H.D. (nom supprimé) c. Suisse, Communication No. 112/1998, U.N. Doc. CAT/C/22/D/112/1998 (1999).
Présentée par : H. D. (nom supprimé) (représenté par un conseil)
Au nom de : L'auteur
État partie : Suisse
Date de la communication : 4 juin 1998
Le Comité contre la torture , institué conformément à l'article 17 de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants,
Réuni le 30 avril 1999,
Ayant achevé l'examen de la communication No. 112/1998, présentée au Comité contre la torture en vertu de l'article 22 de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants,
Ayant tenu compte de toutes les informations qui lui ont été communiquées par l'auteur de la communication et l'État partie,
Adopte ses constatations au titre du paragraphe 7 de l'article 22 de la Convention.
1. L'auteur de la communication est H. D., citoyen turc d'origine kurde né en 1960. Il lui a été refusé le statut de réfugié en Suisse et est menacé de renvoi, avec sa femme et ses deux enfants. Il affirme que son renvoi vers la Turquie serait contraire aux obligations de la Suisse en vertu de l'article 3 de la Convention. Il est représenté par un conseil.
Les faits présentés par l'auteur
2.1 L'auteur est originaire de la région de Pazarcik en Turquie. Il affirme avoir été sympathisant du parti illégal PKK pendant les années où il était étudiant, mais ne pas avoir pris part à des activités précises, sauf à fournir de la nourriture et des vêtements à des proches qui, eux, avaient des rapports avec le PKK. Il déclare qu'un de ses cousins, membre actif du PKK qui avait été emprisonné entre septembre 1990 et avril 1991, était venu vivre avec l'auteur et sa famille après sa libération. Les 14 et 15 mai 1991, des membres des forces de sécurité sont venus chercher son cousin à la maison. Ne l'ayant pas trouvé, ils ont arrêté l'auteur le 15 mai et l'ont conduit tout d'abord au poste de gendarmerie à Pazarcik, où il a été battu. Ensuite, il a été transféré à Maras, où il a été questionné sur l'endroit où se trouvait son cousin et sur ses activités. L'auteur déclare qu'il a été détenu jusqu'au 28 mai 1991 et qu'il a été torturé, en particulier à l'électricité. Il a été remis en liberté avec, pour explication, que l'on aurait retrouvé son cousin.
2.2 À son retour à Pazarcik, il a appris que son cousin avait été tué par les forces de sécurité. À l'h_pital il a pu voir le cadavre, qui était défiguré et mutilé. Au cimetière, il a voulu prendre une photo du cadavre, mais un inconnu dont l'auteur croit qu'il était en rapport avec les services de sécurité, l'en a empêché en fracassant son appareil de photo sur le sol. Le 5 juin 1991, il a été à nouveau détenu pendant un jour. On lui a signalé que les forces de sécurité étaient au courant de son soutien en faveur du PKK et on l'a menacé de mort s'il refusait de coopérer avec le service d'information et de dénoncer des membres du PKK. Sentant sa vie menacée, il a décidé de quitter la région et s'est rendu à Istanbul le 14 juillet 1991.
2.3 Le jour de son départ pour Istanbul, des personnes en civil sont venues à son domicile et ont demandé à son épouse où il se trouvait. Elle leur a répondu qu'il était sorti travailler; ils l'ont alors insultée et lui ont reproché de soutenir des terroristes. Puis ils l'ont emmenée au poste de police où elle est restée quelques heures et où elle a été giflée. Le 13 août 1991, elle a rejoint son mari à Istanbul.
2.4 L'auteur est arrivé en Suisse avec sa famille le 20 août 1991 et a immédiatement demandé l'asile. L'Office fédéral des réfugiés (ODR) a rejeté sa demande le 21 avril 1992. Le 17 janvier 1996, la Commission de recours en matière d'asile (CRA) a rejeté l'appel. L'auteur a présenté une demande de révision de la décision de la Commission, qui, le 12 août 1996, a également été rejetée. Deux demandes de réexamen ont été soumises à l'ODR, qui les a rejetées, l'une le 5 septembre 1996 et l'autre le 1er mai 1998. Enfin, le 19 mai 1998, la Commission a rejeté l'appel contre ces décisions.
2.5 Le conseil signale que la fuite de l'auteur resterait largement inexplicable sans la torture subie et les menaces proférées pour qu'il collabore avec les services secrets. Il faut tenir compte du fait que son épouse était enceinte au septième mois lors du départ et que, économiquement, il avait une bonne position en Turquie. Il fait également valoir qu'un expert psychiatrique a constaté que l'auteur souffrait de stress post-traumatique causé avant tout par les expériences subies avant son arrivée en Suisse. En outre, l'auteur et sa famille ont vécu pendant plus de deux ans dans l'illégalité en Suisse, ce qui a miné profondément sa santé psychique. Ce séjour illégal reste inexplicable si l'auteur n'avait pas la certitude qu'il serait torturé s'il retournait en Turquie.
La teneur de la plainte
3. Compte tenu des raisons qui ont motivé son départ de la Turquie ainsi que l'existence de persécutions flagrantes et systématiques des séparatistes kurdes de la part des autorités turques, l'auteur affirme que son renvoi en Turquie constituerait une violation de l'article 3 de la Convention, car il existe des motifs sérieux de croire qu'il risquerait d'être soumis à la torture à son retour.
Observations de l'État partie sur la recevabilité et le bien-fondé de la communication
4.1 Dans une lettre du 19 août 1998, l'État partie a informé le Comité qu'il n'avait pas pu donner suite à l'invitation du Comité du 23 juin 1998, en application du paragraphe 9 de l'article 108 de son règlement intérieur, de ne pas expulser ou refouler l'auteur vers la Turquie, étant donné que lui et sa famille avaient disparu depuis le 15 septembre 1996. Le 27 novembre 1998, l'État partie a informé le Comité que l'auteur et sa famille avaient réapparu et que l'ODR avait demandé à la Police des étrangers du canton de Berne de ne pas exécuter le renvoi tant que la présente communication serait pendante devant le Comité. L'État partie a également signalé qu'il ne contestait pas la recevabilité de la communication.
4.2 En ce qui concerne le fond, l'État partie signale que l'auteur reprend dans sa communication devant le Comité les arguments qu'il avait avancés à l'appui de sa demande d'asile. Dans le cadre de cette dernière, il avait manifesté avoir soutenu financièrement des membres actifs du PKK. Il leur aurait de surcroît fourni des vêtements et de la nourriture. Il aurait été arrêté pour la première fois en 1977 et, en 1982, il aurait été pressé de coopérer avec le service d'information turc. Il prétend que son renvoi vers la Turquie l'exposerait au risque d'être à nouveau arrêté et torturé (ce que l'on appelle la "persécution réfléchie").
4.3 Selon l'État partie, les déclarations que l'auteur avait faites lors de ses auditions du 30 août et du 2 décembre 1991 devant l'ODR contenaient des contradictions et des incohérences factuelles. L'expertise médicale privée du 31 janvier 1998, c'est-à-dire six ans et demi après le dép_t de sa demande d'asile, ne prouve pas que l'origine des troubles post-traumatiques remonte à une date antérieure au départ de l'auteur de son pays. Même dans l'hypothèse où l'auteur aurait été soumis à la torture, les autorités suisses ont considéré que l'auteur ne risquerait pas de "persécution réfléchie" à son retour en Turquie étant donné, entre autres, les informations recueillies par l'ambassade de Suisse à Ankara, selon lesquelles l'auteur n'est pas recherché par la police et n'est pas soumis à une interdiction de passeport.
4.4 Les autorités suisses compétentes ont relevé le peu de crédit à accorder à l'affirmation de l'auteur selon laquelle il aurait été torturé lors de sa détention du 15 au 28 mai 1991. À l'appui de sa communication, l'auteur invoque, comme précédemment devant les autorités suisses, qu'en date du 15 mai 1991 les forces de sécurité auraient cherché en vain son cousin N. D. au domicile de l'auteur. N'ayant pas trouvé son cousin, ils l'auraient emmené au poste de gendarmerie de Pazarcik, puis l'auraient transféré à Kahramanmaras où ils l'auraient torturé. Lors de son audition par la Police des étrangers le 2 décembre 1991 l'auteur a affirmé qu'on l'aurait battu avec des bâtons en caoutchouc alors qu'il avait les yeux bandés et les mains liées. On l'aurait aussi soumis à des décharges électriques. Questionné à ce sujet, il a prétendu que le courant électrique aurait été fixé à ses doigts de pieds et qu'il aurait ensuite tremblé de tout son corps. L'auteur a pu décrire de manière détaillée l'appareil d'où venaient les décharges électriques : "Il y avait une sorte de pince qu'ils me fixaient aux orteils. Il y avait aussi un appareil comme une batterie qu'ils enclenchaient". L'ODR et la CRA ont relevé certaines incohérences dans le récit de l'auteur. En effet, alors qu'il aurait été conduit les yeux bandés à l'endroit où il aurait été torturé, il a été capable de décrire de façon détaillée l'appareil produisant les décharges électriques et la manière dont celui-ci était utilisé, bien que, selon ses propres affirmations, il aurait eu les yeux bandés durant la torture. Dans sa communication, conscient de cette contradiction, l'auteur prétend qu'il s'était imaginé les causes physiques de la douleur et qu'il en aurait donné une description très générale. L'auteur reproche à cet égard aux autorités suisses d'ignorer totalement le fonctionnement normal de la mémoire. Indépendamment du bien-fondé de cette objection, il sied de rappeler que les autorités suisses ont tenu compte de toute une série d'autres contradictions pour mettre en doute la crédibilité de l'auteur.
4.5 Le 28 mai 1991, après que les forces de sécurité auraient trouvé son cousin, l'auteur aurait été tout de suite remis en liberté. La CRA en a conclu, dans son arrêt du 17 janvier 1996, que les autorités turques n'étaient pas intéressées à poursuivre l'auteur car seul N. D. les intéressait. Dans sa décision du 21 avril 1992, l'ODR a estimé que l'auteur n'aurait pas été remis en liberté si les forces de sécurité turques l'avaient réellement soupçonné d'avoir soutenu le PKK. En tout état de cause, une procédure judiciaire aurait été ouverte contre lui, et il aurait été détenu pendant une période plus longue que 14 jours. En aucun cas il aurait été remis en liberté le jour même où N.D. a été retrouvé.
4.6 À cela s'ajoute le fait que l'auteur et son épouse, selon leurs déclarations, auraient obtenu légalement le 9 juillet 1991, soit après cette arrestation, des cartes d'identité. Or, cela est peu probable pour une personne véritablement recherchée par le service d'information turc, car celle-ci aurait couru le danger d'être à nouveau arrêtée à ce moment-là. En réponse à cet argument de l'ODR, l'auteur a fait valoir dans son recours du 10 septembre 1993 à la CRA qu'il n'aurait pas obtenu lui-même ces cartes d'identité, mais qu'il les aurait obtenues par un certain Mehmet Jeniay, qui aurait eu de bonnes relations auprès des autorités de Pazarcik. La CRA a estimé que cette nouvelle explication n'était pas pertinente, compte tenu des déclarations de l'auteur lors de ses précédentes auditions.
4.7 Lors de sa demande de révision du 25 avril 1996 l'auteur a transmis des documents (acte d'accusation pour corruption passive et faux dans les titres, jugement concernant Mahmut Yeniay) tendant à démontrer que Mahmut Yeniay (ou Mehmet Jeniay), fonctionnaire de l'Office des cartes d'identité à Pazarcik, connu pour sa corruptibilité et ses irrégularités dans l'établissement de ces cartes, aurait bien établi la carte d'identité en question. Dans son arrêt du 12 août 1996, la CRA a relevé qu'il y avait à cet égard les incohérences suivantes :
a) La procédure pénale dirigée contre Mahmut Yeniay était encore pendante au moment de l'établissement des cartes d'identité. Il est difficile d'imaginer que celui-ci ait encore pu établir de tels documents en toute liberté, d'autant plus qu'il avait été emprisonné pendant un mois peu de temps auparavant.
b) Sur la carte d'identité présentée à l'ODR, le nom de l'émetteur n'est pas celui de Mahmut Yeniay.
c) Dans la présente communication, l'auteur réaffirme ce qu'il avait déclaré lors de sa première audition - à savoir qu'il aurait obtenu légalement sa carte d'identité - alors que, dans ses appels à niveau interne, il s'est efforcé de démontrer le contraire.
4.8 D'autres contradictions du requérant sont également patentes :
a) L'auteur a déclaré dans sa communication, comme il l'a fait devant les autorités suisses, que son cousin aurait vécu chez lui après avoir été remis en liberté et qu'il aurait donné des vêtements et de la nourriture à des membres du PKK. Son épouse, par contre, a déclaré que son mari, durant cette même période, avait construit une école dans un village près de Cerit et que souvent il ne rentrait pas à la maison pendant trois ou quatre jours, voire une semaine. Elle aurait pour sa part préparé à manger pour N. D. et un de ses cousins à elle, également membre du PKK. Sur la base de ces déclarations, il est probable que N. D. n'ait pas vécu chez l'auteur. Il se pourrait cependant qu'il y ait eu entre eux des rencontres sporadiques.
b) Il convient également de mentionner certaines contradictions dans les déclarations de l'auteur concernant la durée de sa détention à Pazarcik suite à son arrestation le 15 mai 1991. En effet, il a mentionné deux jours dans ses déclarations au centre d'enregistrement et quatre devant la Police des étrangers.
c) L'auteur s'est également contredit dans ses déclarations concernant la date de la dernière arrestation : 5 juin 1991 au centre d'enregistrement et dans la communication, 6 juin 1991 devant la Police des étrangers. En plus, son épouse n'a jamais parlé de cette dernière arrestation.
d) Les déclarations de l'auteur sont peu crédibles et incohérentes concernant les circonstances de l'enterrement de N. D. En particulier, l'auteur a affirmé lors de sa première audition qu'il aurait été empêché par un inconnu de photographier le cadavre de N. D., alors que lors de la seconde audition, il se serait agi d'un membre de l'unité spéciale ou du service d'information.
e) Il est peu crédible que l'auteur, qui aurait été menacé de mort s'il ne coopérait pas avec le service d'information lors de sa dernière arrestation le 6 juin 1991, ait été remis en liberté après un jour seulement.
f) Il est également peu crédible que l'auteur ait encore attendu deux mois avant de fuir son pays, et qu'il ait pu en toute légalité se faire établir une carte d'identité avant son départ.
g) Dans sa communication l'auteur fait valoir que s'il n'avait pas réellement été torturé, il ne se serait pas enfui avec sa femme car cette dernière était enceinte du septième mois au moment du départ. À cet égard, on peut se demander pourquoi l'auteur a encore attendu deux mois après sa dernière arrestation avant de fuir. Plus le temps passait, plus les conditions de départ devenaient en effet difficiles.
4.9 À la lumière des développements qui précèdent, les prétendues allégations d'arrestations et de persécutions subies par l'auteur apparaissent comme fort douteuses et ne reposent sur aucun indice sérieux digne d'être pris en considération sous l'angle de l'article 3 de la Convention.
4.10 Dans sa communication, l'auteur prétend que les troubles post-traumatiques dont il souffre seraient avant tout la conséquence de ce qu'il aurait subi en Turquie. Le médecin qui a examiné l'auteur deux fois, le 16 et le 29 janvier 1998, en présence d'un traducteur, a posé le diagnostic suivant : l'auteur souffre d'un trouble post-traumatique; il présente d'autres sympt_mes typiques : des souvenirs traumatisants, des troubles du sommeil, de la peur et de la panique; il nécessite un traitement. Les causes possibles de son état psychique sont décrites par l'expert de la manière suivante : "Il convient encore de remarquer que la longue période pendant laquelle l'auteur s'est caché en Suisse a aussi beaucoup pesé sur son état et a laissé des traces. Ses réactions lors de l'examen qu'il a subi chez moi démontrent que les éléments le plus marquants proviennent de la période qui a précédé".
4.11 L'ODR et la CRA ont estimé que rien ne démontrait que les troubles de l'auteur résulteraient des tortures qu'il aurait subies en Turquie en 1991. La CRA a constaté que l'affirmation du médecin selon laquelle les causes des troubles auraient existé pour l'essentiel avant la disparition de l'auteur n'excluait pas que ces causes remontent à une période postérieure au départ de l'auteur de son pays. Comme l'a constaté le médecin, la vie dans l'illégalité pendant deux ans a sans doute été très pesante pour un père de famille et pourrait être une cause plausible de son mauvais état psychique. Quoi qu'il en soit, on ne peut manquer de s'étonner du fait que l'auteur n'a fait état de ses troubles post-traumatiques qu'en 1998 -c'est-à-dire 6 ans et demi après son entrée en Suisse - au moment précisément où il devait être renvoyé. L'État partie croit avoir ainsi démontré que l'expertise médicale ne saurait être considérée comme une preuve au sens de l'alinéa c) du paragraphe 8 de l'Observation générale du Comité relative à l'application de l'article 3 de la Convention.
4.12 L'auteur allègue qu'il serait exposé à son retour à de nouvelles arrestations et tortures étant donné qu'il aurait soutenu des parents recherchés par les forces de sécurité. Or, les personnes apparentées à l'auteur actives au sein du PKK qu'il prétend avoir soutenues, soit son cousin N. D. et le cousin de son épouse, ont été tuées en 1991 et 1992 respectivement. Il n'apparaît pas clairement donc pourquoi les autorités turques auraient encore aujourd'hui un intérêt à persécuter l'auteur. À cet égard, il convient de rappeler que, lors de son arrestation en mai 1991, l'auteur a tout de suite été remis en liberté après que l'unité spéciale a retrouvé le cadavre de N. D. Lors de sa dernière arrestation en juin 1991, il n'a pas été torturé et a été relâché le jour même. On peut en déduire que le service d'information n'avait plus, déjà à cette époque, d'intérêt particulier à poursuivre l'auteur. Enfin, on ne saurait prétendre que les autorités turques partent de l'idée que l'auteur se trouve toujours, après un séjour à l'étranger de plus de sept ans, en étroit contact avec des parents actifs au sein du PKK restés en Turquie.
4.13 Dans son arrêt du 12 août 1996 la CRA a estimé, en application de sa jurisprudence concernant la persécution réfléchie, qu'une telle menace reste en général limitée à une zone géographique étroite, et que la personne concernée peut échapper à cette menace en s'établissant dans une autre région du pays. En outre, la Représentation suisse à Ankara a effectué des recherches concernant la situation de l'auteur en Turquie et, en novembre 1992, elle a confirmé que la police n'avait établi aucune fiche politique sur l'auteur ou attestant qu'il avait commis un crime de droit commun. Par ailleurs, il n'était soumis à aucune interdiction de passeport. Au contraire, lui et sa femme avaient obtenu des passeports en 1991 àKahramanmaras, contrairement à ses déclarations. Tenant compte de l'ensemble de ces éléments, une "persécution réfléchie" est très invraisemblable.
4.14 Il est vrai que, pour déterminer s'il y a des motifs sérieux de croire qu'une personne risque d'être soumise à la torture, les autorités compétentes doivent tenir compte "de toutes les considérations pertinentes, y compris, le cas échéant, de l'existence, dans l'État intéressé, d'un ensemble de violations systématiques des droits de l'homme, graves, flagrantes ou massives" (art. 3, par. 2, de la Convention). Le Gouvernement suisse ne conteste pas que, dans certaines régions du sud-est de la Turquie, la situation de la population kurde est difficile en raison des combats entre forces de sécurité turques et mouvements du PKK. Les conflits violents se concentrent toutefois dans des régions bien délimitées. Dans sa jurisprudence constante, la CRA part du principe que la persécution réfléchie est en règle générale limitée à une zone géographique étroite, soit en gros au village ou à la région où les organes de la police ou de la gendarmerie locales interviennent de leur propre autorité. Il existe donc en général une alternative de fuite, en particulier vers les villes et les agglomérations de l'ouest de la Turquie, ce d'autant plus que la liberté d'établissement est garantie en Turquie et qu'il existe des réseaux sociaux d'accueil pour de nombreux Kurdes à l'ouest de la Turquie.
4.15 Ainsi, il apparaît que les Kurdes ne sont pas menacés actuellement dans toutes les régions de la Turquie. Il convient donc d'examiner, dans le cas d'espèce, si l'auteur serait personnellement menacé en cas de retour en Turquie et s'il existe une possibilité adéquate et raisonnablement exigible pour lui de s'établir dans certaines régions de ce pays. La CRA a estimé, dans son arrêt du 17 janvier 1996, que l'exécution du renvoi du requérant vers sa province d'origine de Kahramanmaras n'était pas admissible mais que l'on pouvait en revanche parfaitement exiger de l'auteur - qui parle bien le turc et qui a une bonne formation - ainsi que de sa femme et de ses deux enfants qu'ils se créent les bases d'une existence digne et humaine dans une région du pays où ils ne seront pas menacés. Compte tenu de l'expérience professionnelle de l'auteur dans différents domaines et de sa formation, on peut présumer qu'il aura comparativement moins de problèmes à trouver les moyens de subvenir à ses besoins et a ceux de sa famille que beaucoup d'autres membres du peuple kurde.
4.16 Au bénéfice des considérations qui précèdent, le Gouvernement suisse invite le Comité contre la torture à constater que le renvoi de l'auteur de la présente communication en Turquie ne constituerait pas une violation des engagements internationaux de la Suisse au titre de la Convention.
Commentaires du conseil
5.1 Dans ses commentaires sur les observations de l'État partie le conseil signale que le fait que les autorités compétentes ont rendu six décisions n'est pas indicatif de la profondeur avec laquelle elles ont traité l'affaire. Ces autorités ne se sont jamais aperçues que l'auteur souffrait de troubles post-traumatiques dont l'origine remontait aux événements qu'il avait vécus en Turquie, et elles n'ont jamais eu l'idée de consulter un expert psychiatrique pour combler leur manque de connaissances dans ce domaine.
5.2 L'État partie nie, sans donner des raisons, les conclusions de l'expertise médicale. Or, cette expertise constate clairement que la plupart des troubles post-traumatiques doivent remonter à une date antérieure au départ de l'auteur de son pays.
5.3 Le fait que l'État turc n'a pas confirmé l'existence d'une fiche politique sur l'auteur ou d'une fiche attestant qu'il aurait commis un crime de droit commun ne permet pas de tirer des conclusions concernant la torture subie ou la persécution politique.
5.4 L'auteur se trouvait entre le 15 et le 28 mai 1991 dans une situation où il était victime d'une persécution réfléchie, d'après les principes des autorités suisses d'asile. Les autorités suisses se comportent d'une manière totalement contradictoire en mettant en doute la crédibilité de l'auteur quand il prétend avoir été arrêté et torturé à cause du fait que les autorités turques cherchaient N. D.
5.5 Selon le conseil, il est tout à fait raisonnable de la part de Mahmut Yeniay de signer sous un faux nom et de délivrer une carte d'identité pour laquelle il a reçu un pot-de-vin. Du fait que Yeniay avait été mis en liberté et avait peut-être déjà prévu le jugement d'acquittement du 16 juillet 1991 ce n'était pas trop dangereux pour lui de continuer d'accepter des pots-de-vin.
5.6 Les prétendues contradictions de l'auteur ne sont pas du tout aptes à ébranler sa crédibilité. D'abord, aucune d'entre elles concerne la torture subie, mais des détails peu importants. Ensuite, l'État partie ne prend pas en considération des aspects de la théorie psychologique permettant de juger la crédibilité d'une personne.
5.7 Pour ce qui est de la prétendue contradiction mentionnée à l'alinéa a) du paragraphe 4.8 ci-dessus, elle ne concerne pas l'auteur mais son épouse et l'argument de l'État partie est une simple spéculation. Rien n'indique que l'hypothèse de l'État partie, à savoir que N. D. n'avait probablement pas vécu chez l'auteur, soit correcte.
5.8 Quant aux prétendues contradictions, concernant respectivement la durée de la détention de l'auteur en mai 1991 et la date de la dernière détention [par. 4.8 b) et c)], elles confirment plut_t la crédibilité de l'auteur car une personne qui n'a pas été arrêtée est capable de construire un récit cohérent si elle a la formation intellectuelle de l'auteur.
5.9 La quatrième prétendue contradiction [par. 4.8 d)] n'en est pas du tout une, car l'auteur ignorait l'identité de la personne qu'il soupçonnait appartenir aux services d'information. Même l'ODR a finalement considéré crédibles les déclarations de l'auteur sur ce point (Jugement de la CRA du 17 janvier 1996).
5.10 La cinquième prétendue contradiction, concernant les menaces de mort [par. 4.8 e)], n'en est pas non plus une. La menace de mort sert à intimider une personne et constitue une mesure de persécution politique. Elle est à prendre au sérieux dans un pays où les services de sécurité font disparaître des douzaines de personnes chaque année, ayant avant tout eu rapport avec le séparatisme kurde.
5.11 Enfin, quant au sixième et septième prétendues contradictions [par. 4.8 f) et g)] le conseil signale que l'auteur n'a pas attendu deux mois avant de partir, il a plut_t préparé son départ. La décision de quitter le pays n'est pas une décision à prendre facilement, bien au contraire.
5.12 Le conseil fait valoir que les autorités suisses n'ont jamais examiné l'ensemble des déclarations de l'auteur à la lumière des critères établis par la psychologie et, en particulier, en tenant compte des effets de la torture sur l'auteur. Celui-ci a informé l'ODR le 30 août 1991 qu'il avait été torturé. Pendant le temps qui s'est écoulé depuis, les autorités suisses n'ont jamais essayé de vérifier cette information avec l'aide d'un expert psychiatrique. Elles sont les seules responsables de cette omission. Le fait que l'auteur a préféré la vie dans l'illégalité pendant deux ans au retour en Turquie montre bien sa peur d'une nouvelle persécution et torture. Cette peur est basée sur les éléments suivants : a) l'existence à l'heure actuelle d'un ensemble de violations graves, flagrantes et massives des droits de l'homme en Turquie; b) les déclarations crédibles de l'auteur, corroborées par une expertise médicale, selon lesquelles il a été torturé, et le fait que les effets de la torture persistent encore; c) il n'y a pas de contradictions notoires dans les récits de l'auteur devant les autorités suisses; d) l'auteur participait à des activités politiques en faveur du séparatisme kurde, ce qu'il a montré aux autorités turques en enterrant N. D.
5.13 Le conseil a fait parvenir au Comité une lettre (sans date et sans signature) qu'il affirme avoir reçu de l'auteur, dans laquelle celui-ci met en doute les compétences de l'interprète lors d'une audition avec les autorités suisses. L'auteur dit également que, si ses déclarations étaient insuffisantes c'était à cause de son état psychologique. En effet, il avait été très proche de son cousin N. D. et avait été profondément choqué par sa mort et par la manière dont celle-ci s'était produite. Il avait dû creuser lui-même la tombe parce que les autres membres de la famille et le personnel des pompes funèbres avaient peur de le faire. Il suffit qu'un membre d'une famille ait des rapports avec le PKK pour que toute la famille soit en danger. L'auteur signale également dans cette lettre que ce n'est pas compliqué d'obtenir des papiers d'identité si on paie quelqu'un, ce qu'il a fait.
Délibération du Comité
6.1 Avant d'examiner toute plainte contenue dans une communication, le Comité contre la torture doit décider si elle est ou non recevable en vertu de l'article 22 de la Convention. Le Comité s'est assuré, comme il est tenu de le faire conformément à l'alinéa a) du paragraphe 5 de l'article 22 de la Convention, que la même question n'a pas été examinée et n'est pas en cours d'examen devant une autre instance internationale d'enquête ou de règlement. Le Comité note aussi que tous les recours internes sont épuisés et que l'État partie n'a pas contesté la recevabilité. Il estime donc que rien ne s'oppose à ce qu'il déclare la communication recevable. L'État partie et l'auteur ayant chacun formulé des observations sur le fond de la communication, le Comité procède à l'examen quant au fond.
6.2 Le Comité doit se prononcer sur le point de savoir si le renvoi de l'auteur vers la Turquie violerait l'obligation de l'État partie, en vertu de l'article 3 de la Convention, de ne pas expulser ou refouler une personne vers un autre État où il y a des motifs sérieux de croire qu'elle risque d'être soumise à la torture.
6.3 Le Comité doit décider, comme le prévoit le paragraphe 1 de l'article 3, s'il existe des motifs sérieux de croire que l'auteur risquerait d'être soumis à la torture s'il était renvoyé en Turquie. Pour prendre cette décision, le Comité doit tenir compte de toutes les considérations pertinentes, conformément au paragraphe 2 de l'article 3, y compris l'existence d'un ensemble de violations systématiques des droits de l'homme, graves, flagrantes ou massives. Toutefois, le but de cette analyse est de déterminer si l'intéressé risquerait personnellement d'être soumis à la torture dans le pays où il serait renvoyé. Il s'ensuit que l'existence, dans un pays, d'un ensemble de violations systématiques des droits de l'homme, graves, flagrantes ou massives ne constitue pas en soi une raison suffisante d'établir qu'une personne donnée serait en danger d'être soumise à la torture à son retour dans ce pays. Il doit exister d'autres motifs qui donnent à penser que l'intéressé serait personnellement en danger. Pareillement, l'absence d'un ensemble de violations flagrantes et systématiques des droits de l'homme ne signifie pas qu'une personne ne puisse pas être soumise à la torture dans la situation particulière qui est la sienne.
6.4 Dans le cas d'espèce, le Comité note que l'État partie fait état d'incohérences et de contradictions dans les récits de l'auteur permettant de douter de la véracité de ses allégations. Le Comité considère cependant que, même si quelques doutes quant à la véracité des faits présentés par l'auteur d'une communication peuvent persister, il doit s'assurer de ce que la sécurité du requérant ne soit pas mise en danger. Pour obtenir cette assurance, il n'est pas nécessaire que tous les faits invoqués par l'auteur de la communication soient prouvés, mais il suffit que le Comité les considère suffisamment étayés et crédibles.
6.5 Sur la base des informations soumises par l'auteur, le Comité constate que les événements motivant son départ de la Turquie remontent à 1991 et apparaissent liés tout particulièrement à ses rapports avec des membres de sa famille appartenant au PKK. Les arrestations dont il affirme avoir été l'objet au cours de l'année mentionnée semblaient avoir pour but de le contraindre à révéler le lieu où se trouvait son cousin (lors de la première arrestation) ou à collaborer avec les forces de sécurité (lors de la seconde). Par contre, il n'a jamais été question d'engager des poursuites contre lui pour des faits précis. En outre, rien n'indique que, depuis son départ de Turquie en 1991, il ait collaboré en quelque manière que ce soit avec des membres du PKK, ou que lui ou des membres de sa famille aient été recherchés ou intimidés par les autorités turques. Dans ces circonstances le Comité considère que l'auteur n'a pas fourni de preuves suffisantes pour justifier sa crainte d'être arrêté et torturé à son retour.
6.6 Le Comité note avec préoccupation les nombreux rapports faisant état de violations des droits de l'homme, y compris le recours à la torture, en Turquie, mais rappelle qu'aux fins de l'article 3 de la Convention il doit exister dans le pays vers lequel une personne est renvoyée un risque prévisible, réel et personnel pour celle-ci d'être torturée. Compte tenu des considérations ci-dessus, le Comité estime que l'existence d'un tel risque n'a pas été établie.
7. Le Comité contre la torture, agissant en vertu du paragraphe 7 de l'article 22 de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, estime que la décision de l'État partie de renvoyer l'auteur en Turquie ne fait apparaître aucune violation de l'article 3 de la Convention.