Encarnación Blanco Abad c. Espagne, Communication No. 59/1996, U.N. Doc. CAT/C/20/D/59/1996 (1998).
Présentée par : Encarnación
Blanco Abad (représentée par un conseil)
Au nom de : L'auteur
État partie : Espagne
Date de la communication :12 février 1996
Date de la décision concernant la recevabilité :28 avril 1997
Le Comité contre la torture , institué conformément à l'article 17
de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels,
inhumains ou dégradants,
Réuni le 14 mai 1998,
Ayant achevé l'examen de la communication No 59/1996 présentée au
Comité contre la torture par Mme Encarnación Blanco Abad, en vertu de l'article
22 de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels,
inhumains ou dégradants,
Ayant tenu compte de toutes les informations qui lui ont été communiquées
par l'auteur de la communication et l'État partie,
Adopte ses constatations au titre du paragraphe 7 de l'article 22
de la Convention.
1.L'auteur de la communication est Encarnación Blanco Abad Une communication avait déjà été soumise au Comité au nom de l'auteur et de son époux (communication No 10/1993) et avait été déclarée irrecevable, le 14 novembre 1994, au motif du non-épuisement des recours internes., de nationalité espagnole. Elle se déclare victime de violations par l'Espagne des articles 12, 13 et 15 de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants. Elle est représentée par un conseil.
Rappel des faits présentés par l'auteur
2.1L'auteur a été arrêtée en même temps que son mari, Josu Eguskiza, le 29 janvier 1992 par la Garde civile, pour sa participation présumée à des activités en faveur du groupe armé ETA. Elle dit avoir subi des mauvais traitements entre le 29 janvier et le 2 février 1992, période pendant laquelle elle est restée détenue au secret, en application de la loi antiterroriste.
2.2 Dans sa déclaration de première comparution (dossier No 205/92) faite le 13 mars 1992 devant la juridiction d'instruction No 44 de Madrid, l'auteur a décrit les mauvais traitements et les tortures qu'elle avait subis pendant sa garde à vue dans les locaux de la Garde civile. Le tribunal avait ouvert une procédure d'enquête préliminaire après avoir reçu de la direction du centre pénitentiaire de femmes de Carabanchel le certificat du médecin qui avait examiné l'intéressée à son admission dans l'établissement, le 3 février 1992, et qui avait constaté des hématomes.
2.3 Le 2 février 1993, le tribunal a prononcé un non-lieu provisoire parce que les faits dénoncés n'étaient pas constitutifs d'une infraction pénale. Un recours ayant été formé, la juridiction d'instruction No 44 a décidé, le 13 octobre 1994, de reprendre la procédure pénale. Par une décision du 4 avril 1995, l'affaire a été classée définitivement. L' Audiencia Provincial Juridiction d'appel en matière civile et de jugement et d'appel en matière pénale, dont le ressort est la province. a confirmé la décision de classement par une ordonnance du 5 septembre 1995. Le recours en amparo formé auprès du Tribunal constitutionnel contre l'ordonnance de l' Audiencia Provincial a été rejeté le 29 janvier 1996.
Observations de l'État partie concernant la recevabilité
3.1 Dans une réponse datée du 17 janvier 1997, l'État partie a indiqué que, à partir du 3 février 1992, jusqu'à sept avocats étaient chargés d'assurer la représentation et la défense de l'auteur. Malgré cela, elle n'avait jamais présenté de plainte en bonne et due forme pour dénoncer les mauvais traitements. L'État partie a affirmé que la procédure judiciaire avait été engagée dès que la juridiction d'instruction avait été saisie – d'office – du certificat concluant l'examen médical pratiqué lors de l'admission de l'auteur dans l'établissement pénitentiaire, le 3 février 1992. Donc, la seule procédure judiciaire qui ait été ouverte en raison des mauvais traitements qui auraient été infligés à l'auteur a été engagée, non pas sur plainte de l'intéressée ni de sa famille ni de l'un des sept avocats, mais à la suite d'une action d'office prévue par les dispositions de la législation qui garantissent la protection des droits fondamentaux. Ce n'était que le 30 mai 1994, soit deux ans et trois mois après les faits, que l'auteur avait adressé à la juridiction d'instruction No 44 une note pour communiquer les noms des trois défenseurs qu'elle avait désignés pour la représenter.
3.2 L'État partie a reconnu qu'avec la décision du Tribunal constitutionnel en date du 29 janvier 1996, tous les recours internes avaient été épuisés.
3.3 En ce qui concerne l'article 13 de la Convention, l'État partie a indiqué que, par une demande en date du 9 septembre 1994, les avocats de Mme Blanco Abad avaient attaqué la décision de non-lieu prise dans le cadre de la procédure engagée d'office. Le 13 octobre 1994, la juridiction d'instruction No 44 avait annulé le non-lieu et avait décidé de poursuivre la procédure, demandant une expertise médicale. Mme Blanco n'avait pas contesté la preuve qu'il avait été décidé d'administrer et n'avait pas réclamé d'autres moyens de preuve. Le 22 novembre 1994, le médecin légiste avait rendu son rapport. Le 4 avril 1995, la juridiction d'instruction No 44 avait rendu une ordonnance dans laquelle elle analysait en détail les constatations du médecin, pour décider de classer définitivement l'affaire.
3.7 Pour toutes ces raisons, l'État partie a fait valoir que la demande de
Mme Blanco Abad, plus de deux ans après les faits, et qui avait fait l'objet
d'une procédure ouverte d'office, avait été examinée sans délai et de façon
impartiale. Pour l'État partie, il n'y avait donc pas violation de l'article
13 de la Convention.
Commentaires de l'auteur
4.1 Dans ses commentaires sur la réponse de l'État partie, l'auteur a précisé qu'elle avait été condamnée à sept ans d'emprisonnement correctionnel et à une amende par l' Audiencia Nacional le 26 décembre 1995. Elle citait un extrait du jugement :
4.3 L'auteur a indiqué qu'elle avait fait une déclaration au magistrat instructeur le 2 février 1992 sans avoir pu parler à un avocat, même à l'avocat commis d'office, et que, bien que le nom de l'avocat désigné par elle figure sur l'acte du tribunal, cet avocat n'avait pu intervenir qu'une fois qu'elle eut achevé sa déclaration. Il ressortait de cet acte qu'en réponse à la première question qui lui avait été posée, elle avait indiqué qu'elle n'avait rien affirmé ni reconnu dans la déclaration à la Garde civile et qu'elle n'appartenait pas à l'ETA et n'avait pas collaboré avec l'ETA. Elle a raconté les mauvais traitements dont elle avait été l'objet pendant sa garde à vue dans les locaux de la Garde civile : en particulier, elle avait été frappée à l'aide d'un annuaire, on lui avait mis un sac en plastique sur la tête et on lui avait appliqué des électrodes, on l'avait forcée à se déshabiller entièrement, la menaçant de viol. Elle avait été contrainte de rester debout contre un mur, bras levés et jambes écartées et elle recevait à intervalles réguliers des coups sur la tête et les organes génitaux, étant en outre constamment accablée d'injures.
4.4 En ce qui concerne les examens médicaux pratiqués pendant la détention au secret, l'auteur a affirmé que l'examen avait été très sommaire et que la doctoresse n'avait même pas mesuré les signes vitaux. Elle n'avait pas cherché à se rendre compte de son état psychique, ne lui avait pas demandé quelles menaces et quelles insultes elle avait entendues et avait conclu à l'absence de marques de violence. Dans son rapport, le médecin a indiqué que la détenue disait qu'elle n'avait pas dormi et qu'en plus des coups elle avait été obligée de rester entièrement nue. Malgré cela, sa conclusion était que l'auteur était physiquement et psychologiquement apte à faire une déclaration. L'auteur a affirmé que ce n'était que le 3 février 1992, alors qu'elle était déjà en prison, que des preuves médicales de mauvais traitements avaient été relevées, trois hématomes ayant été constatés. Dans ce contexte, l'auteur cite un rapport du Comité européen pour la prévention de la torture, datant de juin 1994, qui montre combien les rapports des médecins experts près l' Audiencia Nacional sont superficiels.
4.6 La seule preuve qui eût été recherchée après la réformation partielle de la décision de non-lieu ordonnée à la suite du recours présenté par l'auteur le 9 septembre 1994 avait consisté en un troisième rapport d'expertise soumis par le médecin légiste attaché à la juridiction d'instruction, qui devait déterminer si les mauvais traitements dénoncés par l'auteur auraient dû laisser des traces décelables par un médecin plusieurs heures après et pendant les jours suivants. Ce dernier rapport d'expertise, daté du 22 novembre 1994, signalait que «les violences dénoncées auraient dû produire des lésions décelables sur les régions du corps visées, en particulier sur le cuir chevelu et sur les organes génitaux, à moins que ces lésions n'aient été infimes. Quand un individu est roué de coups au point de perdre connaissance, il en gardera probablement des lésions ultérieures, non seulement dans la région postérieure des épaules mais aussi dans d'autres endroits du corps». Ce dernier avis, joint à l'absence de rigueur concernant la datation des lésions à laquelle avait procédé le médecin légiste près l' Audiencia Nacional , avait conduit le juge à classer définitivement l'affaire.
4.9 L'auteur a affirmé en outre qu'il ressortait des actes de la procédure
engagée sur inculpation d'association avec une bande armée que les seules
preuves retenues contre elle étaient exclusivement des déclarations faites
sous la torture et sous la contrainte par MM. Eguskiza et Rojo, en violation
de l'article 15 de la Convention contre la torture.
Décision du Comité concernant la recevabilité
5.1 À sa dix-huitième session, le Comité a examiné la question de la recevabilité de la communication. Il a vérifié que la même question n'avait pas été examinée et n'était pas en cours d'examen devant une autre instance internationale d'enquête ou de règlement. Il a constaté que l'État partie n'avait pas soulevé d'objection en ce qui concernait la recevabilité de la communication et a noté que les recours internes disponibles avaient été épuisés.
5.2 Le Comité a considéré que la communication pouvait soulever des questions au titre des articles 12 et 13 de la Convention, en particulier du fait que plus d'un mois s'était écoulé entre la réception par le Tribunal du rapport d'expertise médicale et la comparution de l'auteur, ainsi que du fait de l'action du Tribunal pendant près de 11 mois, laps de temps qui s'était écoulé entre la déclaration de l'auteur et l'ordonnance de non-lieu provisoire.
5.3 En ce qui concernait l'allégation de l'auteur qui affirmait que sa condamnation
constituait une violation de l'article 15 de la Convention, le Comité a noté
que le jugement de l' Audiencia Nacional indiquait que les déclarations
faites à la police par les inculpés (l'auteur comprise) n'avaient pas été
prises en compte parce qu'il était possible qu'il y ait eu torture. La condamnation
de l'auteur reposait sur d'autres déclarations, non entachées de nullité,
faites spontanément par les inculpés, lesquels avaient bénéficié de l'assistance
d'avocats professionnels qui avaient leur confiance. Dans ces conditions,
le Comité a considéré que l'allégation de violation de l'article 15 n'était
pas étayée et qu'elle était incompatible avec l'article 22 de la Convention.
5.4 En conséquence, le Comité a décidé que la communication était recevable
dans la mesure où elle soulevait des questions au titre des articles 12 et
13 de la Convention.
Observations de l'État partie quant au fond de la communication
6.1 Par une réponse datée du 10 novembre 1997, l'État partie a réaffirmé que, alors qu'elle était représentée par sept avocats, l'auteur n'avait pas présenté une seule demande ni une seule plainte pour mauvais traitements par les voies internes et que l'action engagée par la juridiction d'instruction No 44 avait été déclenchée sans qu'il y ait eu plainte de la part de l'intéressée, laquelle ne s'était même pas associée à la procédure quand elle avait reçu l'avis lui signifiant qu'une action avait été engagée d'office. On pouvait s'étonner de cette attitude car parallèlement l'intéressée portait plainte devant plusieurs organismes internationaux pour mauvais traitements. Du 9 septembre 1994, date à laquelle elle a demandé l'annulation du non-lieu jusqu'au 4 avril 1995, date de l'ordonnance de classement, l'auteur n'a à aucun moment demandé que de nouvelles preuves soient administrées et n'a pas non plus apporté la moindre preuve. Pour l'État partie, il est difficile de comprendre comment une personne peut dénoncer des mauvais traitements d'un c_té tout en restant très passive, s'abstenant de présenter la moindre plainte par les voies judiciaires internes et de se joindre immédiatement à une action engagée d'office, rouvrant une procédure pour ne pas y participer pendant six mois.
6.2 En ce qui concerne l'article 13 de la Convention, l'État partie a rappelé que cet article visait le droit de porter plainte devant les autorités compétentes et a objecté que, dans le cas d'espèce, son application serait limitée à la période commençant avec la comparution de l'auteur devant la juridiction d'instruction No 44, après l'ordonnance de non-lieu provisoire, et qui a marqué la réouverture de la procédure. Entre la réouverture de la procédure et l'arrêt du Tribunal constitutionnel, il s'est écoulé moins de 15 mois et la procédure a suivi son cours pendant 6 de ces 15 mois, période pendant laquelle l'auteur, qui était assistée d'un avocat, n'a présenté aucune demande écrite au juge et n'a apporté ni proposé la moindre preuve. Pendant les neuf mois écoulés depuis le classement de l'affaire, la juridiction d'instruction, l' Audiencia Provincial et le Tribunal constitutionnel ont examiné les recours et ont rendu leur décision. Par conséquent, l'État partie n'a pas manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de l'article 13 de la Convention.
6.3 En ce qui concerne l'article 12 de la Convention, l'État partie a souligné
que le système espagnol de protection contre les mauvais traitements était
doté de mécanismes permettant de garantir le droit consacré dans cet article,
même dans les cas, comme le cas d'espèce, où la partie intéressée est passive.
Quand l'auteur a été admise au centre pénitentiaire, le 3 février 1992, elle
a subi un examen médical dont le résultat a été porté à la connaissance du
doyen des juges d'instruction de Madrid, qui devait le transmettre à qui de
droit. Le 17 février, le rapport a été communiqué à la juridiction d'instruction
No 44. Le 21 février, cette juridiction a ordonné l'ouverture d'une enquête
préliminaire et a adressé au directeur du centre pénitentiaire un exploit
assignant l'auteur pour le 7 mars. Celle-ci ne s'étant pas présentée ce jour-là,
une nouvelle comparution a été ordonnée le 9 mars pour le 13. Le 13 mars,
l'auteur a fait une déclaration et le juge lui a signifié qu'elle pouvait
engager une action. Ce même jour, la juridiction avait décidé de transmettre
à la juridiction centrale d'instruction No 2 de l' Audiencia Nacional
les rapports d'expertise médicale établis par les médecins légistes
attachés à cette juridiction. N'ayant pas reçu les expéditions demandées,
la magistrate a envoyé le 30 avril un rappel urgent. Elle a reçu les documents
le 13 mai. Le 2 juin, elle a demandé au médecin légiste attaché à sa juridiction
qu'il fasse un rapport, lequel a été remis le 28 juillet. Le 3 août, elle
a convoqué le médecin légiste qui avait examiné l'auteur pendant sa détention.
Le 30 octobre, la magistrate a convoqué le médecin légiste pour le 17 novembre
et a décidé également de demander au centre pénitentiaire de lui préciser
l'heure à laquelle l'auteur avait été examinée et l'évolution des lésions.
Le 23 décembre, le centre pénitentiaire a fait tenir les renseignements demandés,
et, le 2 février, la magistrate a rendu une ordonnance de non-lieu.
6.4 La séquence des faits ne montre en aucune manière qu'il y ait eu des prolongations
et des retards dans la procédure. À aucun moment l'auteur ne s'est prévalue
des voies internes pour se plaindre de retards dans le déroulement de l'enquête
préliminaire ni de la procédure aboutissant à l'ordonnance de non-lieu provisoire,
pas plus qu'après, quand elle est devenue partie au procès.
Observations de l'auteur
7.1 Dans ses observations sur la réponse de l'État partie, l'auteur maintient que dans les cinq rapports établis à la suite des expertises médicales effectuées pendant sa détention au secret, qui a duré plus de 100 heures, il est indiqué qu'elle a fait état de traitement dégradant. L'auteur joint une copie de chacun des cinq rapports. On peut lire dans le premier qu'«elle ne fait pas état de mauvais traitements physiques mais l'intéressée a été maintenue avec une cagoule sur la tête pendant de longues heures». On peut lire dans le deuxième qu'«elle ne fait pas état de mauvais traitements physiques mais dit avoir reçu des menaces et des insultes»; et dans le troisième que «l'intéressée dit qu'elle est dans un état de grande anxiété, qu'elle n'a pas dormi et n'a rien eu à manger. Elle se plaint de mauvais traitements, disant avoir reçu des coups sur la tête; on ne constate pas de signes visibles de violence». Dans le quatrième rapport, on peut lire que «l'intéressée fait état de mauvais traitements consistant en coups mais il n'y a pas de signes visibles de violence». Et dans le cinquième, «l'intéressée fait état de mauvais traitements, disant avoir été frappée et avoir été obligée de rester entièrement nue. L'examen ne révèle pas de signes visibles de violence».
– Au sujet de la datation des hématomes, il était rappelé que, d'après la doctrine citée par le premier expert, deux des hématomes avaient entre deux et six jours alors que les deux autres étaient plus récents. Si l'existence des hématomes n'avait pas été constatée auparavant, c'est peut-être parce que l'examen médical était insuffisant ou à cause de la faible lumière;
– Au sujet de la valeur du témoignage de la victime en l'absence de preuves de caractère objectif, il était fait référence à la jurisprudence du Tribunal suprême selon laquelle l'absence de motifs de doute, la vraisemblance corroborée par des circonstances accessoires et la constance dans l'accusation devaient être appréciées. De plus, lors de l'opération policière du 29 janvier 1992, les personnes arrêtées ont été nombreuses à dénoncer des mauvais traitements devant le médecin légiste et devant le magistrat instructeur. C'est pourquoi, dans le recours, il était demandé que la personne avec laquelle l'intéressée avait partagé la cellule pendant la détention ainsi que les agents chargés de la garde soient entendus.