M. Balabou Mutombo c. Suisse, Communication No. 13/1993, U.N. Doc. CAT/C/12/D/13/1993 (1994).
Présentée par : M. Balabou Mutombo [représenté par un conseil]
Au nom de : L'auteur
État partie : Suisse
Date de la communication : 18 novembre 1993
Date de la présente décision : 27 avril 1994
Le Comité contre la torture, institué conformément à l'article 17 de la
Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels,
inhumains ou dégradants,
Réuni le 27 avril 1994,
Ayant achevé l'examen de la communication No 13/1993 présentée au Comité
contre la torture au nom de M. Balabou Mutombo en vertu de l'article
22 de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements
cruels, inhumains ou dégradants,
Ayant tenu compte de toutes les informations écrites qui lui ont été communiquées
par l'auteur de la communication et l'État partie,
Adopte les constatations suivantes au titre du paragraphe 7 de l'article
22 de la Convention.
1. L'auteur de la communication (en date du 18 octobre 1993) est Balabou Mutombo, citoyen zaïrois né le 24 novembre 1961, qui vit à présent en Suisse et réclame le statut de réfugié. Il affirme être victime d'une violation par la Suisse de l'article 3 de la Convention contre la torture. Il est représenté par un conseil.
Rappel des faits présentés par l'auteur
2.1 L'auteur déclare qu'il est membre des forces armées zaïroises depuis
1982. En 1988, il a adhéré clandestinement à l'Union pour la démocratie
et le progrès social (UDPS) car il estimait être victime de discrimination
en raison de son origine ethnique (Louba). Son père, qui avait été magistrat
au tribunal de grande instance à Kinshasa, était également membre de
ce mouvement politique depuis sa création en 1982 et aurait été contraint,
pour cette raison, de prendre sa retraite. L'auteur a participé à plusieurs
manifestations et a assisté à des réunions illégales.
2.2 Le 20 juin 1989, l'auteur a été arrêté par trois membres de la Division
spéciale présidentielle alors qu'il s'apprêtait à remettre une lettre
de son père à M. Etienne Tshisekedi, membre fondateur et dirigeant de
l'UDPS. Il a été détenu au camp militaire de Tshatsi, où il a été enfermé
dans une cellule de 1 mètre carré. Pendant les quatre jours qui ont suivi,
il a été torturé par ses interrogateurs, dont il cite les noms. Il a
reçu des décharges électriques et a été battu à coups de crosse et frappé
sur les testicules jusqu'à ce qu'il ait perdu connaissance. Le 24 juin
1989, il a été traduit devant un tribunal militaire, reconnu coupable
d'avoir conspiré contre l'État et condamné à 15 ans de prison. Il a été
transféré à la prison militaire de Ndolo, où il a été détenu pendant
sept mois. Bien qu'il ait perdu en partie la vue et qu'il ait souffert
d'une blessure à la tête causée par les tortures subies, il n'a reçu
aucun traitement médical. Le 20 janvier 1990, il a été libéré à condition
de se présenter deux fois
par semaine à l'Auditorat militaire de Mantete. En février 1990, il s'est
fait soigner pour son affection oculaire à l'h_pital général de Mama
Yemo.
2.3 Son père et ses frères ont alors suggéré qu'il quitte Kinshasa pour
éviter que la police puisse, en le prenant en filature, retrouver d'autres
membres du mouvement. Ils craignaient aussi pour sa sécurité. Le 30 mars
1990, l'auteur a quitté le Zaïre en laissant derrière lui sa famille,
y compris ses deux enfants, qui vivent avec son père; 15 jours après,
il est arrivé à Luanda (Angola), où il a habité chez des amis pendant
trois mois. Un ami lui a procuré un visa pour l'Italie, où il est arrivé
le 29 juillet 1990, avec le passeport de son ami. Le 7 août 1990, il
a passé illégalement la frontière et est arrivé en Suisse, où il a, le
8 août 1990, déposé une demande d'asile auprès des autorités suisses.
Il a appris ce mois-là que son père avait été arrêté après son départ.
2.4 L'auteur a été entendu par l'Office cantonal des demandeurs d'asile
à Lausanne, le 10 octobre 1990. Il a remis un certificat médical d'un
médecin suisse indiquant qu'il avait sur le corps des cicatrices correspondant
aux mauvais traitements allégués. D'après le rapport d'un ophtalmologue,
l'auteur souffrait d'une affection oculaire causée par un traumatisme
qui, selon lui, avait été provoqué par un coup qu'il avait reçu à la
tête durant son interrogatoire en juin 1989. Le 31 janvier 1992, l'Office
fédéral des réfugiés a rejeté sa demande et ordonné son renvoi de Suisse.
Il a estimé que, si l'auteur avait été détenu dans la prison militaire
de Ndolo, il était peu probable qu'il ait été emprisonné pour des raisons
politiques car le Comité international de la Croix-Rouge (CICR), qui
avait visité la prison en novembre 1989, avait déclaré ne pas l'avoir
visité parce qu'il n'appartenait apparemment pas à la catégorie des prisonniers
qui relevaient du mandat du CICR. L'Office fédéral des réfugiés a également
mis en
doute l'authenticité de l'ordonnance de libération conditionnelle que
l'auteur avait présentée comme preuve de sa détention. En ce qui concernait
le retour de l'auteur au Zaïre, l'Office fédéral des réfugiés a estimé
que rien n'indiquait qu'il serait exposé à un châtiment ou à un traitement
interdit par l'article 3 de la Convention européenne de sauvegarde des
droits de l'homme et des libertés fondamentales.
2.5 Le 6 mars 1992, l'auteur a formé un recours contre cette décision.
Le 10 août 1992, la décision d'expulsion a été suspendue, mais le 2 juin
1993, la Commission suisse de recours en matière d'asile a rejeté le
recours de l'auteur. Le 24 juin 1993, l'auteur a appris qu'il devait
quitter la Suisse avant le 15 septembre 1993, faute de quoi il ferait
l'objet d'une mesure d'expulsion. L'auteur a demandé la révision de la
décision au motif que les autorités n'avaient pas tenu suffisamment compte
de documents essentiels, tels qu'un rapport d'Amnesty International et
les expertises médicales susmentionnées, mais sa demande a été rejetée
le 13 septembre 1993. Le 17 septembre 1993, il a reçu l'autorisation
de rester en Suisse jusqu'au 17 octobre 1993.
Teneur de la plainte
3.1 L'auteur affirme qu'il court véritablement le risque d'être soumis
à la torture et que sa sécurité serait menacée s'il était renvoyé dans
son pays. D'après lui, il existe manifestement au Zaïre des violations
flagrantes, systématiques et massives des droits de l'homme, qui, selon
le paragraphe 2 de l'article 3 de la Convention contre la torture, sont
des circonstances dont un État partie doit tenir compte lorsqu'il décide
d'une expulsion. L'auteur soutient que, pour cette seule raison, les
autorités suisses ne devraient pas l'expulser.
3.2 Dans une lettre au conseil de l'auteur, en date du 3 novembre 1993,
Amnesty International appuie l'argument de l'auteur selon lequel il court
le risque d'être torturé à son retour au Zaïre. L'organisation considère
que les allégations de l'auteur sont crédibles et fait observer que la
situation générale au Zaïre est caractérisée par la violence et la répression.
Elle affirme en particulier que des centaines de soldats, soupçonnés
de sympathiser avec les opposants au régime du Président Mobutu, ont
été arrêtés et que beaucoup d'entre eux sont détenus dans des lieux secrets.
De l'avis d'Amnesty International, les membres de l'opposition sont victimes
de répression et le simple fait de demander un statut de réfugié est
considéré comme un acte subversif.
3.3 Comme l'auteur peut être expulsé à tout moment, il demande au Comité
de prier la Suisse de prendre des mesures conservatoires de protection
et de ne pas l'expulser tant que le Comité sera saisi de sa communication.
Délibérations du Comité
4. Au cours de sa onzième session, le Comité a décidé, le 18 novembre 1993,
de demander à l'État partie de lui soumettre des éclaircissements ou
des observations concernant la question de la recevabilité de la communication
et, en l'espèce, de le prier, conformément au paragraphe 9 de l'article
108 du règlement intérieur, de ne pas expulser l'auteur tant que sa communication
serait en cours d'examen devant le Comité. L'État partie a également
été invité à fournir des explications ou déclarations quant au fond de
la communication, au cas où il ne contesterait pas sa recevabilité.
5. Le 18 février 1994, l'État partie a informé le Comité qu'il donnerait
suite à la demande du Comité de ne pas expulser l'auteur et qu'il ne
contesterait pas la recevabilité de la communication étant donné que
l'auteur avait épuisé tous les recours internes disponibles.
Observations de l'État partie quant au fond de la communication
6.1 Dans ses observations en date du 7 mars 1994, l'État partie rappelle
que l'Office fédéral des réfugiés a, le 31 janvier 1992, rejeté la demande
d'asile de l'auteur au motif qu'il y avait plusieurs contradictions dans
ses dépositions, que le document principal, soit l'ordonnance de mise
en liberté, n'avait aucune valeur légale, que les certificats médicaux
n'étaient pas de nature à démontrer les faits allégués et que d'une manière
générale, les allégations de l'auteur n'étaient pas crédibles. L'Office
fédéral des réfugiés a estimé qu'il n'y avait pas au Zaïre une situation
de violence systématique.
6.2 En ce qui concerne l'allégation spécifique de l'auteur selon laquelle
son expulsion constituerait une violation de l'article 3 de la Convention,
l'État partie note que l'auteur n'a soulevé cette objection devant aucune
des autorités nationales et n'a invoqué que l'article 3 de la Convention
européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales.
Il rappelle que l'auteur soutient que l'existence, dans un État, d'un
ensemble de violations systématiques des droits de l'homme suffit à elle
seule pour ne pas renvoyer qui que ce soit dans cet État. De l'avis de
l'État partie, la question soulevée par l'auteur est d'une grande importance
pour l'interprétation et l'application de l'article 3 de la Convention;
il fait observer que si l'on admettait que la situation générale dans
un pays suffit à elle seule pour démontrer qu'il existe des motifs sérieux
de croire qu'une personne risquerait d'être torturée si elle était renvoyée
dans ce pays, l'exigence d'être concerné personnellement prévue au paragraphe
1 de l'article 3 n'aurait plus aucune signification. L'État partie en
conclut donc que l'interprétation de l'auteur est incompatible non seulement
avec l'article 3, mais aussi avec une interprétation systématique et
téléologique de cette disposition. À son avis, le paragraphe 1 de l'article
3 pose les conditions qui empêchent un État d'expulser une personne de
son territoire alors que le paragraphe 2 pose plut_t une règle d'appréciation
des preuves permettant de déterminer si ces conditions existent.
6.3 L'État partie soutient que même lorsqu'il existe dans un pays un ensemble
de violations systématiques, flagrantes ou massives des droits de l'homme,
cette situation ne devrait constituer qu'un indice pour examiner, parmi
d'autres circonstances, si l'intéressé serait exposé à un danger concret
de torture en cas de renvoi dans son pays. Le critère des "motifs
sérieux" prévu au paragraphe 1 doit être apprécié à la lumière de l'ensemble des circonstances
du cas d'espèce. L'État partie fait valoir que c'est seulement dans des
cas exceptionnels qu'il suffirait de faire état d'une situation générale
de violations flagrantes des droits de l'homme pour démontrer qu'il y
a des motifs sérieux de croire qu'une personne risquerait d'être soumise
à la torture, par exemple si ces violations visent un groupe d'individus
bien déterminé sur un territoire délimité, auquel appartiendrait la personne
à refouler. L'État partie affirme que tel n'est pas le cas de l'auteur
de la communication considérée.
6.4 À l'appui de son interprétation de l'article 3 de la Convention, l'État
partie renvoie à la jurisprudence de la Commission européenne des droits
de l'homme, selon laquelle la décision d'expulser un demandeur d'asile
peut se révéler contraire à l'article 3 de la Convention européenne de
sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales lorsqu'il
y a des raisons sérieuses de croire que cet individu risque véritablement
d'être soumis à la torture. De l'avis de la Commission, il ne suffit
pas de faire état de la situation générale dans un pays donné pour empêcher
le renvoi d'un individu dans ce pays; il faut apporter la preuve que
cet individu court personnellement un risque. L'État partie rappelle
également que dans l'affaire Vilvarajah et autres c. Royaume-Uni, la
Cour européenne des droits de l'homme a estimé qu'une simple possibilité
de mauvais traitement n'entraînait pas en soi une infraction à l'article
3 de la Convention européenne. Il ajoute que l'auteur lui-même est apparemment
du même avis
puisqu'il n'a pas jugé utile d'invoquer l'article 3 de la Convention
contre la torture pour épuiser les voies de recours interne, mais s'est
référé uniquement à l'article 3 de la Convention européenne.
6.5 L'État partie soutient que l'auteur de la communication n'a pas démontré
qu'il y avait des motifs sérieux de croire que lui-même risquerait d'être
soumis à la torture en cas de renvoi au Zaïre. Même en tenant compte
de la situation générale au Zaïre, les preuves produites par l'auteur
ne permettent pas, d'après l'État partie, d'étayer ses allégations. L'État
partie fait valoir à ce sujet qu'il a à plusieurs reprises pris contact
avec l'ambassade suisse à Kinshasa avant de prendre la décision de ne
pas accorder l'asile à l'auteur. L'ambassade s'est adressée à un membre
d'une organisation de défense des droits de l'homme au Zaïre qui lui
a dit que les faits rapportés par l'auteur étaient hautement improbables.
Il a affirmé que l'ordonnance de mise en liberté provisoire était un
document sans aucune valeur légale et que tous les prisonniers libérés
recevaient une "fiche
de libération" que l'auteur n'avait pas en sa possession. De plus, la signature qui figure
sur le document présenté par l'auteur ne correspond pas à celle du directeur
de la prison militaire dans laquelle il aurait été détenu. L'État partie
affirme en outre que le nom de l'auteur ne figure pas sur les registres
de détenus de la prison de Ndolo pour 1989 et 1990 et que le père de
l'auteur a déclaré que son fils n'avait jamais été détenu dans une prison
militaire. Il affirme également que sur le croquis de la prison dessiné
par l'auteur, il manque des éléments importants comme le bureau du directeur
de la prison et qu'il n'est pas indiqué que la prison est divisée en
deux parties, l'une réservée aux soldats subalternes et l'autre aux officiers.
6.6 En ce qui concerne le père de l'auteur, il est apparu qu'il avait été
mis à la retraite, non pas pour des raisons politiques, mais conformément
aux règlements applicables aux agents de la fonction publique. Les dirigeants
de la sous-cellule de l'UDPS dans laquelle est situé le domicile du père
de l'auteur ont déclaré qu'il n'était pas membre de l'UDPS.
6.7 En outre, l'État partie soutient que même si l'auteur a dit vrai, rien
n'indique toutefois qu'il risque véritablement d'être soumis à la torture
à son retour dans son pays. Il affirme que le fait que l'auteur a bénéficié
d'une mesure de libération provisoire au bout de sept mois, alors qu'il
avait été condamné à 15 ans de prison, est la preuve que ce risque est
minime même s'il a été effectivement torturé après son arrestation en
1989. L'État partie rappelle que l'auteur a reconnu avoir reçu un nouvel
uniforme militaire après sa libération. Il rappelle également la teneur
de la communication de l'auteur et conclut que si celui-ci a quitté le
Zaïre, c'est essentiellement parce qu'il ne voulait pas mettre en danger
sa famille et ses amis et non pas parce qu'il était personnellement menacé.
6.8 En ce qui concerne la situation générale au Zaïre, l'État partie reconnaît
que ce pays est en proie à des troubles politiques internes et à des
poussées de violence occasionnelles. Toutefois, rien ne permet d'aboutir
à la conclusion qu'il existe un risque personnel pour l'auteur de la
communication d'être soumis à la torture après son retour dans le pays.
L'État partie fait mention à cet égard d'une lettre récente du Haut Commissaire
des Nations Unies pour les réfugiés dans laquelle celui-ci se dit préoccupé
par la situation au Zaïre et recommande une extrême prudence dans le
renvoi de personnes au Zaïre mais ne se prononce pas en faveur d'une
suspension générale des expulsions vers ce pays.
7.1 Dans ses commentaires (en date du 20 avril 1994) sur les observations
de l'État partie, le conseil de l'auteur soutient que, même si M. Mutombo
n'a pas invoqué la Convention des Nations Unies contre la torture et
ne s'est référé qu'à la Convention européenne de sauvegarde des droits
de l'homme et des libertés fondamentales devant les autorités nationales
suisses, celles-ci étaient néanmoins tenues, conformément au système
juridique suisse, d'appliquer la Convention contre la torture. Le conseil
conteste en outre l'argument de l'État partie selon lequel l'article
3 de la Convention contre la torture n'accorde pas une plus grande protection
que l'article 3 de la Convention européenne. Il fait valoir que les articles
de la Convention contre la torture doivent être interprétés comme accordant
la protection la plus efficace contre la torture. Il note à cet égard
que l'article 3 de la Convention européenne interdit la torture mais
ne traite pas directement de la question de l'expulsion ou du refoulement.
Son application
aux situations d'expulsion n'a été admise que dans la jurisprudence de
la Commission européenne et de la Cour européenne des droits de l'homme,
qui ont montré de la réticence à l'interpréter au sens large. Étant donné
que l'article 3 de la Convention contre la torture prévoit explicitement
une protection contre le renvoi d'un individu dans un pays où il risquerait
d'être soumis à la torture, de l'avis du conseil, cette différence mène
nécessairement à une interprétation différente et plus large.
7.2 Le conseil soutient en outre que les critères retenus pour déterminer
l'existence pour un individu d'un risque d'être soumis à la torture,
en cas de refoulement, ne sont pas les mêmes dans les deux conventions.
En ce qui concerne l'article 3 de la Convention européenne, c'est la
jurisprudence qui a déterminé la nécessité de l'existence d'un risque
concret et sérieux pour que l'article 3 soit applicable. Selon l'article
3 de la Convention contre la torture, l'existence de motifs sérieux de
croire que ce risque est réel suffit pour interdire le refoulement de
l'intéressé; au nombre de ces motifs figure l'existence dans l'État concerné
d'un ensemble de violations systématiques des droits de l'homme, graves,
flagrantes ou massives. Le conseil conteste l'interprétation donnée par
l'État partie du paragraphe 2 de l'article 3 et soutient que l'existence
de violations systématiques des droits de l'homme dans un pays donné
suffit pour prouver l'existence de motifs sérieux de croire qu'une personne
risquerait d'être
soumise à la torture, ce qui interdit par conséquent le renvoi de cette
personne dans ce pays.
7.3 Le conseil soutient également qu'en vertu de l'article 3 de la Convention
contre la torture, le fardeau de la preuve incombe à l'État partie, ce
qui renforce le mécanisme de protection de l'individu. Il note à cet
égard qu'il est difficile pour un particulier de prouver qu'il risque
effectivement d'être soumis à la torture. En ce qui concerne l'affirmation
de l'État partie selon laquelle le récit de M. Mutombo n'est pas crédible
et l'enquête menée pour en apporter la preuve, le conseil note que le
caractère secret de cette enquête et le recours à un informateur anonyme
le mettent dans l'impossibilité de vérifier la crédibilité et l'objectivité
des renseignements communiqués. De plus, il doute que cet informateur
ait pu avoir accès au registre de la prison de Ndolo, qui ne devrait
pas normalement être mis à la disposition de qui que ce soit de l'extérieur.
Il demande par conséquent que l'État partie révèle le nom de cet informateur
et le nom de l'organisation de défense des droits de l'homme dont il
est membre,
faute de quoi les renseignements qu'il a fournis ne devraient pas être
pris en compte par le Comité. À l'appui des allégations de l'auteur,
le conseil renvoie le Comité à la communication initiale et à la prise
de position d'Amnesty International en sa faveur.
7.4 Le conseil affirme également que le fait que l'auteur ait été provisoirement
libéré ne diminue en rien le risque qu'il puisse être soumis à la torture
à son retour dans son pays. Il fait observer à cet égard que la situation
au Zaïre s'est considérablement aggravée depuis 1990 et que la question
posée est celle des risques encourus aujourd'hui par son client s'il
est renvoyé au Zaïre. À l'appui de son argument, le conseil renvoie le
Comité à plusieurs rapports d'organisations non gouvernementales ainsi
qu'au rapport du Secrétaire général sur le Zaïre présenté à la Commission
des droits de l'homme de l'ONU, d'où il ressort que la torture et les
mauvais traitements infligés aux détenus sont pratique courante au Zaïre
et que ces actes sont commis en toute impunité. Le conseil soutient que
l'argument avancé par l'État partie selon lequel le Haut Commissaire
pour les réfugiés ne se serait pas prononcé en faveur d'une suspension
de tous les renvois au Zaïre n'est pas pertinent étant donné que cet
avis du HCR porte
sur un cas différent et n'a rien à voir avec la situation de l'auteur.
Il affirme toutefois que les termes employés dans la lettre du Haut Commissaire
donnent à penser que celui-ci déconseille vivement à la Suisse d'exécuter
les mesures d'expulsion vers le Zaïre.
7.5 Enfin, le conseil appelle l'attention du Comité sur le certificat médical
produit par l'auteur et émanant d'un médecin spécialiste suisse, qui
indique que les cicatrices constatées sur le corps de l'auteur correspondent
bien aux tortures alléguées. Il note que l'État partie a rejeté cette
expertise médicale qui, selon lui, n'est pas convaincante, sans même
faire procéder à une contre-expertise.
Décision concernant la recevabilité et examen de la communication quant
au fond
8. Avant d'examiner une plainte soumise dans une communication, le Comité
contre la torture doit décider si cette communication est ou n'est pas
recevable en vertu de l'article 22 de la Convention. Le Comité s'est
assuré, comme il est tenu de le faire en vertu du paragraphe 5 a) de
l'article 22 de la Convention, que la même question n'avait pas été examinée
et n'était pas en cours d'examen par une autre instance internationale
d'enquête ou de règlement. Le Comité note que l'État partie n'a pas formulé
d'objections en ce qui concerne la recevabilité de la communication et
qu'il a confirmé que l'auteur avait épuisé tous les recours internes
disponibles. Le Comité estime par conséquent que rien ne s'oppose à ce
qu'il déclare la présente communication recevable et il passe donc à
son examen quant au fond.
9.1 Le Comité fait observer qu'il ne lui appartient pas de déterminer si
les droits reconnus à l'auteur par la Convention ont été violés par le
Zaïre, qui n'est pas partie à la Convention. La question dont il est
saisi est celle de savoir si l'expulsion ou le refoulement de l'auteur
de la communication vers le Zaïre violerait l'obligation de la Suisse
en vertu de l'article 3 de la Convention de ne pas expulser ou refouler
une personne vers un autre État où il y a des motifs sérieux de croire
qu'elle risque d'être soumise à la torture.
9.2 Le Comité est conscient des préoccupations de l'État partie, selon
lequel l'article 3 de la Convention pourrait être invoqué abusivement
par des requérants d'asile. Le Comité a considéré que, même s'il a des
doutes quant aux faits présentés par l'auteur, il doit veiller à ce que
la sécurité de celui-ci ne soit pas mise en danger.
9.3 Les dispositions applicables sont celles de l'article 3 :
"
1. Aucun État partie n'expulsera, ne refoulera, ni n'extradera une personne
vers un autre État où il y a des motifs sérieux de croire qu'elle risque
d'être soumise à la torture.
2. Pour déterminer s'il y a de tels motifs, les autorités compétentes tiendront
compte de toutes les considérations pertinentes, y compris, le cas échéant,
de l'existence, dans l'État intéressé, d'un ensemble de violations systématiques
des droits de l'homme, graves, flagrantes ou massives."
Le Comité doit déterminer, conformément au paragraphe 1 de l'article 3,
s'il y a des motifs sérieux de croire que M. Mutombo risque d'être soumis
à la torture. Le Comité doit pour ce faire tenir compte de toutes les considérations
pertinentes, comme il est stipulé au paragraphe 2 de l'article 3, y compris
l'existence d'un ensemble de violations systématiques des droits de l'homme,
graves, flagrantes ou massives. Le but de cet exercice est toutefois de
déterminer si l'intéressé risquerait personnellement d'être soumis à la
torture dans le pays dans lequel il serait renvoyé. Il s'ensuit que l'existence,
dans un pays, d'un ensemble de violations systématiques des droits de l'homme,
graves, flagrantes ou massives ne constitue pas un motif suffisant en soi
pour affirmer qu'une personne risquerait d'être soumise à la torture à
son retour dans ce pays; il doit exister des motifs supplémentaires de
penser que l'intéressé serait personnellement en danger. De même, l'absence
d'un ensemble de violations systématiques et flagrantes
des droits de l'homme ne signifie pas qu'une personne ne peut pas être
considérée comme risquant d'être soumise à la torture dans sa situation
particulière.
9.4 Le Comité estime que, dans le cas d'espèce, il existe des motifs sérieux
de croire que l'auteur risque d'être soumis à la torture. Il a pris note
des origines ethniques de l'auteur, de son affiliation politique présumée,
de l'histoire de sa détention ainsi que du fait, qui n'a pas été contesté
par l'État partie, qu'il semble avoir déserté l'armée et quitté le Zaïre
clandestinement et, dans sa demande d'asile, avoir présenté des arguments
qui peuvent être considérés comme diffamatoires à l'égard du Zaïre. Le
Comité estime que, en l'espèce, son renvoi au Zaïre aurait pour conséquence
prévisible et nécessaire de l'exposer à un risque réel d'être détenu
et torturé. De plus, la conviction qu'il existe des "motifs
sérieux" au sens du paragraphe 1 de l'article 3 est renforcée par "l'existence, dans l'État intéressé, d'un ensemble de violations systématiques
des droits de l'homme, graves, flagrantes ou massives", au sens du paragraphe 2 de l'article 3 de la Convention.
9.5 Le Comité est conscient de la gravité de la situation des droits de
l'homme au Zaïre exposée, entre autres, à la Commission des droits de
l'homme de l'ONU par le Secrétaire générala ainsi que par le Rapporteur
spécial de la Commission sur les exécutions extrajudiciaires, sommaires
ou arbitraires, le Rapporteur spécial sur la torture et le Groupe de
travail sur les disparitions forcées ou involontaires . Le Comité prend
note des graves préoccupations exprimées par la Commission à cet égard,
notamment en ce qui concerne la pratique persistante des arrestations
et des détentions arbitraires, de la torture et des traitements inhumains
dans les centres de détention, des disparitions et des exécutions sommaires
et arbitraires, qui l'ont incité à décider, en mars 1994, de désigner
un rapporteur spécial chargé expressément d'examiner la situation des
droits de l'homme au Zaïre et de lui présenter un rapport à ce sujet.
Le Comité ne peut qu'en conclure qu'il existe bien, au Zaïre, un ensemble
de violations systématiques
des droits de l'homme, graves, flagrantes ou massives et que la situation
est peut-être en train de se détériorer.
9.6 De plus, le Comité estime que, compte tenu du fait que le Zaïre n'est
pas partie à la Convention, l'auteur risque, en cas d'expulsion vers
le Zaïre, non seulement d'être soumis à la torture, mais de n'avoir plus
la possibilité juridique de saisir le Comité pour être protégé.
9.7 Le Comité conclut donc que l'expulsion ou le refoulement de l'auteur
vers le Zaïre dans les circonstances actuelles constituerait une violation
de l'article 3 de la Convention contre la torture et autres peines ou
traitements cruels, inhumains ou dégradants.
10. Compte tenu de ce qui précède, le Comité est d'avis que, dans les circonstances
actuelles, l'État partie a l'obligation de ne pas expulser Balabou Mutombo
vers le Zaïre, ou vers un autre pays où il court un risque réel d'être
expulsé ou refoulé vers le Zaïre, ou d'être soumis à la torture.
Notes
a. E/CN.4/1994/49.
b. E/CN.4/1994/7, par. 653 à 662.
c. E/CN.4/1994/31, par. 657 à 664.
d. E/CN.4/1994/26, par. 509 à 513.