M. R.P. c. Suisse, Communication No. 122/1998, U.N. Doc. CAT/C/25/D/122/1998 (2001).
Présentée par : M. R. P. (nom supprimé) [représenté
par un conseil]
Au nom de : L'auteur
État partie : Suisse
Date de la communication : 7 octobre 1998
Le Comité contre la torture , institué conformément à l'article 17 de
la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains
ou dégradants,
Réuni le 24 novembre 2000,
Ayant achevé l'examen de la communication No 122/1998 présentée au Comité
contre la torture en vertu de l'article 22 de la Convention contre la torture
et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants,
Ayant tenu compte de toutes les informations qui lui ont été communiquées
par l'auteur de la communication et l'État partie,
Adopte la décision suivante :
1.1 L'auteur de la communication est M. Mizanur Rahman Pir, né en 1969, de nationalité bangladaise. Il vit actuellement en Suisse où il a demandé l'asile le 29 août 1997. Sa demande d'asile ayant été rejetée, il considère que son rapatriement forcé vers le Bangladesh constituerait une violation par la Suisse de l'article 3 de la Convention contre la torture. Il est représenté par un conseil.
1.2 Conformément au paragraphe 3 de l'article 22 de la Convention, le Comité
a porté la communication à l'attention de l'État partie le 27 novembre 1998.
Dans le même temps, le Comité, agissant en vertu du paragraphe 9 de l'article
108 de son règlement intérieur, a demandé à l'État partie de ne pas expulser
l'auteur vers le Bangladesh tant que sa communication serait en cours d'examen.
Le 25 janvier 1999, l'État partie a informé le Comité que des mesures avaient
été prises pour que l'auteur ne soit pas renvoyé vers le Bangladesh tant que
sa communication serait pendante devant le Comité.
Rappel des faits présentés par l'auteur
2.1 L'auteur prétend être membre du Bangladesh National Party (BNP),
principal parti politique d'opposition. Il fut président de l'"union" du BNP
de 1994 à 1997 et vice-président de l'organisation des jeunes du BNP (le Yuba
Dubal) pour une région à partir de 1997.
2.2 Le 13 janvier 1997, l'auteur et son frère furent prétendument attaqués par
des membres de l'Awami League (AL), parti politique au pouvoir. L'auteur parvint
à s'enfuir mais son frère fut grièvement blessé. Une plainte fut alors déposée
auprès de la police. Cette dernière procéda à l'arrestation d'un des auteurs
présumés de l'attaque qui fut cependant relâché rapidement et sans inculpation.
Des membres de la famille de la personne arrêtée exercèrent également des pressions
sur l'auteur, qui retira finalement sa plainte.
2.3 Après cet incident, l'auteur fut contraint à vivre hors de chez lui durant
la journée. Dans la nuit du 13 au 14 juin 1997, un membre de l'AL, chauffeur
d'un haut dirigeant de la même organisation, Messer Shafijrahman, fut abattu.
Cette attaque était apparemment dirigée contre M. Shafijrahman lui-même. Cela
encouragea ce dernier à porter plainte contre l'auteur et quatre autres sympathisants
du BNP. À ce sujet, l'auteur précise qu'au Bangladesh il est de pratique courante
que les membres du BNP soient, à la suite de plaintes, inculpés de charges dont
les fondements sont inexistants, ce qui constitue en réalité un abus de pouvoir
de la part des membres de l'AL pour intimider et éliminer les opposants politiques.
Suite à cette plainte, l'auteur prit la décision de quitter immédiatement son
pays.
2.4 L'auteur est arrivé en Suisse le 26 août 1997 et y a demandé l'asile le
29 août 1997. Sa demande fut rejetée le 7 janvier 1998 notamment sur la base
du fait que l'agression dont l'auteur et son frère avaient été victimes n'était
pas le fait de l'État. L'auteur interjeta appel de cette décision devant la
chambre suisse des recours en matière d'asile. Cet appel fut rejeté le 15 avril
1998.
Teneur de la plainte
3.1 L'auteur avance que le Bangladesh est un pays où les violations
de droits de l'homme sont graves, flagrantes et massives, dans le sens du paragraphe
2 de l'article 3 de la Convention. Étant donné l'existence d'une plainte à son
encontre, il y a de réelles raisons de croire qu'il risquerait d'être soumis
à la torture s'il devait être renvoyé au Bangladesh. La torture et les mauvais
traitements sont pratiqués au Bangladesh de manière répandue, les prisons sont
surpeuplées et les conditions hygiéniques qui y règnent sont inhumaines. L'auteur
prétend que durant le seul mois de décembre 1997, au moins quatre personnes
ont été tuées pendant leur détention préventive.
3.2 L'auteur rappelle également que le vice-président du Yubal Dal a été plus
d'une fois la cible d'intimidations de la part de membres de l'Awami League
au pouvoir. Il considère que l'inculpation de meurtre pesant sur lui fait partie
intégrante du climat d'oppression qui règne dans son pays et qu'elle était destinée
à l'éliminer personnellement comme opposant. Il estime également que s'il avait
été arrêté, il serait certainement en prison et victime d'abus et de tortures.
Le pouvoir judiciaire étant contrôlé par le régime en place, son acquittement
serait improbable et il risquerait l'emprisonnement à vie ou la peine de mort.
Observations de l'État partie sur la recevabilité et le bien-fondé
de la communication
4.1 L'État partie n'a pas contesté la recevabilité de la communication
et, dans une lettre du 8 juin 1999, a formulé des observations sur son bienSfondé.
4.2 L'État partie relève tout d'abord qu'il subsiste des doutes quant à la véritable
identité de l'auteur. Ces doutes proviennent non seulement du fait que le nom
de l'auteur est épelé de deux manières différentes dans la traduction des documents
qu'il a produits mais également de l'absence du certificat que l'auteur s'était
engagé à apporter. Il est donc difficile d'affirmer avec certitude que les documents
remis aux autorités suisses se réfèrent bien à l'auteur.
4.3 L'État partie désire également informer le Comité sur les contradictions
qui ont été constatées au cours des deux auditions de la procédure d'asile.
L'auteur a notamment déclaré lors de sa première audition que la personne qui
avait été assassinée se nommait Babu alors que, lors de la seconde audition,
il soutenait que cette personne s'appelait Abul Kalama et qu'il ne connaissait
pas d'autre nom pour cette dernière. L'État partie souligne cependant que cette
seule contradiction ne permettrait pas de conclure au mal-fondé de la communication.
4.4 L'État partie considère, contrairement à l'auteur, que la police bangladaise
a pris différentes mesures pour poursuivre les responsables de l'agression commise
contre l'auteur et son frère. De plus, l'auteur et son frère ont toujours la
possibilité de porter l'affaire devant la juridiction supérieure. Enfin, l'État
partie remarque qu'après l'incident, l'auteur a continué à vivre chez lui, ce
qui semble démontrer qu'il ne craignait plus grand chose de la part de ses adversaires
politiques.
4.5 Même s'il reconnaît l'existence au Bangladesh de plaintes pour motifs politiques
(c'est-à-dire de plaintes qui ne se basent pas sur des faits réels et qui sont
seulement destinées à causer des ennuis à un adversaire politique), l'État partie
souligne que les enquêtes administratives qui font suite à ces plaintes sont
légitimes et ne démontrent donc en aucun cas des motifs politiques de la part
de l'État. L'État partie fait également remarquer que la loi de pouvoirs spéciaux
( Special Powers Act ), qui permet une détention illimitée et sans
procès, n'est pas applicable dans le cas de l'auteur et qu'il y a par conséquent
peu de chances que ce dernier soit emprisonné durant une période indéterminée.
4.6 À propos des allégations de l'auteur selon lesquelles les cours et tribunaux
du Bangladesh sont corrompus et contrôlés par le gouvernement, l'État partie
estime que si cela est peut-être le cas des juridictions inférieures, les juridictions
supérieures sont indépendantes et impartiales. Il n'y a donc aucune preuve que
l'auteur n'aurait pas bénéficié d'un procès impartial et équitable.
4.7 Selon l'État partie, ni le risque d'être jugé par une juridiction du Bangladesh
ni le fait qu'il puisse être emprisonné - auquel cas il pourrait subir de mauvais
traitements - ne sont susceptibles d'empêcher l'expulsion de l'auteur sur la
base de l'article 3 de la Convention.
Commentaires de l'auteur
5.1 Par une lettre du 10 août 1999, l'auteur a formulé ses remarques
par rapport aux observations de l'État partie sur le bien-fondé de la communication.
5.2 L'auteur rappelle que l'État partie reconnaît que, au Bangladesh, des extrémistes
de certains partis déposent des plaintes contre des opposants pour des motifs
uniquement politiques, et souligne le caractère corrompu et le manque d'indépendance
de certaines juridictions inférieures. L'État partie ne conteste donc par la
probabilité que, ayant été rapatrié, l'auteur soit emprisonné dès son arrivée
au Bangladesh, qu'il risque d'être mal traité et torturé pendant sa détention,
qu'il soit probablement condamné par une juridiction inférieure et qu'il doive
attendre qu'une juridiction supérieure soit saisie de son cas pour obtenir éventuellement
un procès équitable.
Délibérations du Comité
6.1 Avant d'examiner toute plainte contenue dans une communication,
le Comité contre la torture doit décider si elle est ou non recevable en vertu
de l'article 22 de la Convention. Le Comité s'est assuré, comme il est tenu
de le faire conformément à l'alinéa a) du paragraphe 5 de l'article 22 de la
Convention, que la même question n'a pas été examinée et n'est pas en cours
d'examen devant une autre instance internationale d'enquête ou de règlement.
Dans le cas d'espèce, le Comité note aussi que tous les recours internes sont
épuisés et que l'État partie n'a pas contesté la recevabilité. Il estime donc
que la communication est recevable. L'État partie et l'auteur ayant chacun formulé
des observations sur le fond de la communication, le Comité procède à l'examen
quant au fond.
6.2 Le Comité doit se prononcer sur le point de savoir si le renvoi de l'auteur
vers le Bangladesh violerait l'obligation de l'État partie, en vertu de l'article
3 de la Convention, de ne pas expulser ou refouler une personne vers un autre
État où il y a des motifs sérieux de croire qu'elle risque d'être soumise à
la torture.
6.3 Le Comité doit décider, comme le prévoit le paragraphe 1 de l'article 3,
s'il existe des motifs sérieux de croire que l'auteur risquerait d'être soumis
à la torture s'il était renvoyé au Bangladesh. Pour prendre cette décision,
le Comité doit tenir compte de toutes les considérations pertinentes, conformément
au paragraphe 2 de l'article 3, y compris l'existence d'un ensemble de violations
systématiques des droits de l'homme, graves, flagrantes ou massives. Toutefois,
le but de cette analyse est de déterminer si l'intéressé risquerait personnellement
d'être soumis à la torture dans le pays où il serait renvoyé. Il s'ensuit que
l'existence, dans un pays, d'un ensemble de violations systématiques des droits
de l'homme, graves, flagrantes ou massives ne constitue pas en soi une raison
suffisante d'établir qu'une personne donnée serait en danger d'être soumise
à la torture à son retour dans ce pays. Il doit exister d'autres motifs qui
donnent à penser que l'intéressé serait personnellement en danger. Par contre,
l'absence d'un ensemble de violations flagrantes et systématiques des droits
de l'homme ne signifie pas qu'une personne ne puisse pas être soumise à la torture
dans la situation particulière qui est la sienne.
6.4 Le Comité rappelle son observation générale sur l'application de l'article
3, où l'on lit ce qui suit : "Étant donné que l'État partie et le Comité sont
tenus de déterminer s'il y a des motifs sérieux de croire que l'auteur risque
d'être soumis à la torture s'il est expulsé, refoulé ou extradé, l'existence
d'un tel risque doit être appréciée selon des éléments qui ne se limitent pas
à de simples supputations ou soupçons. En tout état de cause, il n'est pas nécessaire
de montrer que le risque couru est hautement probable" (A/53/44, annexe IX,
par. 6).
6.5 Le Comité note les arguments développés par l'auteur et l'État partie à
propos des prétendus risques de torture pour l'auteur et estime que ce dernier
n'a pas suffisamment démontré qu'il existait au Bangladesh un risque prévisible,
réel et personnel qu'il soit torturé.
6.6 Le Comité est donc d'avis que les informations dont il est saisi ne montrent
pas qu'il existe des motifs sérieux de croire que l'auteur risque personnellement
d'être soumis à la torture s'il est renvoyé au Bangladesh.
6.7 Par conséquent, le Comité contre la torture, agissant en vertu du paragraphe
7 de l'article 22 de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements
cruels, inhumains ou dégradants, estime que la décision de l'État partie de
renvoyer l'auteur au Bangladesh ne constitue pas une violation de l'article
3 de la Convention.