L.M.T.D. (nom supprimé) c. Suède, Communication No. 164/2000, U.N. Doc. CAT/C/28/D/164/2000 (2002).
Présentée par : L. M. T. D. (nom supprimé)
Au nom de : La requérante
État partie : Suède
Date de la requête : 22 mars 2000
Le Comité contre la torture , institué conformément à l'article 17 de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants,
Réuni le 15 mai 2002,
Ayan achevé l'examen de la requête no 164/2000, présentée au Comité en vertu de l'article 22 de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants,
Ayant tenu compte de toutes les informations qui lui ont été communiquées par la requérante et l'État partie,
Adopte la décision suivante en vertu du paragraphe 7 de l'article 22 de la Convention.
1.1 La requérante est L. M. T. D, de nationalité vénézuélienne, qui réside actuellement en Suède. Elle affirme que son renvoi au Venezuela à la suite du rejet de sa demande d'asile politique constituerait une violation par la Suède de l'article 3 de la Convention. Elle est représentée par un conseil.
Rappel des faits présentés par la requérante
2.1 La requérante a occupé la charge de procureur des mineurs, qui relève du
parquet général de la République ( Fiscalía General ) de 1988 à 1997.
Elle était notamment chargée de régulariser l'inscription des enfants sur les
registres de l'état civil afin que les enfants puissent obtenir ensuite leur
carte d'identité. Cette procédure était soumise à l'autorisation préalable d'une
juridiction civile.
2.2 En 1995, la requérante a découvert que quelques citoyens d'origine chinoise
avaient obtenu des cartes d'identité et des passeports vénézuéliens en présentant
de faux documents comme des copies de jugements et de publications judiciaires,
qui portaient la signature et le cachet de la requérante elle-même, en plus
du cachet du tribunal civil. La requérante a informé le Fiscal General
de la République de ces irrégularités afin que celui-ci ouvre une enquête pour
déterminer qui était responsable de la falsification. Le 22 février 1995, la
requérante a déposé une plainte devant la quinzième juridiction pénale de première
instance de Caracas. En 1996, elle a demandé une vérification personnelle du
juge ou une perquisition à l'Office national d'identification ( Oficina
Nacional de Identificación – ONI) ainsi qu'aux archives de la Direction
des étrangers ( Dirección de Extranjería – DEX) où elle avait découvert
la fraude. L'inspection n'a jamais eu lieu parce que, d'après la requérante,
les directeurs des deux organismes étaient liés avec le parti politique Convergencia
, lequel recevait de fortes sommes d'argent pour que des personnes d'origine
chinoise puissent avoir la nationalité vénézuélienne.
2.3 En mars 1997, la requérante a été démise de ses fonctions à la Fiscalía
General sans aucun motif mais a malgré tout poursuivi l'enquête. À partir
de ce moment-là elle a commencé à recevoir des menaces par téléphone et dans
des lettres anonymes glissées sous sa porte. Sa fille a été victime d'une tentative
d'enlèvement et son époux a été brutalement frappé à la tête et au dos à coups
de crosse de pistolet. En outre, la requérante a été sommée de cesser l'enquête
et d'arrêter de porter des accusations.
2.4 En août 1997, à la suite des incidents décrits, la requérante a quitté Caracas
avec sa famille pour s'installer à Maracaibo. En décembre 1997, sa voiture a
été volée puis retrouvée incendiée. De plus elle a été harcelée par téléphone,
s'entendant dire que si elle portait encore des accusations, ce serait elle
qui serait accusée d'avoir fait les faux documents. Ces deux faits l'ont conduite
à partir avec sa famille pour aller à Maracay, en janvier 1998. C'est alors
que la famille a décidé de vendre tous ses biens et de quitter le pays pour
se rendre en Suède.
2.5 La requérante et sa famille ont déposé une demande d'asile politique en
Suède le 19 mars 1998. Le service suédois de l'immigration a rejeté la demande
le 24 août 1998, faisant valoir que les faits ne justifiaient en aucune manière
l'obtention du droit d'asile en Suède et qu'en outre la requérante aurait pu
faire la preuve de son innocence par les voies légales. La requérante a attaqué
la décision auprès de la Commission des étrangers, laquelle a confirmé la décision
initiale le 3 mars 2000. Ensuite, elle a déposé une nouvelle requête auprès
de la Commission des étrangers, qui l'a rejetée le 14 mars 2000.
Teneur de la requête
3. La requérante fait valoir qu'il existe des motifs suffisants de croire que
si elle est renvoyée au Venezuela elle continuera d'être victime de persécutions
et qu'elle sera traduite en jugement pour avoir dénoncé des hommes politiques
corrompus, dans un système juridique où il n'existe aucun moyen lui permettant
de faire la preuve de son innocence dans l'affaire des faux. Elle ajoute que
les forces de sécurité continuent de faire subir aux personnes arrêtées des
tortures et des mauvais traitements psychiques et physiques et qu'elle risque
d'être arrêtée, toutes choses qui constituent une violation de l'article 3 de
la Convention.
Observations de l'État partie
4.1 Dans ses observations en date du 28 août 2000, l'État partie répond aux
allégations de la requérante en ce qui concerne la recevabilité et le fond.
Après un bref exposé de la législation suédoise en matière d'immigration, l'État
partie explique que la requérante, née en 1958, est entrée en Suède avec son
mari et ses enfants le 26 février 1998, en possession de passeports valables.
Ils ont déposé une demande d'asile le 19 mars 1998 au motif qu'ils avaient été
victimes de harcèlements à la suite d'un scandale lié à une affaire de corruption
et qu'ils avaient peur de retourner au Venezuela. La demande a été rejetée le
24 août 1998 et la Commission des étrangers a rejeté leur recours le 3 mars
2000.
4.2 En ce qui concerne la recevabilité, l'État partie affirme que la requête
devrait être déclarée irrecevable ratione materiae parce que la requérante
n'a pas apporté de motifs suffisants pour que sa demande soit compatible avec
la Convention, conformément au paragraphe 2 de l'article 22. L'État partie dit
que d'après la requérante, si elle retourne au Venezuela elle sera arrêtée,
jugée et condamnée à un emprisonnement, sans bénéficier des garanties d'un procès
équitable. Or, objecte l'État partie, même si la requérante invoque l'article
3 de la Convention, elle n'a pas dit spécifiquement qu'elle serait victime de
torture si elle retournait au Venezuela. Au contraire, elle a déclaré au fonctionnaire
du service de l'immigration, que la police ne pratiquait pas la torture, quand
il l'a interrogée sur les conditions dans les prisons au Venezuela. L'État partie
affirme que les faits éventuels que la requérante redoute n'entrent pas dans
le cadre de la définition de la torture donnée dans la Convention.
4.3 En ce qui concerne le fond, l'État partie distingue la situation générale
des droits de l'homme au Venezuela et la situation personnelle de la requérante
si elle retournait au Venezuela.
a) En ce qui concerne la situation générale des droits de l'homme au Venezuela, l'État partie objecte que, même si elle continue de ne pas être très bonne dans certaines régions, il n'y a pas de raison d'affirmer qu'elle révèle un ensemble systématique de violations graves, flagrantes ou massives des droits de l'homme. Il rappelle à ce sujet que, s'il est vrai que les rapports concernant les violations des droits de l'homme au Venezuela, comme le rapport du Département d'État des États-Unis pour 1999, le rapport de Human Rights Watch pour 1999 et le rapport d'Amnesty International pour 2000 font état d'exécutions extrajudiciaires de la part des membres de l'armée et de la police ainsi que d'une augmentation des cas de tortures et de mauvais traitements infligés aux détenus, les femmes sont placées dans des centres de détention distincts, où les conditions sont meilleures que dans les prisons pour hommes. L'État partie affirme en outre que le Gouvernement Chávez a rétabli en février 1999 les articles de la Constitution garantissant l'interdiction de l'arrestation sans mandat ainsi que la liberté de déplacement. Enfin, l'État partie rappelle que les rapports mentionnés font état de tortures et indiquent que les forces de sécurité continuent de soumettre les détenus à des tortures et mauvais traitements physiques et psychiques. Toutefois, bien que la situation générale des droits de l'homme au Venezuela laisse beaucoup à désirer, en particulier en ce qui concerne les conditions carcérales, cela ne suffit pas à conclure qu'une personne renvoyée au Venezuela sera soumise à la torture.
b) Pour ce qui est de la situation personnelle de la requérante, l'État partie rappelle que, contrairement à de nombreuses autres personnes qui ont adressé des requêtes au Comité, la requérante n'a jamais appartenu à un parti ou une organisation politique. Sa plainte repose sur le fait qu'elle est soupçonnée à tort d'être impliquée dans une affaire de corruption, ce qui pourrait lui valoir d'être condamnée à une peine de prison si elle retournait au Venezuela, et sur les mauvaises conditions carcérales. La requérante n'a pas fait valoir non plus qu'elle avait été torturée dans le passé et, plus important encore, elle n'a pas montré de façon claire pourquoi elle serait soumise à la torture si elle retournait au Venezuela. L'État partie fait savoir enfin que le Venezuela n'a pas demandé l'extradition de la requérante et ajoute qu'il n'existe aucun élément permettant de penser que les autorités vénézuéliennes ont l'intention de la mettre en prison. Au contraire, l'État partie a pu confirmer que le chef de l'ONI, principal suspect dans l'affaire de corruption, n'avait pas été arrêté.
4.4 L'État partie indique que le service national de l'immigration dans sa décision
du 24 août 1998, comme la Commission des étrangers dans sa décision du 14 mars
2000, ont fait valoir qu'encourir le risque d'être jugé ou être l'objet de harcèlement
ne constituait pas un motif pour obtenir l'asile en Suède. De plus, ils se sont
assurés que si elle était traduite en jugement, la requérante bénéficierait
de toutes les garanties d'un procès équitable et que de surcroît elle avait
beaucoup de chance de gagner un éventuel procès. L'État partie ajoute qu'il
n'a aucun doute sur l'authenticité du récit de la requérante au sujet de l'affaire
de corruption et des harcèlements dont elle a fait l'objet ultérieurement. Toutefois,
il estime que les arguments donnés par les deux organes sont fondés.
Commentaires de la requérante
5.1 Dans ses commentaires en date du 27 mars 2002, la requérante reconnaît que
l'État partie ne met pas en doute ses déclarations concernant les faits mais
doute qu'elle risque d'être soumise à la torture si elle retourne au Venezuela.
Toutefois, elle explique qu'elle risque effectivement et incontestablement d'être
jugée et condamnée à une longue peine d'emprisonnement et par conséquent qu'il
existe aussi pour elle le risque d'être soumise à la torture dans une prison
vénézuélienne, en contravention des dispositions de l'article 3 de la Convention.
5.2 En ce qui concerne les arguments de l'État partie qui fait valoir que la
requête devrait être déclarée irrecevable ratione materiae , la requérante
explique que, quand elle a été démise de ses fonctions, elle a perdu la protection
dont elle jouissait en tant que fonctionnaire et qu'elle est devenue la cible
de harcèlements et de menaces de la part de l'ONI et de la DEX, qui lui disaient
qu'elle allait être accusée de faux. La requérante fait valoir que, comme les
menaces émanent de personnes qui occupent encore des postes politiques importants,
il est tout à fait douteux que son procès puisse être équitable. Elle ajoute
que les décisions des autorités de l'État partie à son égard ont été prises
sur la foi d'informations fausses, puisqu'elles n'ont pas su faire la distinction
entre le Fiscal General , d'une part, et la DEX et l'ONI, d'autre part,
et qu'elles n'ont pas compris que le chef de l'ONI n'avait jamais été son supérieur
hiérarchique. La requérante reconnaît également que devant les fonctionnaires
du service national de l'immigration elle a bien dit que la torture n'était
pas autorisée au Venezuela mais elle a expliqué qu'elle avait peur de la torture
et des conditions dans les prisons vénézuéliennes.
5.3 En ce qui concerne l'argument de l'État partie sur le fond, la requérante
affirme qu'elle avait des motifs sérieux de craindre pour sa sécurité et que
l'argument de l'État partie qui affirme que les conditions générales dans un
pays ne sont pas un motif suffisant pour apprécier le risque encouru par un
individu d'être soumis à la torture s'il est renvoyé dans son pays n'est en
aucune manière une preuve satisfaisante. En outre, malgré les améliorations
qu'aurait apportées Chávez, nul n'ignore le degré de corruption du Gouvernement
vénézuélien. De plus, poursuit la requérante, d'après l'État vénézuélien lui-même
chaque jour au moins une personne est soumise à la torture.
5.4 La requérante répond à l'argument de l'État partie qui dit qu'elle n'a jamais
milité dans un parti politique quel qu'il soit ou qu'elle n'a eu aucune activité
politique en expliquant que, même si elle était seulement fonctionnaire, le
fait que les responsables de la fraude étaient des agents publics d'un organisme
politique rend l'affaire politique et fait qu'elle craint à juste titre pour
sa sécurité si elle revient dans son pays. En ce qui concerne l'objection de
l'État partie qui fait valoir que le directeur de l'ONI n'a pas été arrêté,
la requérante dit que cet élément ne peut pas servir à prouver qu'elle est en
sécurité car les puissants protègent les puissants.
5.5 Enfin la requérante réaffirme que la situation actuelle au Venezuela, après
le coup d'État contre le Président Chávez, lui fait craindre encore plus pour
sa sécurité.
Délibérations du Comité
6. Avant d'examiner toute plainte soumise dans une requête, le Comité contre
la torture doit déterminer si elle est ou non recevable en vertu de l'article
22 de la Convention. Le Comité s'est assuré, comme il est tenu de le faire conformément
au paragraphe 5 a) de l'article 22 de la Convention, que la même question n'a
pas été examinée par une autre instance internationale d'enquête ou de règlement
et n'est pas en cours d'examen. Le Comité relève que l'État partie ne conteste
pas que les recours internes aient été épuisés. Il note aussi que de l'avis
de l'État partie la requête doit être déclarée irrecevable ratione materiae
parce que la Convention n'est pas applicable aux faits allégués, étant
donné que les actes auxquels la requérante dit qu'elle sera exposée si elle
est renvoyée au Venezuela n'entrent pas dans le cadre de la définition de la
«torture» donnée à l'article premier de la Convention. Le Comité estime toutefois
que les arguments de la requérante soulèvent une question de fond, qui doit
être traitée dans le cadre de l'examen au fond et non pas au stade de la recevabilité.
Ne voyant pas d'autre obstacle à la recevabilité, le Comité déclare la requête
recevable et, étant donné que l'État partie et la requérante ont formulé l'un
et l'autre des observations sur le fond, il procède donc à l'examen au fond.
7. Conformément au paragraphe 1 de l'article 3 de la Convention, le Comité doit
déterminer s'il existe des motifs sérieux de croire que la requérante risque
d'être soumise à la torture si elle est renvoyée au Venezuela. Pour ce faire,
il doit tenir compte de toutes les considérations possibles, conformément au
paragraphe 2 de l'article 3, y compris de l'existence d'un ensemble systématique
de violations graves, flagrantes ou massives des droits de l'homme. Il s'agit
toutefois de déterminer si l'intéressé court personnellement le risque d'être
soumis à la torture dans le pays dans lequel il est renvoyé. L'existence d'un
ensemble de violations graves, flagrantes ou massives des droits de l'homme
dans un pays ne constitue pas en soi un motif suffisant pour conclure qu'un
individu risquerait d'être victime de torture à son retour dans ce pays; il
faut qu'il existe des raisons supplémentaires de penser que l'intéressé serait
personnellement en danger. Dans le cas à l'étude, le Comité doit déterminer
si l'expulsion de la requérante vers le Venezuela aurait comme conséquence prévisible
de l'exposer à un risque réel et personnel d'être arrêtée et
torturée.
8. Le Comité prend note des arguments de l'État partie qui fait valoir que si
la situation des droits de l'homme au Venezuela continue d'être mauvaise, en
particulier en ce qui concerne les conditions de détention, il n'y a pas de
motif suffisant pour affirmer qu'il existe au Venezuela un ensemble systématique
de violations graves, flagrantes ou massives des droits de l'homme. De même,
le Comité prend note des arguments de la requérante et de l'État partie en ce
qui concerne le risque de torture qu'encourrait la requérante et estime que
cette dernière n'a pas fourni d'éléments suffisants pour montrer qu'elle courrait
au Venezuela un risque prévisible, réel et personnel d'être soumise à la torture.
9. Le Comité est convaincu par les arguments de l'État partie et considère que
les informations dont il est saisi ne montrent pas qu'il existe des motifs suffisants
de croire que la requérante court personnellement le risque d'être torturée
si elle est renvoyée au Venezuela.
10. Le Comité contre la torture, agissant en vertu du paragraphe 7 de l'article
22 de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels,
inhumains ou dégradants, estime que la décision de l'État partie de renvoyer
la requérante au Venezuela ne constitue pas une violation de l'article 3 de
la Convention.