Présentée par : A.M. (nom supprimé)
Au nom de : l'auteur
État partie : Suisse
Date de la communication : 12 août 1999
Le Comité contre la torture , institué conformément à l'article 17 de
la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains
ou dégradants,
Réuni le 14 novembre 2000,
Ayant achevé l'examen de la communication No 144/1999 présentée au Comité
contre la torture en vertu de l'article 22 de la Convention contre la torture
et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants,
Ayant tenu compte de toutes les informations qui lui ont été communiquées
par l'auteur de la communication et l'État partie,
Adopte la décision suivante :
1.1 L'auteur de la communication est M. A.M., né en 1974 et originaire du Tchad. Il vit actuellement en Suisse où il a demandé l'asile le 19 octobre 1998. Cette demande ayant été rejetée, il prétend que son rapatriement forcé vers le Tchad constituerait une violation par la Suisse de l'article 3 de la Convention contre la torture.
1.2 Conformément au paragraphe 3 de l'article 22 de la Convention, le Comité a porté la communication à l'attention de l'État partie le 4 octobre 1999. Dans le même temps, le Comité, agissant en vertu du paragraphe 9 de l'article 108 de son règlement intérieur, a demandé à l'État partie de ne pas expulser l'auteur vers le Tchad tant que sa communication serait en cours d'examen. Le 26 novembre 1999, l'État partie a informé le Comité que des mesures avaient été prises pour faire en sorte que l'auteur ne soit pas renvoyé vers le Tchad tant que sa communication serait pendante devant le Comité.
Rappel des faits présentés par l'auteur
2.1 L'auteur est informaticien de formation. Actif dans la Ligue tchadienne
des droits de l'homme (LTDH), il était en outre vice-président d'une des composantes
de l'Alliance nationale de résistance (ANR) et a assuré la vice-présidence de
l'Union des jeunes révolutionnaires (UJR) en l'absence de son président durant
un an et demi. À l'issue de cette période, l'auteur fut dénoncé aux forces de
sécurité comme suite à l'infiltration d'agents.
2.2 Le 16 septembre 1998, des militaires se sont présentés au domicile de l'auteur
en son absence. Ce dernier fut conseillé par un ami agent de police de quitter
sa maison. Alors que les militaires tentaient une nouvelle visite à son domicile
pendant la nuit, l'auteur était réfugié chez sa mère. Cette dernière tentative
décida l'auteur à quitter le pays.
2.3 L'auteur demanda l'asile en Suisse, mais sa demande fut rejetée. Il aurait
alors été obligé par les autorités suisses de prendre contact avec l'Ambassade
du Tchad en France afin d'organiser son retour. Les fonctionnaires de l'Ambassade
auraient refusé une telle demande, ne pouvant garantir la sécurité de l'auteur,
à moins que ce dernier ne déclare expressément renoncer à l'opposition et se
rallier au régime en place.
Teneur de la plainte
3. L'auteur avance que, étant connu par les services de sécurité de son pays,
son retour au Tchad l'exposerait à de sérieux risques de mauvais traitements.
Il considère qu'il est suffisamment établi aujourd'hui, notamment par la Fédération
internationale des droits de l'homme (FIDH), que les droits de l'homme sont
violés de façon massive dans ce pays. En outre, la Commission suisse de recours
en matière d'asile a elle-même reconnu que les membres de la Ligue tchadienne
des droits de l'homme, comme l'auteur, risquent de sérieuses difficultés avec
la sécurité tchadienne. Trois militants de la Ligue ont disparu depuis qu'ils
furent arrêtés en avril 1998 par les forces de sécurité soudanaises et livrés
aux autorités tchadiennes.
Observations de l'État partie sur la recevabilité et le bien-fondé
de la communication
4.1 L'État partie n'a pas contesté la recevabilité de la communication et, dans
une lettre du 4 avril 2000, a formulé des observations sur son bienSfondé.
4.2 L'État partie rappelle tout d'abord que l'existence, dans un pays, d'un
ensemble de violations massives, flagrantes ou systématiques des droits de l'homme
ne constitue pas en soi un motif suffisant pour conclure qu'une personne risquerait,
en cas de retour dans ce pays, d'être soumise à la torture. Il faut qu'il existe
en outre des motifs qui permettent de penser que l'auteur serait personnellement
en danger.
4.3 En l'espèce, l'État partie estime que le risque allégué par l'auteur n'est
pas suffisamment avéré. L'auteur n'a expliqué le contenu de ses activités politiques
qu'en termes généraux et vagues. Ainsi, lors de la première audition de sa procédure
d'asile, l'auteur n'a pu donner les noms des organisations au sein desquelles
il était engagé. Il a en outre donné des informations erronées sur la LTDH et
produit une attestation du représentant de l'ANR n'apportant aucune précision
par rapport aux fonctions de l'auteur au sein de l'ANR et une carte de membre
comportant une date d'adhésion ne correspondant pas avec celle dont il avait
fait part aux autorités suisses. En outre, l'État partie possédait des informations
selon lesquelles l'ANR n'était pas connue comme mouvement d'opposition au Tchad.
4.4 L'État partie considère également que le récit de l'auteur n'est pas crédible.
A propos des recherches dont il a fait l'objet de la part des militaires, il
est en effet inimaginable que ces derniers, s'ils voulaient réellement l'appréhender,
ne se soient pas rendus sur le lieu de travail de l'auteur, dans la mesure où
il a déclaré s'y rendre, même après la visite des militaires chez lui, ou au
domicile de sa mère.
4.5 L'État partie se réfère également à l'Observation générale du Comité sur
l'article 3 selon laquelle le Comité doit accorder un poids considérable aux
conclusions des organes de l'État partie en ce qui concerne les faits de la
communication, et souligne que cette dernière se limite à une page.
4.6 L'État partie relève que, contrairement à ce qui a été déclaré par l'auteur,
l'ANR a ses bases arrière au Soudan et en République centrafricaine et sa zone
d'opération se situe à l'est du Tchad, comme cela est d'ailleurs confirmé par
des documents qui ont été produits par l'auteur lui-même. Il soulève également
que l'auteur avait une fois prétendu être poursuivi car il avait incité des
jeunes à la révolte, et une autre fois à cause de "mouchards" infiltrés tantôt
dans l'ANR tantôt dans l'Union de jeunesse.
4.7 Par rapport à son comportement après les prétendues tentatives d'arrestation
et son itinéraire de fuite, l'État partie considère que les déclarations de
l'auteur sont également peu crédibles. L'auteur s'est ainsi rendu à son travail
pendant les trois ou quatre jours (selon les auditions) qui ont précédé son
départ, ce qui ne peut se concevoir pour une personne recherchée. En outre,
il a choisi, en traversant tout le Tchad et la Libye, l'itinéraire le plus long
et le plus compliqué pour rejoindre l'Europe, alors que deux de ses frères résident
au Cameroun et qu'il était spécialisé dans le passage de clandestins vers le
Nigéria.
4.8 L'État partie précise également que l'auteur n'a jamais prétendu avoir été
torturé dans le passé ou prétendu que des membres de sa famille avaient été
inquiétés en raison de ses activités et n'a pas poursuivi ses activités politiques
depuis son arrivée en Suisse.
4.9 Par rapport à la présente communication, l'État partie soulève que l'auteur
fait, pour la première fois, référence à l'Union des jeunes révolutionnaires
et à sa position de vice-président alors qu'il n'avait jusque-là parlé que du
Parti révolutionnaire du Tchad, la "composante" de l'ANR à laquelle il fait
allusion n'étant d'ailleurs pas clairement identifiée. Quant à son appartenance
à la LTDH, outre la carte de membre de complaisance dont il a été fait mention
plus haut, la Commission suisse de recours en matière d'asile a bien précisé
que cet élément ne suffisait pas pour démontrer les risques de torture. Enfin,
en ce qui concerne le refus par l'Ambassade du Tchad en France de lui délivrer
des documents de voyage nécessaires, l'État partie fait remarquer que la lettre
de cette dernière ne contient aucune information par rapport au sort réservé
à l'auteur à son retour au Tchad et précise uniquement que les autorités françaises
sont dans l'impossibilité de lui fournir de tels documents. En outre, si l'auteur
était réellement recherché au Tchad, il est probable que les autorités tchadiennes
l'auraient plutôt encouragé à rentrer dans son pays.
Commentaires de l'auteur
5.1 Par une lettre du 20 mai 2000, l'auteur a formulé ses remarques par rapport
aux observations de l'État partie sur le bien-fondé de la communication.
5.2 L'auteur attire tout d'abord l'attention du Comité sur le fait que la situation
des droits de l'homme au Tchad n'a fait que se dégrader depuis 1994 et illustre
cette affirmation par différents documents et articles de presse. Ayant appartenu
à la LTDH, à l'ANR et à l'UJR, il est certain que, s'il devait être arrêté,
l'auteur serait torturé.
5.3 En ce qui concerne les observations de l'État partie selon lesquelles il
n'a pu citer, lors de sa première audition, le nom des organisations en faveur
desquelles il était engagé, l'auteur précise qu'il s'agissait d'une audition
particulièrement courte et qu'il n'avait pas été interrogé sur ce point. Les
auditions suivantes étaient par contre plus longues et détaillées, si bien que
l'auteur a pu à ce moment donner plus de précisions sur ses activités.
5.4 A propos de la divergence entre la date d'adhésion à la LTDH qui figure
sur sa carte de membre et celle mentionnée dans ses déclarations, l'auteur prétend
que l'erreur a été commise sur la carte et qu'il n'a pu obtenir un rectificatif.
Il affirme également qu'il a effectivement cité le nom de Me Ngare Ada comme
président ad intérim de la LTDH.
5.5 En ce qui concerne l'ANR, l'auteur s'étonne que l'État partie ne soit pas
informé de son existence comme mouvement d'opposition au Tchad et fournit plusieurs
articles de presse qui démontrent cette réalité, faisant notamment référence
à la table ronde organisée au Gabon en 1996. En outre, l'auteur a constaté qu'une
erreur avait été commise dans l'attestation de l'ANR le présentant comme demandeur
d'asile aux Pays-Bas, mais il n'a pu faire rectifier le contenu de ce document.
5.6 Au sujet de son itinéraire pour fuir le Tchad, l'auteur estime que la route
par la Libye était la moins contrôlée et la plus sûre pour lui. Il précise que
la frontière avec le Cameroun est beaucoup mieux gardée et qu'il avait de fortes
chances d'y être reconnu.
5.7 Enfin, l'auteur ne se souvient pas avoir mentionné qu'il s'était rendu à
son travail à partir du moment où les militaires le recherchaient. À ce moment,
l'auteur ne pouvait en effet accomplir aucune démarche en personne et c'est
son épouse qui a organisé sa fuite du pays.
Délibérations du Comité
6.1 Avant d'examiner toute plainte contenue dans une communication, le Comité
contre la torture doit décider si elle est ou non recevable en vertu de l'article
22 de la Convention. Le Comité s'est assuré, comme il est tenu de le faire conformément
à l'alinéa a) du paragraphe 5 de l'article 22 de la Convention, que la même
question n'a pas été examinée et n'est pas en cours d'examen devant une autre
instance internationale d'enquête ou de règlement. Dans le cas d'espèce, le
Comité note aussi que tous les recours internes sont épuisés et que l'État partie
n'a pas contesté la recevabilité. Il estime donc que la communication est recevable.
L'État partie et l'auteur ayant chacun formulé des observations sur le fond
de la communication, le Comité procède à l'examen quant au fond.
6.2 Le Comité doit se prononcer sur le point de savoir si le renvoi de l'auteur
vers le Tchad violerait l'obligation de l'État partie, en vertu de l'article
3 de la Convention, de ne pas expulser ou refouler une personne vers un autre
État où il y a des motifs sérieux de croire qu'elle risque d'être soumise à
la torture.
6.3 Le Comité doit décider, comme le prévoit le paragraphe 1 de l'article 3,
s'il existe des motifs sérieux de croire que l'auteur risquerait d'être soumis
à la torture s'il était renvoyé au Tchad. Pour prendre cette décision, le Comité
doit tenir compte de toutes les considérations pertinentes, conformément au
paragraphe 2 de l'article 3, y compris l'existence d'un ensemble de violations
systématiques des droits de l'homme, graves, flagrantes ou massives. Toutefois,
le but de cette analyse est de déterminer si l'intéressé risquerait personnellement
d'être soumis à la torture dans le pays où il serait renvoyé. Il s'ensuit que
l'existence, dans un pays, d'un ensemble de violations systématiques des droits
de l'homme, graves, flagrantes ou massives ne constitue pas en soi une raison
suffisante d'établir qu'une personne donnée serait en danger d'être soumise
à la torture à son retour dans ce pays. Il doit exister d'autres motifs qui
donnent à penser que l'intéressé serait personnellement en danger. Par contre,
l'absence d'un ensemble de violations flagrantes et systématiques des droits
de l'homme ne signifie pas qu'une personne ne puisse pas être soumise à la torture
dans la situation particulière qui est la sienne.
6.4 Le Comité rappelle son observation générale sur l'application de l'article
3, où on lit ce qui suit : "Étant donné que l'État partie et le Comité sont
tenus de déterminer s'il y a des motifs sérieux de croire que l'auteur risque
d'être soumis à la torture s'il est expulsé, refoulé ou extradé, l'existence
d'un tel risque doit être appréciée selon des éléments qui ne se limitent pas
à de simples supputations ou soupçons. En tout état de cause, il n'est pas nécessaire
de montrer que le risque couru est hautement probable" (A/53/44, annexe IX,
par. 6).
6.5 Dans le cas d'espèce, le Comité note les observations de l'État partie selon
lesquelles les déclarations du requérant par rapport aux risques invoqués de
torture sont vagues et générales, parfois dénuées de crédibilité, parfois inexactes
et parfois contradictoires.
6.6 Le Comité constate que l'auteur n'a pas fait mention de persécutions qu'il
aurait vécues dans son pays d'origine. Il n'a pas été maltraité ni torturé et
il n'a jamais été interrogé ou détenu par les forces de l'ordre.
6.7 En outre, le Comité estime que l'auteur n'a ni apporté de preuves irréfutables
ni démontré de manière convaincante son appartenance et le contenu de ses activités
au sein de l'Alliance nationale de résistance ou de l'Union des jeunes révolutionnaires.
6.8 Le Comité considère dès lors que les éléments qui lui ont été présentés
ne démontrent pas suffisamment que l'auteur est confronté à un risque prévisible,
réel et personnel d'être soumis à la torture en cas d'expulsion vers son pays
d'origine
6.9 Par conséquent, le Comité contre la torture, agissant en vertu du paragraphe
7 de l'article 22 de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements
cruels, inhumains ou dégradants, estime que la décision de l'État partie de
renvoyer l'auteur au Tchad ne fait apparaître aucune violation de l'article
3 de la Convention.