obligation que lui
fait la Convention de mener des enquêtes et des poursuites complètes sur les
actes présumés de torture qui relèvent de sa compétence et, en exécution de
cette obligation, de mener la procédure d'extradition à son terme. Toutefois,
pour qu'il puisse se prétendre victime de la violation présumée, le requérant
doit être personnellement et directement touché par le manquement à l'obligation
en question. Le Comité note qu'en l'espèce le requérant ne s'est pas porté partie
civile lors de la procédure pénale engagée en Espagne contre le responsable
présumé, le général Pinochet, et que son affaire n'a pas non plus été incluse
dans la demande d'extradition de l'Espagne. En conséquence, même si le coupable
présumé avait été extradé vers l'Espagne, la situation du requérant n'aurait
pas été matériellement modifiée (du moins en l'absence de toute autre action
de sa part). Le Comité considère par conséquent que le requérant n'a pas prouvé
qu'il était, au moment de la présentation de la communication, victime du non-respect
présumé de l'État partie de son obligation en vertu de la Convention d'épuiser
intégralement tous les moyens à sa disposition pour obtenir l'extradition du
coupable présumé.
6.5 En outre, pour ce qui est du point b), le Comité note que le requérant ne
s'est pas prévalu des voies de recours internes en Espagne en se portant partie
civile dans la procédure visant à obtenir l'extradition du général Pinochet.
De plus, s'agissant des plaintes du requérant à l'égard du Ministre espagnol
des affaires étrangères, le Comité fait observer que le requérant n'a pas formé
de recours en amparo, dont l'État partie affirme qu'il s'agit d'un recours disponible
et utile, citant à l'appui de son argument un certain nombre d'affaires portées
devant la Cour constitutionnelle, alors que le requérant déclare qu'un recours
en amparo n'aurait abouti à aucun résultat, citant la jurisprudence dans ce
domaine. Dans ces conditions, le Comité n'est pas en mesure de décider que l'exercice
de tels recours aurait été a priori inutile et n'est donc pas requis aux fins
du paragraphe 5 b) de l'article 22 de la Convention.
6.6 En ce qui concerne le point c), le Comité note que les allégations du requérant
pour ce qui est des actes de torture commis par les autorités chiliennes sont
ratione personae justiciables au Chili et dans d'autres États sur le territoire
desquels le général Pinochet peut se trouver. Dans la mesure où le général Pinochet
n'était pas en Espagne au moment de la présentation de la communication, le
Comité tend à considérer que les articles de la Convention invoqués par le requérant
ne s'appliquent pas ratione personae à l'Espagne. En particulier, le droit du
requérant en vertu de l'article 13 de la Convention de porter plainte et d'obtenir
que sa cause soit examinée immédiatement et impartialement, ainsi que son droit
à indemnisation en vertu de l'article 14 de la Convention seraient justiciables
devant l'État responsable des actes de torture, à savoir le Chili et non pas
l'Espagne.
6.7 Pour ce qui est du point d), le Comité note que l'Espagne peut exercer une
compétence extraterritoriale pour connaître des actes de torture commis contre
ses ressortissants. Il rappelle que l'un des buts de la Convention contre la
torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants est
d'empêcher l'impunité des personnes ayant commis de tels actes. Le Comité constate
que, conformément à sa législation interne ainsi qu'au paragraphe 1 c) de l'article
5 et au paragraphe 4 de l'article 8 de la Convention, l'État partie a demandé
l'extradition du général Pinochet pour qu'il soit jugé en Espagne. Tout laisse
penser que l'Espagne aurait traduit le général Pinochet en justice dès que ce
dernier se serait trouvé sur son territoire, conformément à l'inculpation prononcée
le 4 juillet 1996 par le juge de l'Audiencia Nacional de España. Le Comité fait
observer cependant que la Convention impose certes l'obligation de traduire
en justice une personne accusée d'avoir commis des actes de torture qui se trouve
sur son territoire, mais que les articles 8 et 9 de la Convention n'imposent
pas l'obligation de demander une extradition ou d'insister pour l'obtenir en
cas de refus. À cet égard, le Comité se réfère au paragraphe 1 c) de l'article
5 de la Convention en vertu duquel tout État partie doit prendre les mesures
nécessaires pour établir sa compétence aux fins de connaître des infractions
visées à l'article 4 «quand la victime est un ressortissant dudit État et que
ce dernier le juge approprié». Le Comité estime que cette disposition établit
une faculté discrétionnaire plutôt que l'obligation formelle de présenter une
demande d'extradition et d'insister pour obtenir satisfaction. En conséquence,
la requête n'entre pas ratione materiae dans le champ d'application des articles
de la Convention invoqués par le requérant.
7. En conséquence, le Comité contre la torture décide:
a) Que la requête est irrecevable;
b) Que la présente décision sera communiquée à l'État partie et au requérant.
___________________________
[Fait en anglais, en espagnol et en français (versions originales) et traduit
en russe.]
* Les membres du Comité dont le nom suit ont participé à l'examen de la requête:
Peter Burns, Guibril Camara, Sayed El-Masry, Alejandro González Poblete, Andreas
Mavrommatis, Ole Rasmussen, Alexander Yakovlev et Yu Mengjia. En application
du paragraphe 1 c) de l'article 103 du règlement intérieur du Comité, M. Fernando
Mariño Menendez n'a pas participé à l'examen de la requête.
** En application de l'article 113 du règlement intérieur du Comité, le texte
d'une opinion individuelle signé par un membre du Comité est joint à la présente
décision.
Opinion individuelle (partiellement dissidente) de M. Guibril Camara
Je partage les conclusions du Comité selon lesquelles cette plainte est irrecevable,
mais seulement sur une partie des fondements avancés par la majorité du Comité.
Je partage tout à fait le raisonnement de la majorité en ce qui concerne les
paragraphes 6.4 et 6.5 de la décision dans la mesure où l'auteur n'est pas une
«victime» au sens de l'article 22 de la Convention car il n'était pas partie
aux procédures engagées en Espagne contre Pinochet et qu'il n'a pas été démontré
que l'épuisement des voies de recours internes sous la forme d'un appel en amparo
devant la Cour constitutionnelle serait a priori ineffectif. Il aurait été compatible
avec la pratique du Comité que lorsque l'irrecevabilité de la communication
a été décidée sur la base d'un ou des deux motifs énoncés, de mettre un terme
à l'examen de la plainte. La majorité s'est cependant engagée, pour des raisons
qui n'apparaissent pas clairement dans sa décision, dans une discussion complexe
sur le champ d'application de certaines dispositions de la Convention, ce qui
aurait dû faire l'objet du débat au fond si la requête avait été déclarée recevable.
En droit procédural, le premier acte d'un organe juridictionnel ou quasi juridictionnel,
comme le Comité, consiste à vérifier la régularité de sa saisine, pratique qui
a toujours été respectée par le Comité dans le passé. Et lorsque la saisine
n'est pas régulière, notamment en cas d'irrecevabilité, la seule décision à
prendre consiste, après en avoir indiqué les raisons, à prononcer l'irrecevabilité
et à s'en tenir là, sans aborder le fond de l'affaire.
À mon sens, la majorité a fait une interprétation prématurée des articles 5,
8, 9, 13 et 14 de la Convention. La majorité considère que, dans la mesure où
l'article 5 permet que la compétence juridictionnelle soit exercée par un État
partie quand la victime est un ressortissant de cet État «et que ce dernier
le juge approprié», l'État possède un pouvoir discrétionnaire à tout moment
de l'enquête et des poursuites pour décider si oui ou non il doit poursuivre
la procédure dans un cas donné. Cette approche néglige un certain nombre d'aspects:
a) Il semble, au regard de la structure de la Convention et de l'emplacement
de l'article 5 et des dispositions qui l'entourent ainsi que de l'intégralité
du texte de l'article 5, que l'option de l'article 5, paragraphe 1 c), est de
laisser aux États le choix de décider, lors de la transposition de la Convention
dans leur droit interne, s'ils vont ou non conférer, de manière générale, à
leurs autorités judiciaires la compétence juridictionnelle sur des cas dans
lesquels des ressortissants de l'État en question ont été victimes d'actes de
torture en dehors du territoire de cet État. Les travaux préparatoires ainsi
que la pratique des États semblent confirmer que l'option contenue dans l'article
5, paragraphe 1 c), vise l'adoption de dispositions générales et impersonnelles
de droit pénal par un État et à conférer à ses autorités la compétence pour
enquêter et poursuivre en pareil cas. L'Espagne, comme d'autres États, a décidé
d'exercer cette option et confère une telle compétence juridictionnelle extraterritoriale
à ses autorités d'enquête et de poursuites. C'était en vertu de cette compétence,
dont le principe avait été confirmé à un stade précédent, au cours de la procédure
devant l'Audiencia Nacional, que les autorités espagnoles ont été en mesure
d'ouvrir leur enquête sur le général Pinochet. Il est dès lors difficile de
comprendre pourquoi le pouvoir discrétionnaire reconnu à l'article 5, paragraphe
1 c), aux États parties qui ont fait le choix d'assumer une telle compétence
juridictionnelle devrait, par conséquent, s'étendre à tous les cas individuels
qui font l'objet d'une enquête ou de poursuites en vertu de cette compétence.
Dans cette optique, il semble que la majorité ait fait une confusion entre la
possibilité de prendre des mesures normatives de portée générale (en principe
à travers un acte législatif) concernant la poursuite d'actes répondant aux
critères de l'article 5, paragraphe 1 c) de la Convention, et les poursuites
qui sont engagées dans chaque cas particulier.
b) Le raisonnement de la majorité selon lequel le pouvoir discrétionnaire reconnu
à l'article 5 a un sens plus étendu que ce qui est exposé ci-dessus et la Convention
n'exige pas qu'une demande d'extradition soit faite est difficilement compatible
avec l'importance accordée par le Comité à l'objet de la Convention - de faire
cesser l'impunité - ainsi qu'avec l'idée qui sous-tend l'ensemble de la Convention,
selon laquelle les états parties qui ont la compétence juridictionnelle pour
connaître d'un acte présumé de torture doivent prendre toutes mesures à leur
disposition pour le responsable présumé. L'opinion de la majorité sur le "pouvoir
discrétionnaire" énoncé à l'article 5 réduit de manière significative la
possibilité que les responsables présumés d'actes de torture commis sur des
ressortissants en dehors du territoire national puissent être traduits en justice,
notamment par rapport aux cas prévus à l'article 5, paragraphe 1, a) et b),
où aucun pouvoir discrétionnaire ne s'applique.
Même si le Comité a raison sur le fait que la Convention ne permet pas de conclure
que l'état a une obligation d'engager une procédure d'extradition dans un cas
où il a la compétence juridictionnelle en vertu de sa législation, le Comité
n'explique pas pourquoi l'on devrait également conclure que les procédures d'extradition
devraient pouvoir être abandonnées à n'importe quel moment. Il y a des raisons
politiques importantes, encore une fois au regard de la structure et de l'objet
de la Convention, pour lesquelles une procédure d'extradition, une fois engagée,
devrait être poursuivie jusqu'à son terme. Le principe d'un pouvoir discrétionnaire
d'engager une procédure d'extradition n'implique pas un pouvoir discrétionnaire
similaire de mettre un terme à tout moment à une procédure ainsi engagée.
Même si le Comité a raison sur le fait que la Convention permet de mettre un
terme à des demandes d'extradition, la majorité omet totalement d'aborder le
problème central posé dans le cas d'espèce, qui est le point de savoir quel
organe devrait exercer un tel pouvoir. La préférence du Comité a été accordée,
dans de nombreuses situations, à la résolution judiciaire des allégations d'actes
de torture commis dans un État partie. Dans ce cas, l'ordre juridique de l'État
confère au pouvoir judiciaire la compétence d'enquêter sur des cas de nature
extraterritoriale, d'engager des poursuites et de formuler des demandes d'extradition,
d'examiner les implications juridiques des décisions concernant les demandes
d'extradition et d'en tirer les conclusions nécessaires. Dans le cas qui nous
occupe, le pouvoir judiciaire a considéré qu'il y a avait des fondements pour
contester légalement la décision du Ministre de l'intérieur britannique de mettre
un terme à la procédure d'extradition. Un autre organe de l'État partie, ayant
jusque-là agi de manière essentiellement administrative, a privé de ses effets
la décision judiciaire de faire appel de la décision du Ministre de l'intérieur
britannique en omettant de la transmettre aux autorités britanniques. L'exercice
d'un tel «pouvoir discrétionnaire» par le pouvoir exécutif est difficilement
compatible avec les principes qui sous-tendent la Convention comme avec la volonté
de la communauté internationale de lutter contre l'impunité des auteurs de crimes
contre l'humanité. La décision de la majorité aboutit finalement à priver le
requérant de la possibilité d'épuiser les recours internes concernant les questions
soulevées alors que l'État partie lui-même reconnaît que les recours internes
n'ont pas été épuisés, et, éventuellement, de revenir devant le Comité.
Pour ces raisons, je considère que l'opinion de la majorité exprimée dans les
paragraphes 6.6 et 6.7 est prématurée et, en tout cas, inutile pour la décision
finale du Comité.
(Signé) Guibril Camara
[Fait en anglais, en espagnol et en français (versions originales) et traduit
en russe.]