M. J.A.G.V. c. Suède, Communication No. 215/2002, U.N. Doc. CAT/C/31/D/215/2002 (2003).
Présentée par : M. J. A. G. V (représenté par un conseil)
Au nom de : M. J. A. G. V.
État partie : Suède
Date de la requête : 22 juillet
2002
Le Comité contre la torture , institué en vertu de l'article 17 de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants,
Réuni le 11 novembre 2003,
Ayant achevé l'examen de la requête no 215/2002, présentée par M. J. A. G. V. en vertu de l'article 22 de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants,
Ayant tenu compte de toutes les informations qui lui ont été communiquées par le requérant, son conseil et l'État partie,
Adopte ce qui suit:
Décision au
titre du paragraphe 7 de l'article 22
de la Convention
1.1 Le requérant est J. A. G. V.,
de nationalité colombienne, né en 1962. Dans sa communication datée du 22 juillet
2002, il affirmait que son expulsion vers la Colombie constituerait une violation
par la Suède de l'article 3 de la Convention contre la torture et autres peines
ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (ci-après dénommée «la Convention»).
Il est représenté par un conseil.
1.2 L'État partie a ratifié la Convention le 8 janvier 1986, date à laquelle
il a également formulé la déclaration prévue à l'article 22 de la Convention.
La Convention est entrée en vigueur pour l'État partie le 26 juin 1987.
1.3 Conformément au paragraphe 3 de l'article 22 de la Convention, le Comité
a transmis la requête à l'État partie le 23 juillet 2002 en lui demandant de
faire parvenir ses observations et, en application du paragraphe 1 de l'article
108 de son règlement intérieur, il l'a prié de ne pas expulser le requérant
en Colombie tant que sa requête serait à l'examen. Toutefois, le Comité a indiqué
qu'il pourrait revoir sa demande compte tenu des nouveaux arguments présentés
par l'État partie ou des garanties et assurances fournies par les autorités
colombiennes. Le requérant a été expulsé vers la Colombie le 23 juillet 2002.
Dans sa réponse datée du 30 octobre 2002, l'État partie a fait savoir qu'il
n'avait pu accéder à la demande du Comité car l'arrêté d'expulsion était déjà
en cours d'exécution lorsque son Gouvernement a reçu la demande de mesures provisoires
de protection.
Rappel des faits
2.1 Le requérant affirme qu'il était membre des Forces armées révolutionnaires
de Colombie (FARC) et de la Centrale unitaire des travailleurs (Central Unitaria
de Trabajadores). Il soutient avoir été détenu et torturé à plusieurs reprises
au cours des années 90 (1) par des agents de la police colombienne qui, selon
lui, l'ont frappé, lui ont appliqué des décharges électriques sur les parties
génitales jusqu'à lui faire perdre connaissance et lui ont placé des sacs en
plastique remplis d'eau sur la tête lui couvrant le nez et la bouche. Le requérant
affirme qu'il s'est évadé de prison plusieurs fois.
2.2 Le requérant indique qu'il est parvenu à sortir de Colombie en utilisant
un faux passeport car il était recherché par la police et qu'il est arrivé en
Suède le 25 mars 1998 sous une identité différente de la sienne.
2.3 Le 26 mai 1998, le requérant a demandé un permis de séjour permanent en
Suède sous le nom de Celimo Torres Romero. Le 24 juillet 1998, sous cette même
identité, il a été arrêté en tant que suspect dans une affaire de trafic de
drogue. Sa véritable identité a été révélée au cours de l'enquête policière.
2.4 Le 24 septembre 1998, le tribunal du district de Sollentuna a condamné le
requérant à six ans d'emprisonnement et à être expulsé du territoire de l'État
partie car il l'a reconnu coupable du délit de trafic de drogue (2) en Suède.
Le requérant a formé un recours devant la Cour d'appel de Svea, qui l'a rejeté
dans un arrêt daté du 26 février 1999. Ce même jour, le requérant a été conduit
en prison. Il a été mis en liberté conditionnelle le 23 juillet 2002.
2.5 Le 13 octobre 1998, le requérant a déposé une demande d'asile sous le nom
de J. A. G. V. Le 25 mars 1999, le Conseil suédois des migrations a rejeté sa
demande au motif qu'il avait demandé l'asile seulement après sa condamnation
à être expulsé de Suède. Le requérant a fait appel de cette décision auprès
de la Commission suédoise de recours des étrangers qui l'a débouté le 20 novembre
2000. (3)
2.6 Le 17 juillet 2002, le requérant a déposé une plainte devant la Cour européenne
des droits de l'homme, qui a été retirée quelques jours plus tard.(4)
Teneur de la requête
3.1 Le requérant affirme dans sa lettre initiale que son expulsion vers la Colombie
constituerait une violation par la Suède de l'article 3 de la Convention, étant
donné qu'il courait le risque d'être soumis à de nouvelles tortures dans ce
pays.
3.2 Le requérant estime que la décision de rejet de la demande d'asile par les
autorités suédoises n'était pas fondée car celles-ci ont simplement constaté
que le Gouvernement colombien avait mis en place un programme de protection
dont bénéficierait M. J. A. G. V., sans tenir compte du fait que le requérant
avait été torturé en Colombie. Il affirme également que les autorités suédoises
ont rejeté sa demande car elles n'accordaient pas suffisamment de crédit à ses
affirmations alors qu'il avait présenté des certificats médicaux pour prouver
qu'il avait été torturé.
Observations de l'État partie sur la recevabilité et sur le fond
4.1 Dans une lettre datée du 30 octobre 2002, l'État partie note qu'il faut
tenir compte du fait que la même affaire a été soumise à une autre instance
internationale de règlement, le requérant ayant déposé plainte auprès de la
Cour européenne des droits de l'homme. Il ajoute que le requérant a décidé de
retirer sa plainte car il n'a pas bénéficié de mesures provisoires, alors même
que la plainte n'avait pas encore été formellement enregistrée.
4.2 L'État partie reconnaît que tous les recours internes ont été épuisés mais
affirme que la requête doit être déclarée irrecevable en vertu du paragraphe
5 b) de l'article 22 de la Convention au motif que la requête n'est pas suffisamment
étayée.
4.3 Dans l'hypothèse où le Comité déclarerait la requête recevable, l'État partie
affirme, s'agissant du fond de la requête, que le retour du requérant en Colombie
ne constituerait pas une violation de l'article 3 de la Convention. Il rappelle
que, conformément à la jurisprudence du Comité, pour appliquer l'article 3 de
la Convention, il faut tenir compte: a) de la situation générale des droits
de l'homme dans le pays et b) du risque pour le requérant d'être soumis à la
torture dans le pays vers lequel il est renvoyé.
4.4 L'État partie affirme être pleinement conscient de la situation générale
des droits de l'homme en Colombie et juge inutile de s'y attarder. Il se contente
donc d'examiner le risque que courrait personnellement le requérant d'être soumis
à la torture à son retour dans ce pays. Il affirme que les circonstances invoquées
par le requérant ne suffisent pas à prouver qu'il court personnellement un risque
prévisible et réel d'être torturé en Colombie. Il rappelle à cet égard la jurisprudence
du Comité concernant l'interprétation de l'article 3 de la Convention.(5)
4.5 L'État partie ajoute que la crédibilité du requérant a une importance capitale
pour statuer sur la demande d'asile, et que les autorités nationales qui procèdent
aux entretiens se trouvent évidemment en très bonne position pour évaluer cette
crédibilité. À cet égard, l'État partie souligne que les déclarations du requérant
devant le Conseil des migrations et la Commission de recours des étrangers ont
fait douter l'un et l'autre organes de sa crédibilité. Il souligne que le requérant
a déposé une demande d'asile quelques jours après que le tribunal du district
de Sollentuna a ordonné son expulsion du territoire suédois parce qu'il s'était
livré au trafic de drogue. Il ajoute que le requérant n'a pas révélé sa vraie
identité, qui a été découverte plus tard lors de l'enquête judiciaire, et que
tous ces faits ont conduit les autorités d'immigration à ne pas accorder de
crédit aux affirmations du requérant selon lesquelles il risquait d'être torturé
en Colombie s'il était expulsé vers ce pays.
4.6 Selon l'État partie, il n'est pas logique qu'une personne qui sollicite
la protection d'un pays compromette ses relations avec ce pays en commettant
un délit. Il note en outre que cette infraction a été commise dans les trois
mois suivant son arrivée en Suède. Les autorités judiciaires l'ont reconnu coupable
et, d'après l'enquête policière, le requérant a acheté la cocaïne en Colombie
avant de quitter ce pays et la drogue a été introduite en Suède par son beau-frère.
Selon l'État partie, cette conduite n'est pas celle que l'on pourrait attendre
d'un demandeur d'asile.
4.7 L'État partie note que le requérant n'a produit aucune preuve de ses supposées
activités politiques en Colombie. D'après les informations fournies, le requérant
a fait l'objet de poursuites judiciaires pour vols en Colombie et devant les
autorités suédoises de l'immigration, il n'a donné aucun détail concernant les
actes de torture qu'il aurait subis et les dates et lieux de ses détentions.
L'État partie affirme que les seuls éléments de preuve présentés par le requérant
étaient des certificats médicaux mais que ceux-ci mentionnaient uniquement la
possibilité que le requérant ait été victime de torture.
4.8 Dans un autre courrier daté du 8 juillet 2003, l'État partie signale au
Comité qu'il a reçu des informations des autorités colombiennes selon lesquelles,
à son retour dans le pays, le requérant a été détenu pendant une brève période
pour s'être évadé de prison et était soupçonné de plusieurs autres délits qui
ne présentaient aucun caractère politique.
Commentaires du requérant sur les observations de l'État partie
5.1 Dans une lettre datée du 17 avril 2003, le conseil du requérant a formulé
des commentaires concernant les observations de l'État partie. Il affirme qu'il
ne lui a pas été possible de recueillir des éléments de preuve concernant les
activités politiques du requérant ou les actes de torture dont il a été victime
en Colombie.(6)
5.2 Le requérant affirme que son épouse, Mme K. B., lui a rendu visite après
qu'il a été expulsé et privé de liberté en Colombie. En outre, il présente une
copie d'une déclaration écrite de Hector Mosquera devant une autorité judiciaire
colombienne, dans laquelle il affirmait en 1994, avoir été victime de torture.
Le conseil indique qu'il s'agit de la même personne que le requérant.(7)
5.3 Le requérant signale qu'il a été privé de liberté à son arrivée à l'aéroport
de Bogotá et que le 30 juillet 1999, alors qu'il se trouvait en Suède, il a
été condamné à huit mois d'emprisonnement par le troisième tribunal pénal de
la circonscription de Cartago pour s'être évadé de prison, ce qui prouve qu'il
était persécuté. Il ajoute que, s'il voyageait sous une autre identité, c'était
par crainte d'être arrêté par les autorités colombiennes, et qu'il n'avait pas
commis le délit pour lequel il avait été jugé et condamné en Suède.
5.4 Le requérant signale que selon la législation suédoise, si une instance
internationale formule une demande de mesures provisoires, l'exécution de la
mesure d'expulsion doit être suspendue. Il ajoute que son conseil a prévenu
les autorités de l'État partie qu'il avait demandé au Comité de solliciter l'adoption
de mesures provisoires, et que la procédure d'expulsion se poursuit jusqu'à
ce que l'étranger soit accepté par les autorités du pays dans lequel il est
renvoyé; par conséquent, l'expulsion aurait pu être suspendue lorsqu'il a fait
escale à Madrid.
5.5 Le requérant affirme que, lorsqu'il a été expulsé, il courait personnellement
un risque réel d'être torturé en Colombie et que si cela ne s'était pas produit,
c'était grâce à certaines circonstances telles que l'assistance intensive dont
il a bénéficié ainsi que les mesures prises à l'échelon international pour appeler
l'attention de l'État partie (8); c'est aussi pour ces raisons qu'il a été libéré
relativement vite, mais il existe encore un risque qu'il soit persécuté. Il
craint actuellement que les groupes paramilitaires le capturent et le torturent
ou l'assassinent.
Délibérations du Comité
6.1 Avant d'examiner une plainte présentée dans une requête, le Comité contre
la torture doit déterminer si la requête est recevable en vertu de l'article
22 de la Convention. À cet égard, le Comité note l'affirmation de l'État partie
selon laquelle la requête doit être déclarée irrecevable au motif qu'elle a
déjà été soumise à la Cour européenne des droits de l'homme. À ce sujet, le
Comité relève que la plainte a été retirée avant d'avoir été examinée par cette
instance. Par conséquent, il considère que les dispositions du paragraphe 5
a) de l'article 22 de la Convention n'empêchent pas l'examen de la requête.
6.2 Le Comité observe également que l'État partie reconnaît que les recours
internes ont été épuisés. Par conséquent, il ne voit aucun autre obstacle à
la recevabilité de la requête. Il déclare donc celle-ci recevable et procède
à l'examen de la question sur le fond.
7.1 Le Comité a examiné la requête en tenant compte de toutes les informations
fournies par les parties, conformément au paragraphe 4 de l'article 22 de la
Convention.
7.2 Le Comité doit déterminer si, en expulsant le requérant vers la Colombie,
l'État partie a manqué à l'obligation qui lui est faite en vertu de l'article
3 de la Convention de ne pas expulser ou refouler un individu vers un autre
État où il y a des motifs sérieux de croire qu'il risque d'être soumis à la
torture.
7.3 Le Comité doit examiner s'il existait des motifs sérieux de croire que le
requérant risquait personnellement d'être soumis à la torture à son retour en
Colombie. Pour en arriver à cette conclusion, il doit tenir compte de tous les
éléments pertinents, conformément au paragraphe 2 de l'article 3 de la Convention,
notamment l'existence d'un ensemble systématique de violations graves, flagrantes
ou massives des droits de l'homme. Le Comité rappelle toutefois qu'il s'agit
de déterminer si l'intéressé risquerait personnellement d'être soumis à la torture
dans le pays vers lequel il serait renvoyé. Dès lors, l'existence d'un ensemble
systématique de violations graves, flagrantes ou massives des droits de l'homme
dans le pays n'est pas en soi un motif suffisant pour établir que l'individu
risquerait d'être soumis à la torture à son retour dans ce pays; il doit exister
des motifs supplémentaires qui donnent à penser que l'intéressé serait en danger.
À l'inverse, l'absence d'un ensemble de violations flagrantes et systématiques
des droits de l'homme ne signifie pas qu'une personne ne peut pas être considérée
comme risquant d'être soumise à la torture dans les circonstances qui sont les
siennes.
7.4 En l'espèce, le Comité prend note des observations de l'État partie selon
lesquelles le requérant n'a pas démontré qu'il se livrait à des activités politiques
en Colombie, et selon lesquelles il ne court pas personnellement un risque réel
d'être soumis à la torture; l'État partie a en effet été informé par les autorités
colombiennes que le requérant a été détenu pendant une brève période, et il
relève qu'aucun indice ne donne à penser qu'il a été torturé après son retour
en Colombie. En outre, le Comité observe que le conseil a fait savoir que le
requérant se trouve actuellement en liberté conditionnelle.
7.5 Le Comité note également les circonstances qui ont fait douter les autorités
de l'État partie de la nécessité d'accorder une protection au requérant. Il
constate en outre que le requérant n'a pas fourni d'éléments de preuve suffisants
qui permettent d'établir qu'il a été victime de torture en Colombie (9). Compte
tenu de ce qui précède, le Comité estime que les informations fournies par le
requérant ne permettent pas de conclure qu'il existait des motifs sérieux de
croire que ce dernier risquait personnellement d'être torturé à son retour en
Colombie.
8. Le Comité contre la torture, agissant en vertu du paragraphe 7 de l'article
22 de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels,
inhumains ou dégradants, estime que le requérant n'a pas apporté d'éléments
suffisants pour étayer ses craintes d'être soumis à la torture à son retour
en Colombie, et conclut en conséquence que son expulsion vers ce pays n'a pas
constitué une violation par l'État partie de l'article 3 de la Convention.
_____________________________
[Adopté en espagnol (version originale), en anglais, en français et en russe.
Paraîtra ultérieurement en arabe et en chinois dans le rapport annuel présenté
par le Comité à l'Assemblée générale.]
Notes
1. Le requérant ne précise ni dans sa lettre initiale ni dans ses commentaires
ultérieurs les dates auxquelles il aurait été torturé et les lieux où ces faits
se seraient produits.
2. En l'espèce, l'introduction en Suède, en contrebande, d'un kilo de cocaïne
provenant de Colombie dans le but de vendre la drogue sur le territoire de l'État
partie.
3. La Commission de recours des étrangers a en outre constaté que le requérant
était entré sur le territoire suédois sous une fausse identité et qu'il avait
demandé en 1998 un permis de travail sous cette même identité, au motif qu'il
entretenait une liaison sentimentale avec une Suédoise alors qu'il était marié
et avait une famille en Colombie. De l'avis de la Commission, tous ces faits
faisaient sérieusement douter de la crédibilité des déclarations du requérant
visant à obtenir la protection de l'État partie.
4. Aucune date n'est précisée.
5. S. M. R. et M. M. R. c. Suède, communication no 103/1998, décision du Comité
contre la torture au titre de l'article 22 de la Convention contre la torture
et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, adoptée le
5 mai 1999, par. 9.7 et 9.4: S.L. c. Suède, communication no 150/1999, décision
du Comité contre la torture au titre de l'article 22 de la Convention contre
la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants,
adoptée le 11 mai 2001, par. 6.4.
6. Le conseil propose à la fin de sa lettre de fournir d'autres renseignements
en complément de la requête mais n'a fourni aucune information depuis lors.
7. [Le requérant envoie la copie d'un avis de recherche lancé par les autorités
d'une prison de Colombie mais le secrétariat doute de la véracité de ce document.]
8. Le 24 juillet 2002, le Rapporteur spécial sur la question de la torture a
appelé de toute urgence l'attention du Gouvernement colombien sur le cas du
requérant.
9. [Note: Seulement des certificats médicaux.]