Rappel des faits présentés par la requérante
2.1 Le 20 août 1999, vers 23 h 30, la requérante ainsi que son frère, citoyen
danois d'origine brésilienne, et un ami, un Brésilien noir, se sont présentés
à l'entrée du restaurant-discothèque «Etcetera» (ci-après dénommé le restaurant),
au centre de Copenhague. Le portier, Martin Andersen, leur a dit en danois qu'il
ne pouvait pas les laisser entrer parce qu'il y avait trop de monde. Pensant
que le portier les avertirait quand ils pourraient entrer, ils ont décidé d'attendre
devant le restaurant. Peu après, un groupe de sept ou huit personnes sont sorties
du restaurant mais ils n'ont pas été invités à entrer. Plus tard, alors qu'ils
étaient les seuls à attendre, un groupe de cinq ou six Danois sont arrivés et
ont été immédiatement autorisés à entrer. Après quoi, le portier a dit à la
requérante et aux personnes qui l'accompagnaient, en anglais: «Vous ne devriez
pas rester ici à attendre». Ils sont alors partis.
2.2 Le 16 septembre 1999, le Centre de documentation et de conseil en matière
de discrimination raciale (DRC) à Copenhague, un organisme indépendant qui s'occupe
des problèmes de discrimination raciale, a signalé l'incident à la police au
nom de la requérante. Le 10 janvier 2000, les services de police de Copenhague
ont informé le DRC qu'ils avaient décidé de clore l'enquête, parce qu'il était
apparu que le refus d'admission pouvait avoir eu d'autres motifs que la discrimination
raciale; ils ont indiqué qu'il était regrettable que l'incident n'ait pas été
signalé plus tôt. Selon les informations contenues dans le même courrier, le
portier du restaurant avait été interrogé mais n'avait aucun souvenir de l'incident
et avait déclaré que le restaurant avait pour politique d'accorder la priorité
aux clients attitrés. Les services de police ajoutaient qu'en conséquence toute
demande d'indemnisation devrait faire l'objet d'une action au civil.
2.3 Le 25 janvier 2000, le DRC, au nom de la requérante, a porté plainte devant
le Procureur général du district de Copenhague. Se référant à une décision antérieure
prise par le Comité dans l'affaire L. K. c. Pays-Bas (1),
le DRC a fait valoir que l'enquête effectuée par la police ne pouvait pas être
considérée comme satisfaisante dans la mesure où les déclarations du portier
n'avaient donné lieu à aucune investigation. Dans une décision datée du 6 mars
2000, le Procureur général a informé le DRC que, étant donné que la police avait
procédé sans retard à une enquête et interrogé la quasi-totalité des personnes
impliquées, il avait conclu à l'absence de motifs suffisants pour annuler la
décision de la police. Il indiquait également qu'il était regrettable que l'incident
n'ait pas été signalé plus tôt à la police. Enfin, il ajoutait que différentes
personnes employées par le restaurant avaient toutes expliqué qu'il était courant
d'accorder la priorité aux «habitués» et déclaré qu'à l'avenir cette politique
serait portée plus clairement à la connaissance des autres clients.
2.4 Le 15 mars 2000, le DRC a demandé au ministère public si, suite aux déclarations
selon lesquelles le restaurant avait pour politique d'accorder la priorité aux
habitués, la police avait procédé à une enquête pour déterminer l'origine ethnique
des clients attitrés du restaurant. Le 12 mai 2000, le Procureur général a répondu
que rien n'indiquait qu'il y ait eu discrimination raciale étant donné que la
nuit du 20 août 2000, le restaurant avait reçu une nombreuse clientèle et qu'une
telle enquête n'était donc pas nécessaire.
Teneur de la plainte
3.1 Le conseil soutient que l'État partie n'a pas rempli les obligations qui
lui incombent au titre du paragraphe 1 d) de l'article 2 et de l'article 6 de
la Convention. Se référant à la jurisprudence du Comité dans les affaires L.
K. c. Pays-Bas (2) et Habassi c. Danemark (3),
il explique que ces dispositions impliquent pour les États parties l'obligation
de donner suite aux plaintes faisant état d'incidents de cette nature, notamment
en s'efforçant d'élucider les motifs véritables du «traitement» réservé à la
requérante afin d'établir si des critères impliquant une discrimination raciale
ont été ou non appliqués.
3.2 En l'espèce, le conseil soutient que l'État partie n'a pas procédé à une
enquête appropriée. En particulier, trois points importants n'ont pas été pris
en compte dans l'enquête effectuée par les autorités danoises:
3.4 Le conseil souligne en outre l'existence d'une note de service de la police
de Copenhague ayant trait aux enquêtes sur les allégations de discrimination
raciale, qui mentionne expressément «l'éventualité d'une interrogation arbitraire
des visiteurs (par exemple dans les cas où l'on affirme que seuls les membres
ou les clients attitrés sont admis)». Or, la police n'a pas cherché à éclaircir
ce point alors que, selon le conseil, les services de police de Copenhague procèdent
normalement ainsi dans des affaires analogues, que l'incident ait été ou non
signalé immédiatement.
3.5 Enfin, le conseil confirme que les recours internes ont été épuisés et que
l'affaire n'est pas en cours d'examen devant une autre instance internationale
d'enquête ou de règlement.
Observations de l'État partie
4.1 Dans un document daté du 13 décembre 2000, l'État partie a formulé des observations
tant sur la recevabilité que sur le fond de la communication.
4.2 L'État partie fait valoir que l'enquête menée dans cette affaire «satisfait
pleinement aux exigences qui peuvent être déduites de la Convention telle qu'interprétée
par le Comité dans sa jurisprudence» et qu'elle est conforme aux principes énoncés
par le Comité dans ses opinions antérieures concernant des affaires relatives
à l'application des articles de la Convention au sujet desquels des violations
sont alléguées.
4.3 L'État partie fait observer que les services de police de Copenhague ont
interrogé de façon approfondie et détaillée toutes les personnes impliquées
dans l'affaire, à l'exception de l'ami brésilien de la requérante, et ce en
dépit des difficultés accrues résultant du fait que l'incident avait été signalé
avec retard. En outre, compte tenu des déclarations unanimes des trois personnes
employées par le restaurant ainsi que de la déclaration de la requérante selon
laquelle la clientèle de l'établissement était nombreuse la nuit de l'incident,
l'État partie estime que les mesures prises par les services de police de Copenhague
étaient suffisantes pour déterminer s'il y avait ou non discrimination raciale.
4.4 L'État partie souligne par ailleurs que si l'incident avait été signalé
immédiatement, la police aurait pu chercher à établir si le groupe de personnes
qui avaient été autorisées à entrer dans l'établissement avant la requérante
et ses compagnons étaient effectivement des clients attitrés. À cet égard, l'État
partie relève que la note de service mentionnée par le conseil prescrit d'établir
une description du site et d'inspecter celui-ci, et notamment d'interroger la
clientèle, uniquement lorsque la police est présente sur les lieux immédiatement
après qu'un incident de discrimination raciale a eu lieu, ce qui n'était pas
le cas en l'occurrence.
4.5 S'agissant de l'affirmation de la requérante selon laquelle la police aurait
dû s'efforcer de déterminer l'origine ethnique des clients présents dans le
restaurant, l'État partie soutient que l'enquête a pour but de déterminer si
les éléments permettant de conclure à l'infraction pénale sont réunis en l'espèce
et que l'origine ethnique des clients attitrés du restaurant est une considération
indépendante de cette démarche.
4.6 En ce qui concerne la question de savoir comment il est possible à quelqu'un
de devenir un client attitré du restaurant si on lui en refuse d'emblée l'accès,
l'État partie fait valoir que la réponse à cette interrogation n'a aucune incidence
sur la question de savoir s'il y a effectivement eu ou non discrimination raciale
en l'occurrence.
4.7 En ce qui concerne la distinction entre discrimination intentionnelle et
discrimination non intentionnelle, l'État partie relève que seule la discrimination
raciale intentionnelle entraîne une responsabilité pénale au Danemark et que,
par conséquent, la police n'était pas tenue de déterminer si la discrimination
raciale alléguée avait pu être non intentionnelle.
4.8 Enfin, l'État partie relève que, bien que cet élément n'ait pas été mentionné
dans les décisions des services de police de Copenhague et du Procureur général,
le frère de la requérante avait expressément déclaré que la nuit de l'incident,
des Danois et des étrangers étaient présents dans le restaurant. Cette affirmation
prouve qu'aucun acte de discrimination raciale n'avait été commis dans le restaurant
la nuit de l'incident et justifie la décision des autorités danoises de clore
l'enquête.
4.9 Pour les raisons ci-dessus, l'État partie considère que la communication
n'est pas recevable dans la mesure où la requérante n'a pas pu établir qu'elle
avait des motifs suffisants pour agir. Toutefois, si le Comité devait juger
l'affaire recevable, l'État partie affirme que le paragraphe 1 d) de l'article
2 et l'article 6 de la Convention n'ont pas été violés.
Commentaires de la requérante
5.1 Dans une correspondance datée du 24 janvier 2001, le conseil mentionne un
rapport établi en 2000 par les services de police de Copenhague concernant un
certain nombre de situations dans lesquelles la police n'avait pas contesté
le bien-fondé des explications fournies par les portiers des établissements.
Selon ledit rapport, les minorités ethniques peuvent attendre de la police qu'elle
« inspecte le site pour établir si un acte de discrimination s'est produit»
[et] «il peut être difficile de déterminer, en examinant un établissement et
les clients qui s'y trouvent, s'il existe un groupe que l'on peut qualifier
de "clients attitrés". La police peut toutefois s'en assurer en interrogeant
les gens sur place. Il faudrait également chercher à savoir si des membres des
minorités ethniques figurent parmi les clients attitrés []» (traduit du danois
par la requérante). En outre, le conseil considère que si l'incident avait été
signalé immédiatement, cela n'aurait pas changé grand chose quant à la possibilité
de mener une enquête, étant donné qu'en l'occurrence le problème était de savoir
si le restaurant avait pour politique d'accorder la priorité aux clients attitrés,
ce qui pouvait être vérifié à tout moment.
5.2 S'agissant de la note de service mentionnée aux paragraphes 3.4 et 4.4,
le conseil soutient que le fait que ladite note ne prescrit pas d'établir une
description du site et de procéder à son inspection si la police n'est pas présente
sur les lieux immédiatement après qu'un incident de discrimination raciale présumée
s'est produit ne saurait justifier l'absence de toute enquête, au mépris des
dispositions de la Convention.
5.3 Tout en convenant que seuls les actes de discrimination raciale intentionnels
constituent un délit aux termes de la législation danoise, le conseil note que
la discrimination raciale non intentionnelle n'en constitue pas moins également
une violation de la Convention. En conséquence, il soutient que la police aurait
dû procéder à une enquête sur les actes non intentionnels de discrimination
raciale.
5.4 Enfin, le conseil fait valoir que la déclaration du frère de la requérante
selon laquelle des Danois et des étrangers étaient présents dans le restaurant
la nuit de l'incident ne doit pas nécessairement amener à conclure qu'il n'y
a pas eu discrimination raciale. De surcroît, d'après le conseil, un certain
nombre de discothèques danoises appliquent des «quotas pour les immigrants».
Examen de la recevabilité
6. À sa cinquante-neuvième session, le Comité a examiné la recevabilité de la
communication et a dûment pris en considération l'affirmation de l'État partie
selon laquelle la communication était irrecevable car la requérante n'avait
pas prouvé que l'affaire était à première vue fondée, mais il a conclu que,
considérant les éléments que la requérante lui avait soumis, la communication
répondait aux conditions de recevabilité. Il a en conséquence déclaré la communication
recevable le 13 août 2001.
Observations supplémentaires de l'État partie
7.1 Par une note verbale datée du 23 janvier 2002, l'État partie a fourni des
observations supplémentaires sur le fond de l'affaire.
7.2 L'État partie appelle tout d'abord l'attention du Comité sur la nature du
«rapport établi en 2000» mentionné au paragraphe 5.1. Il ne s'agit pas d'un
rapport décrivant des situations concrètes dans lesquelles les explications
données par des portiers d'établissements sur des allégations de pratiques discriminatoires
n'ont pas été contestées; il s'agit d'un projet intitulé «Stratégie de lutte
contre la discrimination», élaboré en coopération avec le Centre de documentation
et de conseil en matière de discrimination raciale afin de donner des directives
aux fonctionnaires de police concernant la lutte contre la discrimination et
le racisme. Ce document contient une liste non exhaustive d'exemples de motifs
les plus courants de refuser l'accès à des lieux tels que des discothèques et
décrit la façon dont la police agit ou doit agir lorsqu'elle doit traiter de
cas de ce type. Il reflète également la grande priorité accordée par les services
de police de Copenhague à la formation des fonctionnaires de police concernant
les questions liées à la discrimination.
7.3 L'État partie affirme en outre de nouveau qu'en l'espèce, le bien-fondé
des explications du portier a bien été vérifié puisque toutes les personnes
concernées, à l'exception de l'ami brésilien, ont été interrogées par la police.
7.4 Enfin, l'État partie souligne que les éléments de fait de l'affaire ont
été très brièvement exposés dans la décision concernant la recevabilité prise
par le Comité et que celle-ci ne rend pas compte de façon juste et vraie du
sérieux des enquêtes menées par la police.
Examen de la communication quant au fond
8. Agissant en application de l'article 14, paragraphe 7 a), de la Convention
internationale sur l'élimination de toutes les formes de discrimination raciale,
le Comité a examiné tous les renseignements fournis par la requérante et par
l'État partie.
9. En raison des circonstances de l'affaire rappelées ci-dessus, la police n'a
pas pu procéder à une enquête exhaustive et approfondie. En conséquence, le
Comité ne dispose pas d'éléments qui lui permettraient de conclure qu'une violation
des dispositions de la Convention a été commise par l'État partie en l'espèce.
10. Le Comité souhaite néanmoins insister sur l'importance qu'il attache à l'obligation
incombant à l'État partie et, d'ailleurs, à tous les États parties, de veiller
attentivement, notamment en ouvrant une enquête de police prompte et efficace
sur les plaintes, à ce que le droit prévu par l'article 5 f) soit garanti sans
discrimination pour toutes les personnes, ressortissants ou non ressortissants,
relevant de la juridiction de l'État partie.
___________________
[Fait en anglais, espagnol et français, le texte anglais étant la version originale.
Paraîtra ultérieurement en arabe, en chinois et en russe dans le rapport annuel
présenté par le Comité à l'Assemblée générale.]
2. Affaire no 4/1991.
3. Affaire no 10/1997.