Conclusions et recommandations du Comité contre la Torture, Fédération de Russie, U.N. Doc. CAT/C/CR/28/4 (2002).
Convention Abbreviation: CAT
1. Le Comité a examiné le troisième rapport périodique de la Fédération de
Russie (CAT/C/34/Add.15) à ses 520e, 523e et 526e séances, les 13, 14 et 16
mai 2002 (CAT/C/SR.520, 523 et 526), et a adopté les conclusions et recommandations
suivantes.
2. Le Comité accueille avec satisfaction le troisième rapport périodique de
la Fédération de Russie, qui a été soumis avec retard. Ce rapport répond directement
à certaines des préoccupations exprimées et des recommandations formulées
par le Comité dans les conclusions qu'il a adoptées en 1996. Le Comité regrette
de n'avoir pas reçu les renseignements supplémentaires qu'il avait demandés
bien que l'État partie lui ait donné l'assurance qu'il les lui communiquerait
rapidement. Le Comité apprécie les informations actualisées et détaillées
ainsi que les réponses complètes fournies oralement par les représentants
de l'État partie. Il note toutefois que, faute de temps, un grand nombre des
questions posées par le Comité lors de l'examen du troisième rapport périodique
sont restées sans réponse.
a) La ratification de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et de la Convention européenne pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants;
b) L'introduction d'un nouveau Code pénal et d'un nouveau Code de procédure pénale ainsi que l'assurance donnée par l'État partie que ce dernier entrera en vigueur dans son intégralité le 1er juillet 2002. Le Comité se félicite de l'inclusion dans le Code de procédure pénale de nouvelles dispositions concernant, notamment, les procès devant jury, la limitation plus stricte de la durée de la détention et des interrogatoires, l'exclusion des éléments de preuve obtenus en dehors de la présence d'un avocat de la défense et le fait de conférer à un juge plutôt qu'à un procureur le pouvoir d'ordonner une arrestation;
c) La décision de placer le système
pénitentiaire qui relevait jusqu'à présent du Ministère des affaires intérieures
sous l'autorité du Ministère de la justice;
d) Les mesures prises pour améliorer les conditions de détention et pour réduire
le surpeuplement dans les prisons;
e) Les assurances données par le représentant de l'État partie qu'un service
de substitution et un «service militaire volontaire de type contractuel» remplaceraient
la conscription obligatoire dans les forces armées;
f) L'ordonnance no 46 du Procureur général, qui rend obligatoire la présence de représentants du Bureau du Procureur durant les «opérations spéciales» menées en Tchétchénie, et l'ordonnance no 80 du commandant des forces fédérales du Caucase-Nord selon laquelle les militaires doivent s'identifier, enregistrer les détentions, aviser la famille des personnes détenues et prendre d'autres mesures pour protéger les civils contre tous actes de violence;
g) La mise en place au sein du Ministère
des affaires intérieures d'un groupe de travail spécial ayant pour mandat
de mettre la législation nationale en conformité avec le droit international
des réfugiés.
4. Le Comité prend note avec satisfaction des explications franches données
par la délégation concernant les difficultés auxquelles l'État partie continue
de se heurter pour se débarrasser de l'héritage d'un système caractérisé par
«l'arbitraire et l'impunité» ainsi que pour instituer des institutions démocratiques
et renforcer la primauté du droit. Il note que ces problèmes sont aggravés
par des «actes de terrorisme» et des menaces à la sécurité. Néanmoins, le
Comité réaffirme que, conformément à l'article 2 de la Convention, «aucune
circonstance exceptionnelle, quelle qu'elle soit, ... ne peut être invoquée
pour justifier la torture».
a) Les allégations nombreuses et constantes selon lesquelles des tortures et d'autres peines ou traitement cruels, inhumains ou dégradants sont couramment infligés aux détenus par des membres des forces de l'ordre, généralement en vue de leur extorquer des aveux;
b) Les informations régulières selon lesquelles, malgré les efforts considérables déployés par l'État partie pour engager le dialogue et la mise en place de mesures de prévention comme «une ligne téléphonique d'urgence» pour les victimes, le «bizutage» ( dedovshchina ) parmi les militaires ainsi que la torture et d'autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants sont des pratiques répandues qui sont appliquées sous la direction ou avec le consentement ou l'approbation d'officiers et occasionnent de graves souffrances physiques et mentales aux victimes;
c) L'impunité persistante dont bénéficient les responsables tant civils que militaires coupables de tortures et autres mauvais traitements, l'absence d'information sur les décisions rendues par des juges demandant un complément d'enquête sur une affaire en raison du recours à la torture pour obtenir des aveux, et le très petit nombre de personnes reconnues coupables de violations de la Convention.
6. Le Comité juge également préoccupants:
a) L'absence dans le droit interne d'une définition de la torture conforme à l'article premier de la Convention. Le fait de qualifier la torture de circonstance aggravante pour certaines des infractions énumérées ne répond pas aux exigences des articles 1er et 4 de la Convention;
b) Les nombreux cas de condamnation fondée sur des aveux et le système de promotion de l'application de la loi qui repose sur le pourcentage d'affaires pénales élucidées, facteurs qui, conjugués, créeraient les conditions favorisant le recours à la torture et aux mauvais traitements pour contraindre les détenus à «avouer»;
c) Les possibilités restreintes qu'ont les personnes privées de liberté de communiquer, immédiatement après leur arrestation, avec un avocat, un médecin et des membres de leur famille, ce qui constitue une garantie importante contre la torture;
d) Le refus de fait des juges de tenir compte des preuves de torture et de mauvais traitements fournies par l'accusé, qui entraîneraient normalement l'ouverture d'une enquête ou l'engagement de poursuites;
e) L'explication de l'État partie selon laquelle, malgré les nombreuses allégations faisant état de violence contre les femmes en détention, aucune plainte officielle n'a été reçue à ce sujet. En dépit des efforts de l'État partie pour libérer des prisonniers et réduire en général la population carcérale, le nombre de femmes en détention a doublé au cours des 10 dernières années;
f) L'absence de formation pratique concernant leurs obligations en vertu de la Convention des médecins, des représentants de la loi, des juges et des membres des forces armées;
g) Les conditions pénibles dans lesquelles sont incarcérés les prévenus en attente de jugement, notamment la prévalence de la tuberculose et d'autres maladies, ainsi que les mauvaises conditions de détention, qui ne sont soumises à aucun contrôle, dans les centres de détention temporaire de la police (IVS) et les centres de détention provisoire (SIZO), y compris la pratique consistant à mettre des volets en métal aux fenêtres des cellules, bloquant ainsi la lumière naturelle et empêchant toute aération adéquate, ce qui s'expliquerait par le fait que la loi interdit aux détenus de communiquer entre eux;
h) Le manque d'indépendance et d'efficacité des services du Procureur, dû, comme le reconnaît l'État partie, aux problèmes que pose le double mandat du Procureur, qui est chargé à la fois d'engager les poursuites et de surveiller le bon déroulement des enquêtes;
i) Les informations faisant état de conditions de vie équivalant à un traitement inhumain ou dégradant des enfants placés dans des institutions ou incarcérés dans des centres de détention;
j) L'absence de garanties que des personnes ne seront pas renvoyées dans des pays où elles risquent réellement d'être soumises à la torture (non-refoulement).
7. À propos des événements en Tchétchénie, le Comité est particulièrement préoccupé par le fait:
a) Que de nombreuses informations font régulièrement état de graves violations des droits de l'homme et de la Convention, notamment: détentions arbitraires, torture et mauvais traitements, aveux forcés, exécutions extrajudiciaires et disparitions forcées, en particulier durant les «opérations spéciales» ou les «opérations de ratissage», et création de centres de détention temporaire illégaux, y compris de «camps de filtrage». Les allégations de violence sexuelle sont particulièrement courantes. De plus, les unités militaires qui, selon certaines informations, font preuve d'une très grande brutalité à l'égard des civils ont été renvoyées dans la zone de conflit;
b) Qu'un grand nombre d'unités et de forces armées relèvent de divers départements et services en Tchétchénie, ce qui empêche d'identifier les personnes responsables des exactions citées plus haut;
c) Que les ordonnances nos 46 et 80 mentionnées plus haut dans les paragraphes relatifs aux aspects positifs ne sont pas appliquées;
d) Que le double système de juridiction
en place en Tchétchénie, dans lequel interviennent des procureurs et des tribunaux
tant militaires que civils, entraîne des retards excessifs et inacceptables
dans l'enregistrement des affaires, de sorte que les plaignants se retrouvent
dans un cercle vicieux de renvoi des dossiers et des décisions en matière
d'ouverture d'enquêtes d'une autorité à l'autre et que des poursuites ne sont
jamais engagées. Le Comité note avec préoccupation qu'il est impossible au
Procureur civil d'interroger des membres du personnel militaire et de mener
des enquêtes sur des sites militaires afin de recueillir les éléments de preuve
nécessaires pour obliger le Procureur militaire à examiner une affaire. Le
manque d'indépendance des tribunaux, des procureurs et des juges militaires,
qui fait que peu d'affaires aboutissent à l'engagement de poursuites contre
les présumés responsables des violations commises, est également une source
de préoccupation.
a) D'incorporer rapidement dans le droit interne la définition de la torture telle qu'elle figure à l'article premier de la Convention et d'ériger la torture et autres traitements cruels, inhumains et dégradants en infractions pénales spécifiques passibles de peines appropriées en vertu du droit interne;
b) D'adopter des mesures permettant aux détenus de communiquer avec un avocat, un médecin et des membres de leur famille dès leur arrestation; d'informer les suspects et les témoins de leurs droits au début de leur mise en détention; et de veiller à ce que les personnes détenues puissent bénéficier d'une assistance juridique et voir un médecin à leur demande et pas seulement selon le bon vouloir des autorités. Il faudrait songer de toute urgence à instaurer un examen médical obligatoire pour tous les prévenus à leur arrivée dans des IVS et des SIZO, et à mettre en place un service médical indépendant des Ministères des affaires intérieures et de la justice pour procéder à ces examens;
c) De garantir dans la pratique le respect absolu du principe de l'inadmissibilité des preuves obtenues par la torture et de veiller à ce que soient réexaminées les condamnations fondées uniquement sur des aveux, en reconnaissant que bon nombre d'entre eux ont été obtenus par la torture ou des mauvais traitements et, le cas échéant, d'indemniser et de libérer les personnes qui apportent des preuves crédibles à l'appui de leurs allégations de torture ou de mauvais traitements;
d) D'améliorer les conditions dans les prisons et dans les centres de détention provisoire afin qu'elles soient conformes aux exigences de la Convention. L'État partie devrait veiller en particulier à ce que l'interdiction faite aux prévenus en détention provisoire de communiquer ne concerne pas tous les détenus sans distinction mais ne s'applique qu'à un nombre déterminé d'entre eux, et ne soit imposée que lorsque cela est nécessaire et sur la base d'une décision judiciaire fixant la durée maximale d'une telle mesure;
e) De mettre au point un programme d'inspections imprévues des centres de détention provisoire et d'autres lieux d'internement par des enquêteurs impartiaux et dignes de confiance dont les conclusions devraient être rendues publiques;
f) D'envisager la création d'un organe indépendant chargé d'inspecter les prisons, de surveiller toutes les formes de violence en détention, notamment les violences sexuelles contre les hommes aussi bien que les femmes, et toutes les formes de violence entre détenus, y compris celles qui sont commises par des détenus avec l'accord des autorités. La participation des avocats de l'aide judiciaire à la phase d'investigation qui fait suite à la mise en détention constituerait une garantie pour les détenus;
g) De dispenser une formation concernant les obligations qui leur incombent en vertu de la Convention i) aux médecins pour qu'ils détectent les traces de torture ou de mauvais traitements sur les personnes qui ont été ou sont détenues, ii) aux responsables de l'application des lois et aux juges pour qu'ils procèdent sans tarder à des enquête impartiales, et iii) aux membres du personnel militaire pour qu'ils sachent que la torture est interdite et que l'ordre d'un officier supérieur ne peut être invoqué pour justifier la torture;
h) De demander à la Cour suprême d'analyser les pratiques actuelles des tribunaux en matière d'admissibilité des preuves obtenues par la torture, compte tenu de la définition de la torture donnée à l'article premier de la Convention, et d'envisager d'établir des directives à ce sujet;
i) De veiller à ce que des enquêtes impartiales et exhaustives soient promptement menées sur les nombreuses allégations de torture signalées aux autorités, que les responsables soient poursuivis et punis, le cas échéant, et que les personnes qui portent plainte pour torture et les témoins des actes dont elles ont été victimes soient protégés contre d'éventuelles représailles;
j) De donner des instructions appropriées à tous les fonctionnaires compétents interdisant d'infliger des mauvais traitements ou des tortures aux enfants internés dans des institutions ou des prisons de l'État et de veiller à ce qu'elles soient dûment appliquées;
k) De veiller à ce qu'aucune personne ne soit expulsée, refoulée ou extradée vers un pays où il y a des motifs sérieux de croire qu'elle risque d'être soumise à la torture.
9. En ce qui concerne la situation en Tchétchénie, le Comité recommande également à l'État partie:
a) De préciser quelles sont les juridictions compétentes pour traiter les affaires en rapport avec les événements en Tchétchénie, car la situation est actuellement incertaine sur ce plan étant donné que l'état d'exception n'a pas été proclamé mais qu'un conflit armé non international est en cours. Les particuliers pourraient ainsi disposer d'un moyen efficace de recours contre toute violation dont ils auraient été victimes et ne seraient ainsi pas pris dans le cercle vicieux des divers départements et organes militaires et civils ayant divers degrés de responsabilité;
b) Bien qu'un certain nombre de mécanismes de traitement des allégations de violations des droits de l'homme aient été mis en place en Tchétchénie, aucun d'eux ne possède les caractéristiques qui correspondent à celles d'un organe d'enquête impartial et indépendant. En conséquence, le Comité demande à nouveau au Gouvernement de l'État partie, comme il l'avait fait dans ses conclusions de 1996, d'instituer un comité impartial, crédible et indépendant «chargé d'enquêter sur les allégations de violations de la Convention mettant en cause des membres des forces militaires de la Fédération de Russie et des séparatistes tchétchènes, en vue de traduire en justice ceux contre lesquels il existe des preuves relatives à leur implication ou complicité dans de tels actes» [A/52/44, par. 43 h)];
c) De veiller à ce que les ordonnances nos 46 et 80 soient effectivement appliquées et d'établir des directives détaillées sur la conduite des opérations de ratissage;
d) De renforcer les pouvoirs du Représentant spécial du Président pour les droits de l'homme, les droits civils et les libertés en Tchétchénie pour qu'il effectue des enquêtes et fasse des recommandations au Procureur concernant les faits qui pourraient constituer des infractions pénales;
e) De prendre des mesures afin qu'un contrôle civil soit exercé sur l'armée et de veiller, dans la pratique, à ce que le bizutage, la torture et les mauvais traitements soient interdits dans l'armée, parmi les conscrits et les officiers;
f) D'envisager de créer un groupe mixte d'enquête composé de membres des services des procureurs tant civils que militaires jusqu'à ce que l'on puisse déterminer les responsabilités spécifiques et que l'on puisse établir quelle est la juridiction compétente.
10. Le Comité recommande en outre à l'État partie:
a) De fournir les renseignements demandés au Comité, y compris des données désagrégées, notamment selon l'âge, le sexe, l'appartenance ethnique et l'origine géographique, sur les centres de détention civils et militaires et d'autres lieux de détention ainsi que les centres de détention pour mineurs et d'autres institutions pour mineurs; et de donner dans son prochain rapport périodique des informations sur le nombre et le type de cas dans lesquels des policiers et d'autres représentants de la loi ont été punis pour des actes de torture et des infractions connexes, y compris ceux dans lesquels le tribunal n'a pas donné suite à la plainte;
b) De diffuser largement les conclusions et recommandations du Comité ainsi que les comptes rendus des séances au cours desquelles le rapport a été examiné, dans les langues appropriées, dans tout le pays; et d'envisager de consulter des organisations indépendantes de défense des droits de l'homme et des libertés civiles, des organismes fournissant une assistance juridique ainsi que des associations d'avocats de l'aide judiciaire lors de l'établissement du prochain rapport.