K.N. (nom supprimé) c. Suisse, Communication No. 94/1997, U.N. Doc. CAT/C/20/D/94/1997 (1998).
Présentée par : K. N. (nom supprimé)
(représenté par un conseil)
Au nom de : L'auteur
État partie : Suisse
Date de la communication : 30 octobre 1997
Le Comité contre la torture , institué conformément à l'article 17 de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants,
Réuni le 19 mai 1998,
Ayant achevé l'examen de la communication No 94/1997 présentée au Comité contre la torture en vertu de l'article 22 de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants,
Ayant tenu compte de toutes les informations qui lui ont été communiquées par l'auteur de la communication, son conseil et l'État partie,
Adopte ses constatations au titre du paragraphe 7 de l'article 22 de la Convention.
1.L'auteur de la communication est K. N., de nationalité sri-lankaise, qui demande l'asile en Suisse. Il affirme que son renvoi forcé à Sri Lanka constituerait une violation par la Suisse de l'article 3 de la Convention. Il est représenté par un conseil.
Rappel des faits présentés
par l'auteur
2.1L'auteur déclare être né le 13 mars 1972 et être tamoul et chrétien. Il
vivait avec sa famille dans la province septentrionale de Jaffna. En 1990,
pendant la guerre entre les forces indiennes de maintien de la paix et les
Tigres de libération de l'Eelam tamoul (LTTE), il a été forcé de travailler
pour les Tigres. Il a été détenu pendant quelques jours par l'armée indienne,
puis relâché. En 1994, le frère de l'auteur a rejoint les rangs des Tigres,
et, lorsque les forces armées sri-lankaises ont reconquis Jaffna en octobre
1995, elles auraient recherché l'auteur et son frère. L'auteur dit ne pas
avoir de nouvelles de son frère depuis que celui-ci a rejoint les Tigres.
2.2Le 13 septembre 1995, l'auteur s'est enfui à Kilinochi, une ville plus au sud contr_lée par les Tigres. En automne 1996, lorsque l'armée sri-lankaise a approché de la ville, il s'est enfui à Colombo parce qu'il avait été informé par ses parents que l'armée était venue chez eux à trois reprises pour le chercher. Le 5 septembre 1996, il a pris l'avion pour Rome.
2.3 L'auteur est arrivé en Suisse le 10 septembre 1996. Le 30 octobre 1996, l'Office fédéral des réfugiés (ODR) a rejeté sa demande de statut de réfugié. Le 22 janvier 1997, la Commission suisse de recours en matière d'asile (CRA) a rejeté le recours formé par l'auteur. L'auteur a reçu l'ordre de quitter la Suisse avant le 28 février 1997.
2.4 Le 31 juillet 1997, l'auteur a, par l'intermédiaire de son avocat, demandé à la CRA de revenir sur sa décision, en faisant valoir qu'elle n'avait pas tenu compte du fait que l'armée sri-lankaise le recherchait. Le 8 août 1997, la CRA a rejeté cette demande au motif qu'elle n'avait pas été présentée dans les délais prescrits.
2.5 À la fin de juillet ou au commencement d'août 1997, l'auteur a reçu une lettre de son père datée du 10 juillet 1997, dans laquelle celui-ci lui disait de ne pas rentrer chez lui parce que les forces de sécurité le recherchaient. Après avoir traduit la lettre, l'auteur l'a présentée à l'ODR avec une requête le 5 septembre 1997. Le 10 septembre 1997, l'ODR a rejeté la requête de l'auteur, estimant qu'il s'agissait d'une lettre de complaisance. L'auteur a formé un recours contre cette décision mais, dans une lettre du 13 octobre 1997, un juge de la CRA l'a informé qu'il considérait que son recours n'avait aucune chance de succès; le recours n'a donc eu aucun effet suspensif et l'auteur a été prié de payer 900 francs suisses s'il voulait que l'ODR examine son cas. Dans une lettre datée du 29 octobre 1997, l'auteur a expliqué au juge qu'il considérait que son recours n'était pas effectif puisqu'il n'avait aucune chance de succès. Il estimait également que l'obligation de payer 900 francs suisses était excessive et dissuasive, étant donné qu'il n'avait aucun revenu. L'auteur rappelle que, d'après le Règlement intérieur du Comité, il n'est pas nécessaire d'épuiser les recours internes si ces recours ont peu de chances d'aboutir.
Teneur de la plainte
3.1 L'auteur soutient que le rejet de sa demande au motif qu'elle n'a pas été présentée en temps voulu constitue une violation de l'article 3 de la Convention, qui interdit le refoulement de manière absolue. Il soutient également qu'il n'a découvert que le 29 juillet que la CRA avait négligé un fait, de sorte que sa demande doit être jugée recevable, puisqu'elle a été présentée dans les trois mois qui ont suivi cette découverte.
3.2 L'auteur affirme qu'il est en grand danger d'être détenu par les forces de sécurité sri-lankaises s'il est renvoyé au Sri Lanka, car l'armée sri-lankaise est connue pour son piètre respect des droits de l'homme.
Observations de l'État partie
4. Le 18 novembre 1997, le Comité, par l'intermédiaire de son Rapporteur spécial pour les nouvelles communications, a transmis la communication à l'État partie pour observations et lui a demandé de ne pas expulser l'auteur tant que sa communication serait en cours d'examen.
5.1 Dans ses observations datées du 19 février 1998, l'État partie informe le Comité que les mesures nécessaires ont été prises pour surseoir à l'expulsion de l'auteur. Tout en reconnaissant qu'il peut être nécessaire de prendre des mesures conservatoires pour garantir l'efficacité de la procédure de recours prévue à l'article 22 de la Convention, l'État partie note que la possibilité de demander à un État de prendre de telles mesures n'est pas prévue dans la Convention et que le paragraphe 9 de l'article 108 du Règlement intérieur du Comité n'est qu'une simple règle de procédure. Selon lui, la procédure de communication individuelle est et doit demeurer une voie de recours exceptionnelle et ne doit pas être considérée comme automatique après l'épuisement des recours internes. La vocation subsidiaire de la procédure de communication pourrait être compromise si le Comité devait régulièrement inviter les États parties à surseoir à l'exécution d'une décision en vertu du paragraphe 9 de l'article 108 de son Règlement intérieur.
5.2 L'État partie estime que le Comité ne devrait recourir à la procédure prévue au paragraphe 9 de l'article 108 que lorsqu'il y a de bonnes raisons de croire que l'auteur de la communication court un risque important et sérieux d'être soumis à la torture s'il est expulsé. Il constate avec inquiétude que le Comité l'a prié de surseoir à l'exécution d'une décision d'expulsion dans 9 des 16 cas concernant la Suisse. Il note que l'exception est ainsi devenue la règle. Il considère qu'un recours aussi fréquent au paragraphe 9 de l'article 18 est injustifié dans la majorité des cas et témoigne d'une méconnaissance grave du sérieux avec lequel les autorités suisses examinent la situation des demandeurs d'asile. Dans le cas présent, le Gouvernement suisse ne comprend pas les raisons pour lesquelles le Comité lui a demandé de surseoir au renvoi de l'auteur.
6. En ce qui concerne la recevabilité de la présente communication, l'État partie déclare qu'à sa connaissance, l'affaire n'a été soumise à aucune autre instance internationale d'enquête ou de règlement. Il ne conteste pas non plus la recevabilité de la communication sur la base de la règle qui exige l'épuisement des recours internes.
7.1 En ce qui concerne le bien-fondé de la communication, l'État partie cite l'article 3 de la Convention ainsi que la jurisprudence du Comité en la matière. Il note qu'à l'appui de sa plainte, l'auteur fait valoir principalement que les forces de sécurité sri-lankaises l'ont brièvement détenu parce qu'elles le suspectaient d'appartenir au LTTE et qu'elles le recherchaient depuis que son frère s'était enr_lé dans les rangs du LTTE. L'auteur considère qu'il risque d'être soumis à la torture parce qu'il appartient à la minorité tamoule et qu'il risque aussi d'être recruté par le LTTE en raison de son âge. Il affirme également qu'il sera soupçonné d'appartenir au LTTE parce que son frère en est membre.
7.2 L'État partie déclare que les faits présentés par l'auteur n'ont pas été examinés de façon circonstanciée par les autorités suisses dans la mesure où sa demande d'asile a été rejetée en vertu de la jurisprudence suisse parce qu'il invoquait essentiellement la situation régnant dans son pays et n'alléguait aucun motif de persécution personnelle. Le fait que les autorités n'aient pas contesté la version des faits présentée par l'auteur ne saurait donc signifier qu'elles l'ont admise. En fait, dans sa décision du 30 octobre 1996, l'ODR a exprimé des doutes quant à la vraisemblance de certains des événements relatés par l'auteur.
7.3 Selon l'État partie, la version des faits présentée par l'auteur ne permet pas, en tout état de cause, d'admettre l'existence de motifs sérieux de croire que l'auteur serait personnellement exposé à la torture s'il retournait à Sri Lanka. L'État partie note, à cet égard, que l'auteur n'a jamais donné d'informations précises sur les circonstances de son arrestation ou sur les conditions de sa détention, bien que l'ODR l'ait invité à le faire. Selon l'État partie, la description de ces événements par l'auteur est vague et lacunaire, ce qui permet de douter de leur réalité.
7.4 En outre, l'auteur n'a jamais prétendu avoir été torturé. À cet égard, l'État partie rappelle que, dans sa décision concernant la communication No 38/1995 Babikir c. Suisse , constatations adoptées le 9 mai 1997., le Comité a pris en considération le fait que l'auteur n'avait jamais déclaré avoir été torturé et avait conclu qu'il n'y avait pas eu violation de l'article 3 de la Convention. En outre, l'État partie fait observer que les événements en question remontent à plus de sept ans et qu'il serait, par conséquent, difficile d'admettre l'existence d'un lien entre ces événements et la crainte exprimée par l'auteur quant aux persécutions qu'il pourrait subir aujourd'hui – et ce d'autant plus que, lors de son audition devant les services d'immigration, l'auteur a déclaré que, depuis sa libération, il avait vécu à Kilinochi pendant 11 mois sans connaître le moindre problème, ainsi qu'à Colombo.
7.5 L'État partie ne juge pas crédible l'allégation de l'auteur selon laquelle les forces de sécurité le rechercheraient parce que son frère est membre du LTTE. En effet, lorsqu'on lui a demandé, au cours de l'audition, si l'adhésion de son frère au LTTE lui avait causé des difficultés, l'auteur a répondu qu'il avait été emmené pour être interrogé en 1994, ce qui était un peu troublant pour lui mais ne lui a causé aucun problème. Dans les observations qu'il a adressées au Comité, l'État partie note qu'il y a une contradiction entre ce que l'auteur a dit dans sa communication, à savoir que l'armée sri-lankaise le recherchait à cause de son frère, et ce qu'il a déclaré aux autorités suisses. Quant à la lettre du père de l'auteur, datée du 10 juillet 1997, l'État partie estime qu'elle ne constitue pas un moyen de preuve suffisant car elle ne corrobore pas les allégations de l'auteur concernant son arrestation et sa détention et, dans la mesure où elle vient d'un proche parent, a une valeur probante très faible. De l'avis de l'État partie, si l'auteur avait réellement été recherché par l'armée, il n'aurait pu ni quitter Kilinochi pour se rendre à Vavuniya, cette zone étant étroitement contr_lée par l'armée, ni obtenir aussi facilement un laissez-passer de l'armée pour se rendre à Colombo. L'État partie conclut que l'auteur n'a pas prouvé qu'il est recherché par l'armée et qu'il risque, par conséquent, d'être soumis à la torture.
7.6 L'État partie note en outre que l'auteur soutient à présent devant le Comité qu'il risque d'être persécuté uniquement par l'armée, alors qu'il a affirmé devant les autorités suisses que «différents mouvements» l'avaient arrêté et interrogé. Le procès-verbal d'audition devant les fonctionnaires des services de l'immigration montre en effet que, lorsqu'on lui a demandé ce qu'il risquait s'il retournait dans son pays, l'auteur a répondu qu'il risquait à son retour d'être pris par le LTTE et de devoir travailler pour lui. L'État partie en conclut que dans sa demande d'asile, l'auteur a invoqué principalement la menace que présentait pour lui le LTTE, alors que dans sa communication devant le Comité, il a fait valoir le risque d'être persécuté par l'armée. L'État partie reconnaît qu'il est possible qu'une personne soit persécutée à la fois par l'État et par un mouvement d'opposition mais il ne pense pas qu'il en soit ainsi dans le cas de l'auteur. Il pense plut_t que l'auteur a changé son récit quand on lui a fait observer que l'article 3 de la Convention n'était applicable que si le risque de torture émanait d'agents de l'État. Le procès-verbal d'audition montre, en effet, que l'auteur a cité comme raisons de son départ de Sri Lanka les troubles causés par le LTTE et les bombardements.
7.7 L'État partie conclut que l'auteur n'a pas réussi à prouver qu'il risquerait d'être soumis à la torture s'il retournait à Sri Lanka. Il ajoute que la situation des droits de l'homme dans un pays ne peut pas, en l'absence de risque personnel, permettre à une personne de bénéficier de la protection de l'article 3. Selon lui, la situation des droits de l'homme à Sri Lanka s'est considérablement améliorée depuis octobre 1994, à la suite de la mise en place d'une équipe spéciale pour la protection des droits de l'homme. L'État partie fait également observer que l'auteur pourrait résider dans une partie de Sri Lanka qui ne souffre pas de la guerre civile.
Observations de l'auteur
8.1 Dans ses observations, l'auteur maintient que l'armée sri-lankaise le recherche depuis que son frère s'est engagé dans le LTTE, et qu'il en a parlé aux autorités suisses. Le fait qu'il a eu aussi des problèmes avec les mouvements tamouls n'empêche pas qu'il ait eu des problèmes avec l'armée. Le conseil de l'auteur note à cet égard que l'ODR et la CRA n'ont jamais relevé aucune contradiction dans son récit. Il explique que dans sa communication au Comité, l'auteur n'a pas mentionné qu'il craignait le LTTE parce que le LTTE ne contr_le que la partie nord de Sri Lanka et l'auteur pouvait lui échapper à Colombo s'il le voulait. Cela ne signifie pas qu'il ait modifié son récit pour pouvoir bénéficier de l'article 3 de la Convention.
8.2 Le conseil soutient que l'auteur risque de subir de graves persécutions de la part des services de sécurité sri-lankais parce que la guerre continue et que le LTTE a intensifié ses activités à Colombo.
8.3 Notant que l'État partie a exprimé la crainte que le Comité soit utilisé comme un organe de contr_le régulier, le conseil estime que cette crainte est sans fondement, étant donné que les services d'immigration suisses traitent environ 30 000 cas par an. Il note que le cas de l'auteur a été examiné par un seul fonctionnaire de l'ODR et que son recours a été entendu par un juge unique. À son avis, les juges ne sont pas réellement indépendants car ils sont nommés par le Gouvernement et non par le Parlement.
Délibérations du Comité
9. Avant d'examiner une plainte soumise dans une communication, le Comité contre la torture doit déterminer si cette communication est recevable en vertu de l'article 22 de la Convention. Le Comité s'est assuré, comme il est tenu de le faire conformément au paragraphe 5 a) de l'article 22 de la Convention, que la même question n'a pas été examinée et n'est pas en cours d'examen dans une autre instance internationale d'enquête ou de règlement. Le Comité estime qu'il n'existe aucun autre obstacle à la recevabilité de la communication et procède à son examen quant au fond.
10.1 Le Comité a examiné la communication en tenant compte de toutes les informations qui lui ont été soumises par les parties, conformément au paragraphe 4 de l'article 22 de la Convention.
10.2 Conformément au paragraphe 1 de l'article 3, le Comité doit déterminer s'il existe des motifs sérieux de croire que l'auteur risquerait d'être soumis à la torture s'il retournait à Sri Lanka. Pour ce faire, il doit, conformément au paragraphe 2 de l'article 3, tenir compte de toutes les considérations pertinentes, y compris de l'existence d'un ensemble de violations systématiques des droits de l'homme, graves, flagrantes ou massives. Il s'agit toutefois de déterminer si l'intéressé risquerait personnellement d'être soumis à la torture dans le pays où il serait renvoyé. En conséquence, l'existence d'un ensemble de violations flagrantes, graves ou massives des droits de l'homme dans un pays ne constitue pas en soi un motif suffisant pour conclure qu'un individu risquerait d'être victime de torture à son retour dans son pays; il faut qu'il existe des motifs supplémentaires de penser que l'intéressé serait personnellement en danger. De la même manière, l'absence d'un ensemble systématique de violations flagrantes des droits de l'homme ne signifie pas qu'un individu ne peut pas être considéré comme risquant d'être soumis à la torture dans sa situation particulière.
10.3 L'auteur a affirmé qu'il avait été arrêté une fois en 1990 par les forces armées indiennes, que son frère était devenu membre du LTTE en 1994 et que, pour cette raison, l'armée le recherchait et avait perquisitionné au domicile de sa famille à plusieurs reprises. Le Comité note que le seul élément de preuve produit à l'appui de cette allégation est une lettre du père de l'auteur dans laquelle il est dit que l'armée s'est rendue à son domicile pour chercher l'auteur et son frère. Le Comité note que la lettre ne donne aucun détail sur la situation de l'auteur ou celle de sa famille. L'auteur n'a pas produit d'autres éléments de preuve à l'appui de son allégation. Il ne prétend pas avoir été torturé dans le passé.
10.4 Le Comité a examiné avec soin les données qui lui ont été soumises et conclut que la principale raison pour laquelle l'auteur a quitté son pays est, semble-t-il, le sentiment qu'il avait de se trouver pris entre les deux parties à la guerre civile. Rien n'indique que l'auteur lui-même soit personnellement visé par les autorités sri-lankaises.
10.5 Le Comité est conscient de la gravité de la situation des droits de l'homme à Sri Lanka et note avec inquiétude que la torture y est couramment pratiquée. Il rappelle toutefois que, pour que l'article 3 de la Convention s'applique, il doit exister pour la personne concernée un risque prévisible, réel et personnel d'être soumise à la torture dans le pays vers lequel elle est refoulée. Sur la base des considérations qui précèdent, le Comité est d'avis que ce risque n'a pas été établi.
11. Le Comité contre la torture, agissant en vertu du paragraphe 7 de l'article 22 de la Convention contre la torture ou autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, estime que les faits dont il est saisi ne font apparaître aucune violation de l'article 3 de la Convention.