Hajrizi Dzemajl et consorts c. Yougoslavie, Communication No. 161/2000, U.N. Doc. CAT/C/29/D/161/2000 (2002).
Requête présentée par : Hajrizi Dzemajl et
consorts (représenté par un conseil)
Au nom de : Hajrizi Dzemajl
et consorts
État partie : Yougoslavie
Date de la requête : 11 novembre
1999
Date de la présente décision : 21 novembre 2002
Le Comité contre la torture , institué en vertu de l'article 17 de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants,
Réuni le 21 novembre 2002,
Ayant achevé l'examen de la requête no 161/2000 présentée en vertu de l'article 22 de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants,
Ayant tenu compte de toutes les informations qui lui ont été communiquées par les requérants, leur conseil et l'État partie,
Adopte la décision suivante
en vertu du paragraphe 7 de l'article 22 de la Convention.
DÉCISION
1.1 Les requérants, au nombre de 65,
sont tous d'origine rom et ressortissants de la République fédérale de Yougoslavie.
Ils affirment que la Yougoslavie a violé le paragraphe 1 de l'article premier,
le paragraphe 1 de l'article 2, les articles 12, 13 et 14 et le paragraphe 1
de l'article 16 de la Convention. Ils sont représentés par M. Dragan Prelevic,
avocat, par le Humanitarian Law Center, organisation non gouvernementale (ONG)
sise en Yougoslavie et par le Centre européen pour les droits des Roms, ONG
sise en Hongrie.
1.2 Conformément au paragraphe 3 de l'article 22 de la Convention, le Comité
a porté la requête à l'attention de l'État partie, le 13 avril 2000.
Rappel des faits présentés par les requérants
2.1 Le 14 avril 1995 vers 22 heures, il a été signalé au commissariat de police
de Danilovgrad que deux mineurs roms avaient violé S.B., une mineure monténégrine.
Suite à cette information, vers minuit, la police a pénétré dans plusieurs maisons
du quartier rom de Bozova Glavica pour y perquisitionner puis a arrêté tous
les jeunes Roms de sexe masculin présents à ce moment-là (qui figurent tous
parmi les requérants).
2.2 Le même jour, vers minuit, quelque 200 Monténégrins de souche menés par
des proches et des voisins de la jeune victime se sont rassemblés devant le
commissariat de police exigeant publiquement de l'Assemblée municipale qu'elle
adopte un arrêté d'expulsion de tous les Roms de Danilovgrad. La foule hurlait
des slogans hostiles aux Roms, menaçant de «les exterminer» et d'«incendier»
leurs maisons.
2.3 Plus tard, deux mineurs roms sont passés aux aveux sous la contrainte. Le
15 avril, entre 4 et 5 heures du matin, tous les individus interpellés, sauf
ceux qui avaient avoué, ont été relâchés par la police qui leur avait auparavant
conseillé de quitter Danilovgrad immédiatement avec leur famille parce que leurs
voisins non-roms risquaient de les lyncher.
2.4 Au même moment, l'agent de police Ljubo Radovic se rendait dans le quartier
de Bozova Glavica pour dire à ses habitants roms qu'il leur fallait en partir
immédiatement. Ses propos ont déclenché la panique. La plupart des habitants
ont fui en direction d'une route toute proche afin d'y prendre le bus pour Podgorica.
Seuls quelques hommes et femmes sont demeurés sur place pour garder les maisons
et le bétail. Vers 5 heures du matin, l'agent de police Ljubo Radovic est revenu
dans le quartier, en compagnie de l'inspecteur de police Branko Micanovic. Les
policiers ont dit aux quelques Roms restés chez eux (dont plusieurs des requérants),
de quitter Danilovgrad immédiatement car personne ne pouvait assurer leur sécurité
ou leur offrir protection.
2.5 Vers 8 heures du matin, le même jour, un groupe d'habitants non roms de
Danilovgrad a fait irruption dans le quartier de Bozova Glavica, lançant des
pierres et brisant les fenêtres des maisons des requérants. Les Roms qui n'avaient
pas encore fui (tous font partie des requérants) étaient cachés dans la cave
de l'une des maisons, dont ils ont fini par réussir à s'échapper pour rejoindre
Podgorica à travers les champs et les bois.
2.6 Dans la matinée du 15 avril, une voiture de police a patrouillé à plusieurs
reprises dans les rues désertes de Bozova Glavica. Des groupes d'habitants non-roms
de Danilovgrad se sont rassemblés en différents endroits de la ville et dans
des villages environnants. Vers 14 heures, une foule de non-Roms est arrivée
à Bozova Glavica – en voiture ou à pied. Très vite, au moins plusieurs centaines
de non-Roms (de 400 à 3 000 personnes, en fonction des sources) se sont rassemblés
dans le quartier déjà déserté par ses habitants.
2.7 Entre 14 et 15 heures, la foule n'a cessé de grossir et des gens se sont
mis à hurler: «Chassons-les!», «Brûlons le quartier!», «Rasons le quartier!».
Peu après 15 heures, la démolition du quartier a commencé. Les manifestants
en colère se sont mis à briser, à coups de pierres et d'autres projectiles,
les fenêtres des voitures et des maisons appartenant aux Roms, avant de les
incendier. Ils ont en outre détruit ou incendié les meules de foin, les machines
agricoles et autres, les granges où était stockée la nourriture des animaux,
les étables et tout ce qui appartenait à des Roms. Les gens lançaient des engins
explosifs et des cocktails Molotov préparés d'avance et jetaient des chiffons
et des morceaux de caoutchouc mousse en feu par les fenêtres des maisons. Des
coups de feu et des explosions ont retenti au milieu du fracas des destructions.
Dans le même temps, les manifestants se sont livrés au pillage des objets de
valeur et ont abattu le bétail. Le pogrom s'est poursuivi pendant des heures
sans opposition.
2.8 Au mépris de leurs fonctions officielles, les policiers présents sur les
lieux ne sont intervenus à aucun moment durant le pogrom. Peu après le déclenchement
de l'émeute, au lieu de faire cesser la violence, les policiers se sont contentés
de déplacer leur véhicule pour le mettre à l'abri et de faire rapport à leur
supérieur. Au paroxysme de la violence et des destructions, les policiers se
sont bornés à tenter timidement de calmer certains émeutiers en leur disant
d'attendre la réponse finale de l'Assemblée municipale à la demande populaire
d'expulsion des Roms du quartier de Bozova Glavica.
2.9 Cette flambée de haine antirom s'est soldée par le saccage du quartier et
l'incendie ou la destruction complète de tout ce qui appartenait à ses habitants
roms. La police n'a rien fait pour arrêter la destruction tout en veillant à
ce que le feu ne se propage pas aux bâtiments voisins appartenant à des non-Roms.
2.10 La police et le juge d'instruction du tribunal de première instance de
Danilovgrad se sont rendus sur les lieux et ont établi un rapport sur les dommages
causés par les participants au pogrom.
2.11 Il ressort des documents officiels de la police, de même que des déclarations
faites par un certain nombre de policiers et d'autres témoins, tant devant le
tribunal que lors de la première phase de l'enquête, que les habitants non-roms
de Danilovgrad suivants comptaient parmi les participants à la destruction du
quartier rom de Bozova Glavica: Veselin Popovic, Dragisa Makocevic, Gojko Popovic,
Bosko Mitrovic, Joksim Bobicic, Darko Janjusevic, Vlatko Cacic, Radojica Makocevic.
2.12 En outre, selon certaines indications, les policiers Miladin Dragas, Rajko
Radulovic, Dragan Buric, Djordjije Stankovic et Vuk Radovic étaient tous présents
au moment des violences et n'ont rien fait, ou trop peu, pour protéger les habitants
roms de Bozova Glavica ou leurs biens.
2.13 Quelques jours après les événements, les ruines du quartier rom ont été
complètement rasées par des engins de terrassement des services publics. Toute
trace de l'existence de Roms à Danilovgrad a été ainsi effacée.
2.14 Suite au pogrom, et conformément à la législation interne pertinente, le
17 avril 1995, la préfecture de police de Podgorica a saisi le bureau du Procureur
général de Podgorica d'une plainte pénale dans laquelle il était indiqué qu'un
nombre indéterminé d'individus s'étaient rendus coupables de l'infraction pénale
d'atteinte à l'ordre public visée à l'article 164 du Code pénal monténégrin,
et constaté explicitement, entre autres, qu'il existait «de bonnes raisons de
croire que, de façon organisée et à l'aide d'objets enflammés, … le 15 avril
1995 … ils avaient déclenché un incendie … qui avait réduit en cendres toutes
les habitations … et les autres biens appartenant à des personnes qui résidaient
auparavant dans le quartier [de Bozova Glavica].».
2.15 Le 17 avril 1995, la police a convoqué une vingtaine d'individus pour interrogatoire.
Le 18 avril 1995, la préfecture de police de Podgorica a établi un mémorandum
dans lequel était consignée la déposition de Veselin Popovic: «… J'ai remarqué
des flammes dans une cabane, j'en ai conclu que la foule avait commencé à mettre
le feu aux cabanes, alors j'ai trouvé des morceaux de caoutchouc mousse que
j'ai allumés avec mon briquet avant de les lancer enflammés sur deux cabanes,
dont l'une a pris feu.».
2.16 Sur la base de ce témoignage et du dossier officiel de police, le 18 avril
1995, la préfecture de police de Podgorica a ordonné le placement de Veselin
Popovic en détention parce que certains éléments donnaient à penser qu'il avait
commis l'infraction pénale d'atteinte à l'ordre public visée à l'article 164
du Code pénal monténégrin.
2.17 Le 25 avril 1995, le Procureur général a engagé des poursuites contre une
seule (Veselin Popovic) des personnes impliquées dans les événements à l'origine
de la présente requête.
2.18 Veselin Popovic a été inculpé en vertu de l'article 164 du Code pénal monténégrin.
Dans cette même affaire, Dragisa Makocevic a été inculpé pour s'être procuré
illégalement des armes à feu en 1993 – infraction cependant sans relation aucune
avec les incidents en cause, malgré les indices l'impliquant dans la destruction
du quartier rom de Bozova Glavica.
2.19 Dans le cadre de l'enquête, le juge d'instruction du tribunal de première
instance de Danilovgrad a entendu un certain nombre de témoins, qui ont tous
déclaré avoir été présents lors des violences mais être incapables d'identifier
un seul meneur. Le 22 juin 1995, ce même juge d'instruction a recueilli la déposition
du policier Miladin Dragas, lequel, contrairement à ce qu'il avait en personne
consigné dans un procès verbal officiel en date du 16 avril 1995, a affirmé
à cette occasion n'avoir vu personne lancer d'engins incendiaires et ne pas
être capable d'identifier l'un quelconque des auteurs des faits.
2.20 Le 25 octobre 1995, le procureur de Podgorica a demandé au juge d'instruction
du tribunal de première instance de Danilovgrad d'effectuer un complément d'enquête,
suggérant plus précisément que de nouveaux témoins soient entendus – notamment
des policiers du commissariat de police de Danilovgrad qui avaient été chargés
de protéger le quartier rom de Bozova Glavica. Le juge d'instruction a interrogé
ces autres témoins qui ont tous déclaré n'avoir vu aucun des incendiaires. Le
juge d'instruction n'a rien fait de plus.
2.21 Le 23 janvier 1996, le procureur de Podgorica a abandonné «faute de preuves»,
toutes les charges qui pesaient sur Veselin Popovic. Le 8 février 1996, le juge
d'instruction du tribunal de première instance de Danilovgrad a décidé de classer
sans suite l'affaire. De février 1996 au jour du dépôt de la requête à l'examen,
les autorités n'ont rien fait de plus pour identifier et/ou sanctionner les
individus responsables des incidents en cause – «civils» comme fonctionnaires
de police.
2.22 En violation directe du droit interne, l'ordonnance de non-lieu en date
du 8 février 1996 n'a pas été notifiée aux requérants, ce qui les a donc empêchés
de relancer l'affaire en déposant une plainte civile.
2.23 Avant même le classement sans suite de l'affaire, les 18 et 21 septembre
1995, le juge d'instruction, alors même qu'il entendait des témoins (dont plusieurs
des requérants), ne les a pas informés de leur droit de poursuivre eux-mêmes
l'affaire dans l'hypothèse où le procureur déciderait de ne pas retenir de charges
– ce en violation directe du droit interne, en vertu duquel le tribunal est
expressément tenu d'aviser les parties qui les ignoreraient des voies de recours
à leur disposition pour défendre leurs intérêts.
2.24 Le 6 septembre 1996, les 71 requérants ont engagé une action civile pour
préjudice matériel et moral auprès du tribunal de première instance de Podgorica
– chaque plaignant réclamant environ 100 000 dollars. La demande de réparation
du préjudice matériel se fondait principalement sur la destruction complète
de tous les biens appartenant aux requérants, tandis que la demande de réparation
du préjudice moral portait sur la douleur et les souffrances endurées à quoi
s'ajoutaient la peur éprouvée et l'atteinte à leur honneur, à leur réputation,
à leur liberté de circulation et à leur droit de choisir leur propre lieu de
résidence. Les requérants, se prévalant des articles 154, 180 1), 200 et 203
de la loi fédérale sur les obligations, ont dirigé leurs plaintes contre la
République du Monténégro. Plus de cinq ans plus tard, l'action civile en dommages
et intérêts est toujours en instance.
2.25 Le 15 août 1996, huit des Roms de Danilovgrad (figurant tous parmi les
requérants) licenciés par leur employeur pour ne pas s'être présentés à leur
travail, ont engagé une action en justice demandant au tribunal d'ordonner leur
réintégration. Tout au long de la procédure, les plaignants ont fait valoir
qu'ils ne s'étaient pas présentés à leur travail pendant la période considérée
parce qu'ils avaient de bonnes raisons de croire que leur vie aurait été menacée
s'ils étaient allés travailler si peu de temps après ces événements. Le 26 février
1997, le tribunal de première instance de Podgorica a rejeté ces plaintes au
motif que leurs auteurs s'étaient effectivement absentés de leur travail cinq
jours de suite sans raison valable. Ce tribunal s'est fondé sur l'article 75
du Code du travail fédéral dont le paragraphe 2 dispose notamment que «si une
personne ne se présente pas à son travail cinq jours consécutifs sans justification
valable, il est mis fin à son emploi». Le 11 juin 1997, les plaignants ont fait
appel de cette décision et presque cinq mois plus tard, le 29 octobre 1997,
le tribunal de grande instance de Podgorica a annulé le jugement rendu en première
instance et ordonné la réouverture de la procédure. Cette dernière décision
était motivée par le fait qu'apparemment les plaignants ne s'étaient pas vu
notifier dans les règles la décision de leur employeur de les licencier.
2.26 En fin de compte, l'affaire est montée jusqu'à la Cour suprême du Monténégro
qui a ordonné l'ouverture d'un nouveau procès devant le tribunal de première
instance de Podgorica. L'affaire est toujours pendante.
2.27 Après avoir été expulsés de chez eux et vu leurs biens complètement détruits,
les requérants se sont réfugiés dans les faubourgs de Podgorica, la capitale
du Monténégro, où ils se sont cachés dans des parcs et des maisons abandonnées
pendant quelques semaines après les événements. Les Roms de Podgorica leur ont
fourni des vivres et les ont prévenus que des groupes d'hommes non-roms en colère
les cherchaient dans les banlieues roms de la ville. Depuis, les Roms chassés
de Danilovgrad vivent dans le plus grand dénuement à Podgorica, dans des abris
de fortune ou des maisons abandonnées, et ils sont contraints de travailler
à la décharge municipale de Podgorica ou de mendier pour survivre.
Teneur de la requête
3.1 Les requérants allèguent que l'État partie a violé le paragraphe 1 de l'article
2 lu conjointement avec l'article premier et le paragraphe 1 de l'article 16
et les articles 12, 13 et 14 de la Convention, pris séparément ou lus conjointement
avec le paragraphe 1 de l'article 16 de la Convention.
3.2 Au sujet de la recevabilité de la requête, et plus particulièrement de l'épuisement
des recours internes, les requérants font valoir que, vu la gravité du préjudice
subi et conformément à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de
l'homme, (1) seul un recours au pénal serait efficace en l'espèce. Les recours
civils et/ou administratifs n'offrent en l'occurrence pas de réparation adéquate.
3.3 Les requérants soulignent en outre que les autorités avaient l'obligation
d'enquêter ou du moins de poursuivre leurs investigations, si elles estimaient
les éléments de preuves recueillis insuffisants. De plus, même si les requérants
reconnaissent ne jamais avoir engagé de poursuites pénales contre les personnes
responsables du pogrom, ils font valoir que la police et le ministère public
avaient une connaissance suffisante des faits pour ouvrir une enquête d'office
et la mener à son terme. Les requérants concluent donc à l'absence de recours
utile.
3.4 Les requérants relèvent aussi qu'en l'absence de tout recours utile contre
cette violation présumée de la Convention, la question de l'épuisement des recours
internes devrait être examinée en même temps que le fond de l'affaire puisqu'il
y a allégation de violation des articles 13 et 14 de la Convention.
3.5 Se référant à un certain nombre de documents émanant d'organisations non
gouvernementales et de sources gouvernementales, les requérants demandent tout
d'abord que la requête soit examinée à la lumière du sort réservé aux Roms en
Yougoslavie, où ils sont victimes de brutalités policières systématiques et
où leur situation est dans l'ensemble dramatique sur le plan des droits de l'homme.
3.6 Les requérants affirment que les autorités yougoslaves ont violé soit le
paragraphe 1 de l'article 2 de la Convention, lu conjointement avec l'article
premier, puisque la police était présente durant les événements décrits plus
haut et en ont observé le déroulement, soit le paragraphe 1 de l'article 16
pour les mêmes motifs. À ce propos, les requérants estiment qu'il y a lieu de
tenir compte de la vulnérabilité particulière de la minorité rom pour apprécier
la gravité des mauvais traitements leur ayant été infligés. Ils font valoir
que «des violences physiques risquent davantage de constituer une peine ou un
traitement dégradant ou inhumain lorsqu'elles sont motivées par l'animosité
raciale».
3.7 Pour ce qui est du fait que la plupart des actes dénoncés ont été commis
par des acteurs non étatiques, les requérants se fondent sur la jurisprudence
internationale relative au principe de «diligence due» et invoquent l'état actuel
du droit international concernant les obligations «positives» qui incombent
aux États. Ils estiment que les dispositions de la Convention ne sont pas réductibles
aux obligations négatives incombant aux États parties, mais supposent aussi
des mesures positives à prendre afin d'éviter que des actes de torture et actes
connexes ne soient commis par des particuliers.
3.8 Les requérants soutiennent en outre que ces actes de violence ont été commis
avec le «consentement exprès ou tacite» de la police qui, au regard du droit,
devait veiller à leur sécurité et garantir leur protection.
3.9 Les requérants estiment également qu'il y a eu violation de l'article 12
pris séparément ou, si les actes commis ne sont pas des actes de torture, lu
conjointement avec le paragraphe 1 de l'article 16, puisque les autorités n'ont
pas procédé immédiatement à une enquête impartiale et approfondie qui permette
d'identifier et de punir les responsables. Compte tenu de la jurisprudence du
Comité contre la torture, ils font observer que puisque les autorités disposaient
de nombreuses preuves, (2) elles n'étaient pas simplement tenues de mener quelques
investigations, mais aussi de procéder à une véritable enquête, même en l'absence
de plainte en bonne et due forme. Les requérants soulignent en outre que l'impartialité
de ladite enquête dépend du degré d'indépendance de l'organe qui la mène. En
l'espèce, ils affirment que le juge d'instruction ne jouissait pas d'une indépendance
suffisante.
3.10 Les requérants invoquent enfin une violation de l'article 13 pris séparément
et/ou conjointement avec le paragraphe 1 de l'article 16, puisque leur «droit
de porter plainte devant les autorités compétentes qui procéderont immédiatement
et impartialement à l'examen de [leur] cause» a été violé. Ils allèguent aussi
une violation de l'article 14 (pris séparément ou lu conjointement avec le paragraphe
1 de l'article 16) puisqu'il n'y aurait pas eu de réparation et d'indemnisation
adéquate et équitable.
Observations de l'État partie sur la recevabilité
4. Dans un mémoire du 9 novembre 1998, l'État partie conteste la recevabilité
de la communication au motif que l'affaire a été conduite conformément à la
législation yougoslave et que les voies de recours disponibles n'ont pas encore
été épuisées.
Commentaires des requérants
5. Dans un mémoire daté du 20 septembre 2000, les requérants rappellent leurs
principaux arguments concernant la recevabilité de la communication et soulignent
que l'État partie n'a pas indiqué quelles sont les voies de recours internes
encore à leur disposition qu'ils sont censés épuiser. Ils estiment en outre
que l'État partie n'ayant formulé aucune autre objection à cet égard, il a en
fait tacitement renoncé à contester d'autres critères de recevabilité.
Décision concernant la recevabilité
6. À sa vingt-cinquième session, le Comité a examiné la recevabilité de la requête.
Il s'est assuré, comme l'exige le paragraphe 5 a) de l'article 22 de la Convention,
que la même question n'avait pas été examinée ou n'était pas en cours d'examen
devant une autre instance internationale d'enquête ou de règlement. Pour ce
qui est de l'épuisement des recours internes, le Comité a pris acte des éléments
sur lesquels se fondaient les requérants et a noté qu'il n'avait reçu aucune
argumentation ni information de l'État partie sur ce point. Rappelant le paragraphe
7 de l'article 108 de son règlement intérieur, le Comité a déclaré la requête
recevable, le 23 novembre 2000.
Observations de l'État partie quant au fond
7. L'État partie n'a formulé aucune observation sur la communication quant au
fond, alors que le Comité l'y a invité par une note du 5 décembre 2000 et deux
rappels des 9 octobre 2001 et 11 février 2002.
Commentaires des requérants quant au fond
8.1 Par une lettre du 6 décembre 2001, les requérants ont transmis au Comité
de nouvelles informations et observations sur le fond de l'affaire. Dans le
même courrier, ils ont fourni des précisions sur différentes questions qui leur
avaient été posées par le Comité, à savoir sur la présence et le comportement
de la police pendant le déroulement de ces événements, les mesures prises à
l'égard de la population locale, les relations entre les différents groupes
ethniques et les titres de propriété des requérants.
8.2 Au sujet de la présence et du comportement de la police pendant le déroulement
de ces événements, les requérants ont décrit dans le détail les faits, tels
qu'ils sont récapitulés plus haut aux paragraphes 2.1 à 2.29.
8.3 S'agissant de la situation d'ensemble de la minorité rom en République fédérale
de Yougoslavie, les requérants affirment qu'elle est demeurée pour l'essentiel
inchangée depuis le départ du Président Milosevic. Se référant à un rapport
soumis précédemment par le Humanitarian Law Center au Comité contre la torture
et au rapport annuel pour 2001 de Human Rights Watch, les requérants font valoir
que la situation des Roms dans l'État partie est aujourd'hui très préoccupante
et soulignent qu'un certain nombre d'incidents graves ont visé les Roms ces
dernières années mais que les autorités n'ont pris aucune mesure notable pour
retrouver ou poursuivre les auteurs de ces actes ni pour indemniser les victimes.
8.4 Pour ce qui est de leurs titres de propriété, les requérants expliquent
que la plupart de ces titres ont été perdus ou détruits lors des événements
des 14 et 15 avril 1995 et que les autorités de l'État partie n'ont pas contesté
cet aspect des choses dans le cadre de l'instance civile.
8.5 Les requérants ont procédé à une analyse approfondie du champ d'application
du paragraphe 1 de l'article premier et du paragraphe 1 de l'article 16 de la
Convention, en faisant tout d'abord valoir que la Cour européenne des droits
de l'homme avait établi dans l'affaire Irlande c. Royaume-Uni et l'affaire grecque
que l'article 3 de la Convention européenne des droits de l'homme visait aussi
le fait d'infliger des souffrances morales en créant un état d'angoisse et de
tension par des moyens autres que des voies de fait. (3)
8.6 Les requérants réaffirment de plus que pour apprécier la gravité des mauvais
traitements il faut aussi tenir compte de la vulnérabilité de la victime et
par conséquent de son sexe, de son âge, de son état de santé ou de son origine
ethnique. Le Comité devrait dès lors prendre en considération l'origine ethnique
des victimes roms dans leur appréciation des violations commises, en particulier
en Yougoslavie. Dans le même ordre d'idées, ils réaffirment que des violences
physiques d'une certaine gravité ont plus de chances de constituer un traitement
interdit par l'article 16 de la Convention si elles sont motivées par des considérations
d'ordre racial.
8.7 Pour ce qui est de la dévastation de lieux d'habitation, les requérants
renvoient à deux affaires sur lesquelles la Cour européenne des droits de l'homme
a eu à se prononcer et dont les circonstances sont similaires à celles de l'affaire
à l'examen. (4) La Cour européenne a estimé dans l'un et l'autre cas que l'incendie
et la destruction de maisons ainsi que l'expulsion de leurs habitants du village
constituaient en l'espèce des faits contraires à l'article 3 de la Convention
européenne.
8.8 En ce qui concerne les auteurs des violations présumées de l'article premier
et de l'article 16 de la Convention, les requérants rappellent que seul un agent
de la fonction publique ou une personne agissant à titre officiel peut être
l'auteur d'un acte tombant sous le coup de l'une ou l'autre des dispositions
susmentionnées, lesquelles prévoient toutes deux que l'acte de torture ou de
tout autre mauvais traitement peut aussi être infligé avec le consentement exprès
ou tacite d'un agent de la fonction publique. En conséquence, sans contester
que les actes en cause n'ont pas été commis par les fonctionnaires de police
ni commis à leur instigation, les requérants n'en considèrent pas moins qu'ils
l'ont été avec leur consentement exprès ou tacite. La police savait ce qui allait
se passer le 15 avril 1995 et était présente sur les lieux au moment où le pogrom
s'est déroulé, mais elle ne s'est pas interposée pour empêcher les exactions.
8.9 Pour ce qui est de l'obligation positive des États d'empêcher et de réprimer
les actes de violence par des particuliers, les requérants renvoient à l'Observation
générale no 20 du Comité des droits de l'homme relative à l'article 7 du Pacte
international relatif aux droits civils et politiques selon laquelle cet article
vise des actes commis par des particuliers, ce qui implique pour les États le
devoir de prendre les mesures voulues pour assurer à toute personne une protection
contre de tels actes. Ils renvoient aussi au Code de conduite des Nations Unies
pour les responsables de l'application des lois, aux Principes de base sur le
recours à la force et l'utilisation des armes à feu par les responsables de
l'application des lois ainsi qu'à la Convention-cadre du Conseil de l'Europe
pour la protection des minorités nationales qui contiennent des dispositions
allant dans le même sens.
8.10 Sur ce même point, les requérants citent l'arrêt rendu par la Cour interaméricaine
des droits de l'homme dans l'affaire Velasquez Rodriguez c. Honduras d'après
lequel
[u]n acte illégal qui viole les droits de l'homme et qui, initialement, n'est
pas directement imputable à un État (par exemple parce qu'il s'agit d'un acte
commis par un particulier ou parce que l'auteur n'en a pas été identifié) peut
engager la responsabilité internationale de l'État, non en soi mais en raison
de l'absence de diligence à prévenir la violation ou à y répondre comme le veut
la Convention.(5)
De même, la Cour européenne des droits de l'homme s'est penchée sur cette question
dans l'affaire Osman c. Royaume-Uni et a estimé:
L'article 2 de la Convention peut, dans certaines circonstances bien définies,
mettre à la charge des autorités l'obligation positive de prendre préventivement
des mesures d'ordre pratique pour protéger l'individu dont la vie est menacée
par les agissements criminels d'autrui … La Cour estime que, face à l'allégation
que les autorités ont failli à leur obligation positive de protéger le droit
à la vie dans le cadre de leur devoir de prévenir et réprimer les atteintes
contre la personne … Il lui faut se convaincre que lesdites autorités savaient
ou auraient dû savoir sur le moment qu'un ou plusieurs individus étaient menacés
de manière réelle et immédiate dans leur vie du fait des actes criminels d'un
tiers, et qu'elles n'ont pas pris, dans le cadre de leurs pouvoirs, les mesures
qui, d'un point de vue raisonnable, auraient sans doute pallié ce risque … Vu
la nature du droit protégé par cet article, essentiel pour l'économie de la
Convention, il suffit au requérant de montrer que les autorités n'ont pas fait
tout ce que l'on pouvait raisonnablement attendre d'elles pour empêcher la matérialisation
d'un risque certain et immédiat pour la vie, dont elles avaient ou auraient
dû avoir connaissance.(6)
8.11 Les requérants font aussi valoir que l'obligation de prendre des mesures
de prévention peut se faire plus pressante encore si le risque pour la vie est
immédiat. Pour étayer leur argument, ils citent abondamment l'arrêt rendu par
la Cour européenne des droits de l'homme dans Mahmut Kaya c. Turquie, dans lequel
la Cour énonce comme suit les obligations des États: premièrement, les États
sont tenus de prendre toutes les mesures raisonnables pour empêcher la matérialisation
d'une menace réelle et immédiate à la vie et à l'intégrité d'une personne lorsque
les agissements peuvent être le fait d'une personne ou d'un groupe de personnes
avec le consentement exprès ou tacite des autorités. Deuxièmement, les États
sont tenus d'assurer un recours utile, y compris de faire procéder à une enquête
en bonne et due forme et efficace sur les actes commis par des personnes à titre
privé avec le consentement exprès ou tacite des autorités publiques.
8.12 Les requérants soulignent par ailleurs que l'obligation contractée par
les États aux termes de la Convention européenne sur les droits de l'homme va
bien au-delà de l'imposition de simples sanctions pénales aux particuliers qui
ont commis des actes contraires à l'article 3 de la Convention. Dans Z. c. Royaume-Uni,
la Commission européenne des droits de l'homme a constaté que:
les autorités étaient informées des mauvais traitements et de la grave négligence
auxquels les requérants étaient exposés depuis des années dans leur famille
et qu'elles n'avaient pris aucune mesure effective pour mettre un terme à cette
situation, malgré les moyens dont elles pouvaient raisonnablement disposer …
[L'État a donc] failli à l'obligation positive que lui faisait l'article 3 de
la Convention d'assurer aux intéressés une protection suffisante contre tout
traitement inhumain et dégradant.(7)
8.13 En conclusion, les requérants affirment qu'«ils ont bien été soumis à des
actes de violence communautaire qui leur ont infligé de grandes souffrances
physiques et morales, constitutifs d'actes de torture et/ou de peines ou traitements
cruels, inhumains et dégradants» et ajoutent qu'«il s'agissait de les punir
pour un acte commis par un tiers (le viol de S.B.) et que la violence communautaire
(ou plutôt le pogrom raciste) en cause s'est déroulée en présence et par conséquent
avec "le consentement exprès ou tacite" de la police, dont le devoir
était, au regard du droit, précisément le contraire – veiller à leur sécurité
et garantir leur protection».
8.14 Enfin, au sujet de l'absence d'observations de l'État partie sur la requête
quant au fond, les requérants renvoient au paragraphe 6 de l'article 108 du
règlement intérieur du Comité et estiment que ce principe devrait être également
applicable pendant la phase d'examen de la requête quant au fond. Se fondant
sur la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme et du Comité
des droits de l'homme, ils font aussi valoir qu'en ne contestant pas les faits
ni les arguments juridiques développés dans la requête et les courriers ultérieurs,
l'État partie a admis tacitement les griefs formulés.
Délibérations du Comité
9.1 Le Comité a examiné la requête à la lumière de toutes les informations que
lui ont communiquées les parties intéressées, conformément au paragraphe 4 de
l'article 22 de la Convention. De plus, en l'absence de toute observation de
l'État partie suite à sa décision concernant la recevabilité, le Comité se fonde
sur les mémoires détaillés des requérants. Il rappelle à cet égard qu'un État
partie a l'obligation, aux termes du paragraphe 3 de l'article 22 de la Convention,
de coopérer avec lui et de lui soumettre par écrit des explications ou déclarations
éclaircissant la question et indiquant, le cas échéant, les mesures qu'il pourrait
avoir prises pour remédier à la situation.
9.2 En ce qui concerne la qualification juridique des faits survenus le 15 avril
1995, tels qu'ils ont été décrits par les requérants, le Comité considère tout
d'abord que le fait d'incendier et de détruire des maisons est en l'espèce un
acte constitutif de peine ou traitement cruel, inhumain ou dégradant. Cet acte
est d'autant plus grave que certains des requérants étaient encore cachés dans
le quartier lorsque les maisons ont été incendiées et détruites, que les victimes
présumées étaient particulièrement vulnérables et que les motifs des assaillants
étaient en grande partie raciaux. De plus, le Comité estime que les requérants
ont suffisamment démontré que les policiers (agents de la fonction publique)
n'ont pris aucune mesure appropriée pour protéger les requérants alors qu'ils
avaient été informés du risque immédiat que ces derniers couraient et qu'ils
étaient présents sur les lieux, ce qui permet de conclure à leur «consentement
tacite» au sens de l'article 16 de la Convention. À cet égard, le Comité a fait
part à de nombreuses reprises de ses préoccupations face à «l'inaction de la
police et des responsables de l'application des lois, qui ne fourniraient pas
une protection suffisante contre des agressions d'inspiration raciste» (observations
finales concernant le rapport initial de la Slovaquie, Rapport du Comité, A/56/44
(2001), par. 104; voir également les observations finales concernant le deuxième
rapport périodique de la République tchèque, Rapport du Comité, A/56/44 (2001),
par. 113, et les observations finales concernant le deuxième rapport périodique
de la Géorgie, Rapport du Comité, A/56/44 (2001), par. 81). Bien que les actes
dénoncés par les requérants n'aient pas été commis par des agents de l'État
eux-mêmes, le Comité estime qu'ils ont été commis avec leur consentement tacite
et constituent donc une violation par l'État partie du paragraphe 1 de l'article
16 de la Convention.
9.3 Ayant considéré que les faits décrits par les requérants sont constitutifs
d'actes visés au paragraphe 1 de l'article 16 de la Convention, le Comité analysera
les autres violations présumées à la lumière de cette constatation.
9.4 Pour ce qui est de la violation présumée de l'article 12 de la Convention,
le Comité est d'avis, comme il l'a souligné dans des affaires précédentes (voir
notamment l'affaire Encarnacion Blanco Abad c. Espagne, communication no 59/1996,
constatations adoptées le 14 mai 1998), qu'une enquête criminelle doit chercher
tant à déterminer la nature et les circonstances des faits allégués qu'à établir
l'identité des personnes qui ont pu être impliquées. En l'espèce, il constate
que malgré la participation de plusieurs centaines de non-Roms aux événements
du 15 avril 1995 et la présence d'un certain nombre de policiers sur les lieux
au moment des faits, aucun particulier ni aucun agent des forces de police n'a
été traduit devant les tribunaux de l'État partie. Dans ces conditions, le Comité
est d'avis que l'enquête menée par les autorités de l'État partie ne satisfait
pas aux exigences de l'article 12 de la Convention.
9.5 S'agissant de la violation présumée de l'article 13 de la Convention, le
Comité estime que l'absence d'enquête au sens donné au paragraphe précédent
constitue aussi une violation de l'article 13 de la Convention. Par ailleurs,
le Comité est d'avis que le fait que l'État partie n'a pas informé les requérants
des conclusions de l'enquête, notamment en ne leur notifiant pas l'ordonnance
de non-lieu, les a effectivement empêchés d'engager eux-mêmes des poursuites.
Dans ces conditions, le Comité estime qu'il y a là une violation supplémentaire
de l'article 13 de la Convention.
9.6 En ce qui concerne la violation présumée de l'article 14 de la Convention,
le Comité note que le champ d'application de cette disposition ne recouvre que
la torture au sens de l'article premier de la Convention et ne vise pas les
autres formes de mauvais traitements. De plus, le paragraphe 1 de l'article
16, s'il vise expressément les articles 10, 11, 12 et 13 de la Convention, ne
fait pas mention de l'article 14 de la Convention. Toutefois, le Comité est
d'avis que l'article 14 ne signifie pas que l'État partie n'a pas l'obligation
d'accorder réparation et une indemnisation équitable et adéquate à la victime
d'un acte au sens de l'article 16. Les obligations positives découlant de la
première phrase de l'article 16 de la Convention englobent l'obligation d'accorder
une réparation et une indemnisation aux victimes d'un acte au sens de ladite
disposition. Le Comité est donc d'avis que l'État partie ne s'est pas acquitté
de ses obligations en vertu de l'article 16 de la Convention en n'ayant pas
permis aux requérants d'obtenir réparation et en ne leur ayant pas accordé une
indemnisation équitable et adéquate.
10. Le Comité contre la torture, agissant en vertu du paragraphe 7 de l'article
22 de la Convention, est d'avis que les faits dont il a été saisi font apparaître
une violation du paragraphe 1 de l'article 16 et des articles 12 et 13 de la
Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains
ou dégradants.
11. Conformément au paragraphe 5 de l'article 111 de son règlement intérieur,
le Comité invite instamment l'État partie à procéder à une enquête en bonne
et due forme sur les faits survenus le 15 avril 1995, à poursuivre et sanctionner
les personnes qui en seront reconnues responsables et à accorder une réparation
appropriée aux requérants, y compris une indemnisation équitable et adéquate,
et à l'informer, dans un délai de 90 jours à compter de la date de transmission
de la présente décision, des mesures qu'il aura prises conformément aux constatations
ci-dessus.
Annexe
(Affaire no 161/1999) - Hajrizi Dzemajl et consorts c. Yougoslavie
Opinion individuelle de MM. Fernando Mariño et Alejandro González Poblete
jointe
à la décision en application de l'article 113 du règlement intérieur du Comité
À notre avis, les faits illicites dont l'État yougoslave est responsable sont
constitutifs non seulement de «traitements cruels, inhumains ou dégradants»
au sens de l'article 16 de la Convention mais aussi de «torture» au sens du
paragraphe 1 de l'article premier. En ne réagissant pas face aux évictions violentes
et au déplacement forcé de personnes et à la destruction de logements et de
biens par des particuliers, les agents de l'État ont illicitement consenti tacitement
à ces actes, ce qui constitue une violation du paragraphe 1 de l'article premier,
lu conjointement avec le paragraphe 1 de l'article 2 de la Convention.
Nous estimons en effet que les souffrances causées aux victimes ont atteint
un degré suffisant pour être considérées comme des tortures, et ce pour les
raisons suivantes:
a) Les habitants du quartier de Bozova Glavica ont été contraints d'abandonner
leur logement dans l'urgence devant le risque de graves dommages corporels et
dégâts matériels;
b) Leur quartier et leurs maisons ont été entièrement détruits, de même que
des biens de première nécessité;
c) Leur déplacement forcé les a non seulement empêchés de se réinstaller dans
le même quartier mais aussi, pour beaucoup, contraints à vivre dans des conditions
difficiles, sans travail et sans logement fixes;
d) Plus de sept ans après les faits, les nationaux yougoslaves ayant subi ces
préjudices n'ont encore reçu aucune indemnisation, bien qu'ils aient saisi les
autorités nationales;
e) Tous les habitants déplacés de force appartiennent à l'ethnie rom, dont la
vulnérabilité est bien connue dans de nombreuses régions d'Europe. Ils devraient
à ce titre bénéficier d'une protection renforcée de l'État.
Tout ce qui précède permet de conclure à des «souffrances aiguës», non seulement
mentales mais aussi physiques, même si les victimes n'ont pas subi d'agression
physique directe.
Pour ces raisons, nous considérons que les faits examinés auraient dû être qualifiés
d'actes de torture.
(Signé) Fernando Mariño
(Signé) Alejandro González Poblete
Notes
1. Voir Assenov c. Bulgarie, arrêt du 28 octobre 1998, par. 102, 117; Aksoy
c. Turquie, arrêt du 18 décembre 1996; Aydin c. Turquie, arrêt du 29 septembre
1997; X et Y c. Pays-Bas, 8 EHRR 235 (1985), par. 21 à 30.
2. Voir Encarnación Blanco Abad c. Espagne, constatations adoptées le 14 mai
1998, CAT/C/20/D/59/1996, par. 8.2; Henri Unai Parot c. Espagne, constatations
adoptées le 2 mai 1995, CAT/C/14/D/6/1990.
3. Rapport du 5 novembre 1969, Annuaire XII, L'affaire grecque (1969), p. 461.
4. Mentes et consorts c. Turquie, 58/1996/677/867 et Selcuk et Asker c. Turquie,
12/1997/796/998-999.
5. Velasquez Rodriguez c. Honduras, arrêt du 29 juillet 1988, p. 291.
6. Osman c. Royaume-Uni, par. 115 et 116.
7. Z. c. Royaume-Uni, par. 98.