Ismail Alan c. Suisse, Communication No. 21/1995, U.N. Doc. CAT/C/16/D/21/1995 (1996).
Présentée par : Ismail Alan [représenté par un conseil]
Au nom de : L'auteur
État partie concerné : Suisse
Date de la communication : 31 janvier 1995
Le Comité contre la torture, institué conformément à l'article 17 de la
Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels,
inhumains ou dégradants,
Réuni le 8 mai 1996,
Ayant achevé l'examen de la communication No 21/1995 présentée au Comité
contre la torture au nom de M. Ismail Alan en vertu de l'article 22 de
la Convention,
Ayant tenu compte de toutes les informations qui lui ont été communiquées
par l'auteur de la communication, par son conseil et par l'État partie,
Adopte les constatations suivantes :
Constatations au titre du paragraphe 7 de l'article 22
de la Convention
1. L'auteur de la communication est Ismail Alan, citoyen turc d'origine kurde, né le 1er janvier 1962, résidant actuellement en Suisse. Il affirme être victime d'une violation, par la Suisse, de l'article 3 de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants. Il est représenté par un conseil.
Rappel des faits présentés par l'auteur
2.1 Depuis 1978, l'auteur est un sympathisant de KAWA, organisation kurde
de tendance marxiste léniniste, illégale. Il a été arrêté pour la première
fois en 1981. Il affirme avoir été torturé et questionné sur ses activités
au sein de l'organisation. Il a été libéré au bout de neuf jours. En
juin 1983, alors qu'il accomplissait son service militaire, il a été
de nouveau arrêté. Il affirme avoir été brutalement torturé pendant 36
jours par électrochocs.
2.2 Le 30 avril 1984, l'auteur a été condamné à huit ans et quatre mois
d'emprisonnement et à deux ans et 10 jours d'exil intérieur pour avoir
été un membre actif de l'organisation KAWA. Ce jugement a été cassé,
le 17 octobre 1984, par la Cour de cassation, qui a ordonné l'ouverture
d'un nouveau procès. Le 5 novembre 1984, le tribunal militaire d'Elazig
a condamné l'auteur à deux ans et demi de prison et à 10 mois d'exil
intérieur à Izmir pour avoir aidé des militants de l'organisation KAWA.
Pendant son exil intérieur à Izmir, l'auteur devait se présenter à la
police tous les jours. Il a finalement trouvé un emploi et acheté une
maison à Izmir.
2.3 L'auteur affirme qu'il a été arrêté à plusieurs reprises, en 1988 et
1989, et maintenu en détention pendant de courtes périodes, six jours
au maximum, en raison de ses activités politiques (distribution de tracts).
Au cours de certaines de ces périodes de détention, on l'aurait soumis
à des pressions pour qu'il dénonce ses amis. Il prétend aussi avoir été
torturé, sans donner plus de précisions. Dans ces circonstances, il avait
jugé préférable de quitter Izmir et de retourner dans la province de
Tunceli d'où il était originaire, mais lors d'une visite dans cette région,
en juillet 1990, il avait constaté que la répression y était encore plus
dure. Il avait parlé de la situation à Tunceli à un membre du Parlement
qu'il avait rencontré par hasard lors de ce voyage. Par la suite, celui-ci,
après avoir mené sa propre enquête, avait soulevé la question au Parlement.
Selon l'auteur, les militaires avaient alors commencé à le rechercher.
Au début de septembre 1990, alors qu'il se trouvait chez son frère à
Brousse,
la police avait perquisitionné à son domicile, confisqué deux livres
et questionné sa femme pour savoir où il était. L'auteur avait alors
décidé de quitter son pays et d'aller demander l'asile en Suisse. Il
a quitté la Turquie avec une fausse carte d'identité, le 20 septembre
1990.
2.4 Le conseil de l'auteur joint une copie d'un rapport médical daté du
25 janvier 1995, qui conclut que l'auteur souffre d'un état réactionnel
aigu à une situation très éprouvante. Certaines des cicatrices qu'il
porte sur la partie gauche du corps peuvent avoir été causées par les
tortures auxquelles il aurait été soumis durant son emprisonnement en
1983-1984.
2.5 L'auteur dit qu'après son départ, sa femme a été soumise à de telles
pressions par la police qu'elle a dû quitter Izmir pour aller vivre dans
sa famille à Brousse. En juillet 1992, le frère de l'auteur aurait été
arrêté, détenu pendant 10 jours et maltraité.
2.6 Le 1er octobre 1990, l'auteur a déposé une demande d'asile en Suisse.
Le 5 novembre 1990, il a été entendu par les autorités cantonales et,
le 10 août 1992, par l'Office fédéral des réfugiés. Le 17 décembre 1992,
l'Office l'a informé qu'il s'était adressé à l'ambassade de Suisse à
Ankara pour vérifier certaines des allégations formulées par lui et que,
d'après la réponse de l'ambassade, le membre du Parlement, que l'auteur
affirmait avoir rencontré, ne se souvenait pas de lui, que l'auteur n'était
pas interdit de passeport et qu'un avocat l'avait représenté dans le
cadre d'une procédure judiciaire civile après son départ en 1990.
2.7 Le 8 janvier 1993, le conseil de l'auteur a rencontré l'épouse de celui-ci
à Istanbul. Elle a déclaré que sa maison était placée sous la surveillance
constante de la police et qu'elle s'était adressée à un avocat parce
qu'elle se sentait menacée. Elle avait ensuite déménagé à Brousse sans
y élire officiellement domicile afin de ne plus être inquiétée. Les autorités
suisses ont été informées du contenu de cette conversation. Le 5 juillet
1993, le conseil a transmis à l'Office fédéral des réfugiés une copie
d'une lettre de l'avocat en Turquie, dans laquelle celui-ci déclarait
que l'ambassade avait mal compris ce qu'il avait dit et qu'il était chargé
de représenter non pas l'auteur mais seulement son épouse.
2.8 Le 12 juillet 1993, l'auteur a été informé que l'Office avait rejeté
sa demande d'asile le 1er juillet 1993. L'Office avait estimé que les
détentions antérieures de l'auteur étaient trop éloignées dans le temps
pour constituer une raison valable d'avoir peur d'être persécuté. Cette
décision était également fondée sur le fait que des contradictions avaient
été relevées dans les déclarations de l'auteur concernant ses arrestations
dans les années qui avaient précédé son départ de la Turquie ainsi que
l'importance de son engagement politique.
2.9 Le 7 septembre 1993, l'auteur a recouru contre la décision de l'Office
fédéral des réfugiés devant la Commission suisse de recours en matière
d'asile. Le 8 février 1994, l'Office a de nouveau demandé à l'ambassade
d'Istanbul de lui fournir des renseignements supplémentaires. Sur la
base de ces renseignements, l'Office a estimé que l'auteur n'était pas
fiché en Turquie, qu'il n'était pas connu de la police et qu'il pouvait
changer librement de lieu de domicile. Il a jugé peu probable que les
premières informations fournies par l'avocat turc à l'ambassade aient
été le résultat d'un malentendu.
2.10 Le conseil de l'auteur a contesté ces conclusions dans un mémoire
daté du 25 mai 1994, et a transmis copie d'une lettre en date du 4 mai
1994 émanant du membre du Parlement, qui confirmait avoir rencontré l'auteur
pendant l'été de 1990. Le 18 octobre 1994, l'auteur a informé l'Office
fédéral des réfugiés d'une part de la destruction de son village natal
dans la province de Tunceli, à la suite de troubles politiques, et d'autre
part de l'arrestation de son frère.
2.11 Le 27 octobre 1994, la Commission de recours a rejeté le recours de
l'auteur; ordre a donc été donné à celui-ci de quitter la Suisse avant
le 15 février 1995. La Commission a estimé que l'emprisonnement de l'auteur
et par la suite son exil intérieur étaient des faits crédibles mais qu'il
n'en était pas de même de ses activités politiques et de ses arrestations
plus récentes. À son avis, si l'auteur craignait d'avoir des problèmes
avec la police locale d'Izmir, il pouvait aller dans une autre région
du pays.
2.12 En ce qui concerne l'argument de l'auteur selon lequel il risquait
d'être maltraité et torturé en cas de retour dans son pays, la Commission
de recours a estimé que, compte tenu de la situation générale en Turquie
et des antécédents et des origines kurdes de l'auteur, rien ne permettait
de croire qu'il courrait personnellement un risque particulier et concret
en cas de retour dans son pays. Elle a considéré que, puisque de nombreux
Kurdes vivaient pacifiquement dans le centre et l'ouest de la Turquie,
il n'y avait aucune raison que l'auteur ne puisse pas rentrer dans son
pays.
Teneur de la plainte
3.1 Le conseil de l'auteur soutient que la Turquie fait partie des pays
où la torture est systématiquement pratiquée et les droits de l'homme
systématiquement violés. Il renvoie à cet égard au rapport du Comité
de novembre 1993 et aux rapports d'Amnesty International. Depuis la publication
de ce rapport du Comité, la situation ne s'est pas améliorée et plusieurs
détenus sont morts sous la torture. D'autres ont disparu ou ont été victimes
d'exécutions arbitraires. Selon le conseil, un grand nombre d'entre eux
avaient soutenu dans le passé la cause kurde.
3.2 En ce qui concerne la situation personnelle de l'auteur, le conseil
soutient que, du fait que celui-ci est Kurde, qu'il est originaire de
Tunceli, c'est-à-dire d'une province où le PKK est très présent et où
la répression est sévère, qu'il est et continue d'être un sympathisant
de l'organisation illégale KAWA, qu'il a des antécédents judiciaires
en Turquie pour avoir commis des délits politiques, qu'il a déjà été
torturé dans son pays et qu'il a été soumis à des pressions afin qu'il
accepte de devenir un informateur, il réunit plusieurs des caractéristiques
des groupes particulièrement visés par la répression turque. S'il traverse
la frontière, il sera certainement arrêté puisqu'il n'est pas en possession
d'un passeport ou d'une carte d'identité valide.
3.3 Il est dit en outre que les villes de Turquie tiennent des registres
de tous les Kurdes qui s'établissent sur leur territoire, afin de faciliter
les enquêtes sur les activités politiques de ces derniers, et que des
rafles ont régulièrement lieu dans les quartiers habités par des Kurdes.
L'auteur court donc un risque réel d'être arrêté et par conséquent torturé.
Observations de l'État partie
4. Le 10 février 1995, le Comité, par l'intermédiaire de son Rapporteur
spécial, transmet la communication à l'État partie pour que celui-ci
lui fasse part de ses observations et il le prie de ne pas expulser l'auteur
tant que sa communication sera examinée par le Comité.
5. Par une lettre du 3 avril 1995, l'État partie informe le Comité qu'il
ne conteste pas la recevabilité de la communication.
6.1 Par une lettre du 10 août 1995, l'État partie informe le Comité qu'il
a reporté l'expulsion de l'auteur compte tenu de la demande du Comité.
6.2 L'État partie rappelle que la demande d'asile de l'auteur a été rejetée
par l'Office fédéral des réfugiés le 1er juillet 1993, et que son recours
a été rejeté par la Commission suisse de recours en matière d'asile le
27 octobre 1994. Ces décisions sont basées sur les contradictions relevées
dans les déclarations de l'auteur (concernant le nombre d'arrestations,
ses activités politiques et sa rencontre avec un membre du Parlement)
et sur l'inexistence, contrairement à ses affirmations, d'une fiche en
Turquie le concernant, sur l'inexistence d'actes de persécution récents
qui auraient pu justifier son départ de Turquie, sur le fait qu'il était
improbable que celui-ci soit personnellement menacé de torture, et qu'il
lui était possible de s'installer dans une partie de la Turquie dans
laquelle sa sécurité ne serait pas compromise. L'État partie souligne
que ses autorités ont examiné avec sérieux les allégations de l'auteur
et que, en cas de doute, elles ont contacté l'ambassade de Suisse à Ankara.
Les informations
ainsi recueillies ont été transmises à l'auteur pour qu'il les commente,
et il a eu accès à l'ensemble de son dossier en la possession des autorités
suisses. Son droit à être entendu a ainsi été pleinement respecté et
les faits ont été établis d'une manière aussi détaillée que possible.
6.3 L'État partie explique qu'en l'occurrence, l'auteur s'est contredit
de nombreuses fois. Par exemple, à sa première audition, il a prétendu
avoir été arrêté quatre ou six fois depuis 1988, et avoir été détenu
chaque fois trois ou quatre jours. Devant les autorités cantonales, il
a déclaré avoir été arrêté quatre fois et avoir été détenu entre trois
et six jours. En outre, devant l'Office fédéral des réfugiés, il a déclaré
avoir été arrêté 15 ou 16 fois.
6.4 De plus, l'auteur a prétendu devant les autorités cantonales avoir
été détenu pendant quatre jours, en février 1988, parce qu'il avait demandé
un passeport. Cependant, devant l'Office fédéral des réfugiés, il a affirmé
avoir été détenu à cette occasion parce qu'il avait été soupçonné d'avoir
rétabli des contacts avec l'organisation KAWA. Les renseignements de
l'auteur sur ses activités politiques révèlent également des incohérences
et l'État partie note que certaines dates importantes associées à son
affiliation idéologique présumée ne lui étaient pas familières.
6.5 L'État partie fait également mention d'incohérences dans la manière
dont l'auteur parle de sa rencontre présumée avec le parlementaire, et
signale les déclarations contradictoires faites par l'avocat de l'auteur
en Turquie, qui a d'abord dit avoir représenté l'auteur dans une procédure
judiciaire après son départ et, par la suite, est revenu sur cette déclaration.
Selon l'État partie, il est vraisemblable que l'avocat a fait sa seconde
déclaration pour rendre service à l'auteur.
7.1 L'État partie note les raisons qu'a l'auteur de craindre d'être arrêté
et torturé à son retour en Turquie, mais fait observer que selon des
informations recueillies par l'ambassade de Suisse à Ankara, aucune fiche
de données n'a été établie à son sujet, la police ne le recherche plus
et il n'est pas interdit de passeport. Dans ces circonstances, l'État
partie est d'avis qu'il peut raisonnablement demander à l'auteur de s'installer
dans une autre région de Turquie. Il fait observer qu'en général seuls
les individus fichés sont la cible de mesures par les autorités. Bien
qu'on ne puisse exclure une action arbitraire de la police, l'État partie
est d'avis que le risque est minime si l'on évite les endroits les plus
sensibles.
7.2 L'État partie se réfère au texte de l'article 3 de la Convention et
fait valoir que l'auteur a invoqué la situation générale des Kurdes en
Turquie pour justifier sa crainte d'être torturé, mais qu'il n'a pas
démontré qu'il risque personnellement d'être soumis à un traitement qui
serait en violation de l'article 3.
7.3 L'État partie se réfère à sa politique générale d'asile concernant
les Kurdes de Turquie et déclare que ses autorités examinent régulièrement
et soigneusement la situation dans les différentes régions de ce pays.
L'État partie reconnaît que, dans certaines zones, la situation de la
population kurde est difficile en raison du conflit armé entre les forces
de sécurité turques et les mouvements de guérilla. Cependant, il estime
que ce conflit est limité à certaines régions et qu'une évaluation globale
de toutes les demandes d'asile des Kurdes ne se justifie pas sur cette
base. L'État partie maintient que les Kurdes ne sont pas menacés dans
toutes les régions de la Turquie et qu'il suffit d'examiner dans chaque
cas individuel si le demandeur est personnellement concerné par la situation
et pourrait s'établir dans une autre région.
7.4 L'État partie souligne qu'il ne conteste pas la condamnation et les
périodes de détention de l'auteur entre 1981 et 1985. Cependant, il estime
que ces événements sont trop anciens pour justifier le départ de l'auteur
de la Turquie en 1990. De plus, la probabilité que l'auteur a été torturé
entre 1981 et 1985 ne permet pas de conclure qu'il y a des motifs sérieux
de croire qu'il risque d'être soumis à la torture s'il retourne en Turquie
aujourd'hui. Dans ce contexte, l'État partie explique que, dans la pratique
suisse en matière d'asile, un lien de causalité doit être établi entre
des actes de persécution contre un requérant et sa décision de s'enfuir
du pays. Dans le cas de l'auteur, ce lien n'a pas pu être établi.
8.1 Enfin, l'État partie rappelle que la Turquie a ratifié la Convention
le 2 août 1988 et a reconnu en vertu de l'article 22 la compétence du
Comité pour recevoir et examiner des communications présentées par des
particuliers. En conséquence, la Turquie est dans l'obligation de prendre
des mesures pour prévenir les actes de torture sur son territoire. En
outre, l'État partie note que la Turquie est membre du Conseil de l'Europe,
qu'elle a ratifié la Convention européenne de sauvegarde des droits de
l'homme et des libertés fondamentales et reconnu le droit de pétition
individuelle ainsi que la juridiction obligatoire de la Cour européenne
des droits de l'homme. De plus, la Turquie a ratifié la Convention européenne
pour la prévention de la torture et elle est soumise à la surveillance
du Comité européen.
8.2 L'État partie renvoie aux constatations du Comité concernant la communication
No 13/1993 (Mutombo c. Suisse); dans ses délibérations conduisant à conclure
que l'État partie (la Suisse) était tenu de ne pas expulser M. Mutombo
vers le Zaïre, le Comité a pris en considération le fait que le Zaïre
n'était pas partie à la Convention. L'État partie appelle l'attention
du Comité sur les conséquences graves et paradoxales qu'il y aurait à
ce que le Comité décide que le retour de l'auteur en Turquie constituerait
une violation de l'article 3 de la Convention par la Suisse, étant donné
que la Turquie non seulement est partie à la Convention, mais de plus
a accepté la compétence du Comité pour examiner des plaintes individuelles.
Commentaires du conseil
9.1 Dans une lettre du 10 novembre 1995, le conseil déclare que, le 6 décembre
1994, l'auteur a écrit une lettre au procureur d'Izmir pour lui demander
copie de son dossier. Il n'a pas reçu de réponse, mais en janvier 1995,
la police est venue voir les anciens voisins de l'auteur à Izmir et s'est
renseignée sur lui. Selon le conseil, cela montre que la police turque
recherche toujours l'auteur. Le renseignement donné par l'ambassade de
Suisse à Ankara qui a affirmé que l'auteur n'est pas fiché par la police
lui paraît donc sujet à caution.
9.2 Le conseil reconnaît que les autorités suisses ont examiné le dossier
de l'auteur d'une manière détaillée, mais il estime que cet examen a
manqué de profondeur et que les preuves en faveur de l'auteur n'ont pas
été suffisamment évaluées. À cet égard, il soutient que l'État partie
tient davantage compte des renseignements recueillis par sa propre mission
en Turquie que de ceux qui sont fournis par l'auteur. Le conseil ne nie
pas qu'il y a des contradictions et des incohérences dans le récit de
l'auteur, mais il soutient que les autorités suisses n'ont jamais tenu
compte de l'effet de la torture sur la mémoire et la capacité de concentration
de l'auteur. Il ajoute que les auditions en elles-mêmes causent une tension
considérable qui entraîne des erreurs, et rares sont ceux qui demandent
le statut de réfugié et qui ne se contredisent pas au cours de la procédure.
De plus, de l'avis du conseil, ces contradictions sont mineures et ne
touchent en rien le fond de l'affaire.
9.3 Quant à la rencontre avec un membre du Parlement, le conseil rappelle
que ce parlementaire l'a confirmée par lettre et a expliqué que l'appel
téléphonique de l'ambassade de Suisse l'avait surpris et interrompu dans
son travail.
9.4 Le conseil rejette la suggestion de l'État partie selon laquelle l'avocat
en Turquie a écrit sa lettre pour rendre service à l'auteur et fait observer
qu'une copie de l'autorisation de représenter l'épouse de l'auteur était
jointe. Le conseil affirme que le document écrit présenté par l'auteur
devrait avoir plus de poids qu'une information provenant d'une conversation
téléphonique, au cours de laquelle il peut y avoir eu des malentendus.
9.5 Le conseil soutient que l'auteur serait en danger s'il retournait en
Turquie et nie que celui-ci pourrait se réfugier dans une autre partie
du pays. À cet égard, il affirme que la situation continue de se détériorer,
que l'auteur a déjà dû s'enfuir d'Izmir et que son épouse, réinstallée
à Brousse, a vu à nouveau la situation se détériorer à cet endroit. Le
conseil déclare que les personnes fichées ne sont pas les seules qui
risquent d'être arrêtées, mais que des groupes importants peuvent également
l'être, particulièrement les jeunes gens et les personnes originaires
de Tunceli. Selon lui, il n'y a plus d'endroit où l'on soit en sécurité.
9.6 Le conseil ne nie pas que les autorités suisses tiennent dûment compte
de la situation en Turquie lorsqu'elles se prononcent sur les demandes
de statut de réfugié émanant de Kurdes, comme le montre le fait que,
parmi les demandeurs originaires de Turquie, 50 % obtiennent l'asile
et 25 % sont autorisés à demeurer en Suisse à titre provisoire. Dans
le cas présent, cependant, le conseil affirme que le dossier de l'auteur
n'a pas été examiné avec l'objectivité requise.
9.7 Le conseil soutient que, si la Turquie a ratifié la Convention contre
la torture, elle n'a jamais vraiment tenté de lutter contre cette pratique,
qui demeure courante dans ce pays. Il déclare qu'il y a de plus en plus
de disparitions en détention et que pour ainsi dire aucune mesure n'est
prise contre les tortionnaires présumés. Il doute, dans ces conditions,
que l'on puisse opposer à l'auteur, qui craint d'être soumis à la torture,
que son pays a ratifié la Convention. Le conseil soutient que le simple
fait qu'un pays a ratifié la Convention ne dégage pas un État partie
de l'obligation qui lui incombe, en vertu de l'article 3, de déterminer
s'il y a des motifs sérieux de croire qu'une personne risquerait d'être
soumise à la torture dans le pays en question. À cet égard, il soutient
que la situation concrète dans un pays, et pas seulement les obligations
internationales souscrites par ce dernier, devraient être prises en compte.
Décision concernant la recevabilité et examen de la communication quant
au fond
10. Avant d'examiner une plainte soumise dans une communication, le Comité
doit déterminer si cette communication est recevable en vertu de l'article
22 de la Convention. Le Comité s'est assuré, comme il est tenu de le
faire en vertu du paragraphe 5 a) de l'article 22 de la Convention, que
la même question n'a pas été ou n'est pas en cours d'examen devant une
autre instance internationale d'enquête ou de règlement. Le Comité note
que l'État partie n'a pas soulevé d'objections en ce qui concerne la
recevabilité de la communication et qu'il a fait parvenir au Comité ses
observations quant au fond. Le Comité estime donc qu'il n'existe aucun
obstacle à la recevabilité de la communication et procède à son examen
quant au fond.
11.1 La question qui se pose au Comité est de savoir si le rapatriement
forcé de l'auteur en Turquie violerait l'obligation qui incombe à la
Suisse, en vertu de l'article 3 de la Convention, de ne pas refouler
une personne vers un autre État où il y a des motifs sérieux de croire
qu'elle risque d'être soumise à la torture.
11.2 Conformément au paragraphe 1 de l'article 3, le Comité doit déterminer
s'il y a des motifs sérieux de croire que M. Alan risquerait d'être soumis
à la torture s'il retournait en Turquie. Pour ce faire, le Comité doit
prendre en compte toutes les considérations pertinentes, conformément
au paragraphe 2 de l'article 3, notamment l'existence d'un ensemble de
violations flagrantes et systématiques des droits de l'homme. Toutefois,
il s'agit de déterminer si l'intéressé risquerait personnellement d'être
soumis à la torture dans le pays dans lequel il retournerait. Il s'ensuit
que l'existence, dans un pays, d'un ensemble de violations massives,
flagrantes ou systématiques des droits de l'homme ne constitue pas, en
soi, un motif suffisant pour conclure qu'une personne risquerait d'être
soumise à la torture à son retour dans ce pays. Il doit exister des motifs
précis de penser que l'intéressé serait personnellement en danger. De
même, l'absence d'un ensemble de violations flagrantes et systématiques
des droits de
l'homme ne signifie pas qu'une personne ne peut être considérée comme
courant le risque d'être soumise à la torture dans sa situation particulière.
11.3 Dans le cas en question, le Comité estime que les origines de l'auteur,
son affiliation politique présumée, ses antécédents judiciaires — détention
et exil intérieur — sont autant d'éléments dont il faut tenir compte
pour déterminer s'il risque d'être soumis à la torture à son retour.
L'État partie fait état d'incohérences et de contradictions dans le récit
de l'auteur, mais le Comité considère qu'on peut rarement attendre des
victimes de la torture une exactitude sans faille, que les éventuelles
incohérences dans la présentation des faits par l'auteur ne sont pas
graves en l'espèce et ne mettent pas en cause, de manière générale, la
véracité des allégations de l'auteur.
11.4 Le Comité note l'argument de l'État partie selon lequel l'auteur a
invoqué la situation générale des Kurdes en Turquie pour justifier ses
craintes mais n'a pas démontré qu'il risquait personnellement d'être
soumis à la torture. Le Comité relève aussi que l'État partie affirme
que, selon des informations recueillies par l'ambassade de Suisse à Ankara,
l'auteur n'est plus recherché par la police et n'est pas interdit de
passeport. Toutefois, le conseil de l'auteur affirme qu'aux dires de
l'épouse de celui-ci, sa maison à Izmir est surveillée par la police
en permanence également depuis son départ et qu'en janvier 1995 la police
a interrogé ses anciens voisins à son sujet. Par ailleurs, depuis le
départ de l'auteur, son frère a été arrêté à plusieurs reprises et son
village natal a été détruit. Quant à l'argument de l'État partie selon
lequel l'auteur pourrait trouver ailleurs en Turquie un lieu où il serait
en sûreté, le Comité relève que l'auteur a déjà dû quitter sa province
natale, qu'Izmir ne s'est pas révélé
être un lieu sûr pour lui non plus et que, étant donné qu'il y a des
raisons de penser que la police le recherche, il est improbable qu'il
existe en Turquie un lieu "sûr" pour lui. Dans ces circonstances, le Comité considère que l'auteur a démontré
de façon convaincante qu'il risquait d'être torturé s'il retournait en
Turquie.
11.5 Enfin, le Comité note l'argument de l'État partie selon lequel la
Turquie a ratifié la Convention contre la torture et, conformément à
son article 22, a reconnu la compétence du Comité pour recevoir et examiner
des communications présentées par des particuliers. Toutefois, le Comité
constate à regret que la pratique de la torture reste systématique en
Turquie, comme l'attestent les conclusions de l'enquête qu'il a effectuée
en application de l'article 20 de la Convention Documents officiels de
l'Assemblée générale, quarante-huitième session, Supplément No 48 (A/48/44/Add.1)..
Il fait observer que le principal objectif de la Convention est de prévenir
la torture et non pas de réparer ce mal une fois qu'il a été fait. À
son avis, le fait que la Turquie soit partie à la Convention et ait reconnu
la compétence du Comité, en application de l'article 22, ne constitue
pas, en l'espèce, une garantie suffisante pour la sécurité de l'auteur.
11.6 Le Comité conclut que l'expulsion ou le retour de l'auteur en Turquie
dans les circonstances actuelles constituerait une violation de l'article
3 de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements
cruels, inhumains ou dégradants.
12. Compte tenu de ce qui précède, le Comité est d'avis que, dans les circonstances
actuelles, l'État partie se doit de ne pas renvoyer Ismail Alan en Turquie
contre son gré.