La nature des obligations des Etats parties (art. 2, par. 1, du Pacte)
(Cinquième session, 1990) *
1. L'article 2 a une importance particulière pour bien comprendre le Pacte
et il faut bien voir qu'il entretient une relation dynamique avec toutes
les autres dispositions de cet instrument. On y trouve exposée la nature
des obligations juridiques générales assumées par les Etats parties au Pacte.
Ces obligations comprennent à la fois ce qu'on peut appeler (en s'inspirant
des travaux de la Commission du droit international) des obligations de
comportement et des obligations de résultat. L'accent a parfois été mis
très fortement sur la distinction qui existe entre les formules employées
dans le passage en question du Pacte international relatif aux droits économiques,
sociaux et culturels et celle qui figure dans l'article 2 équivalent du
Pacte international relatif aux droits civils et politiques, mais on ne
dit pas toujours qu'il existe aussi sur ce point d'importantes analogies.
En particulier, si le Pacte prévoit effectivement que l'exercice des droits
devra être assuré progressivement et reconnaît les contraintes découlant
du caractère limité des ressources disponibles, il impose aussi diverses
obligations ayant un effet immédiat, dont deux sont particulièrement importantes
pour comprendre la nature précise des obligations des Etats parties. Une
obligation dont il est question dans une observation générale distincte,
que le Comité étudiera à sa sixième session, est que les Etats parties "s'engagent
à garantir" que les droits considérés "seront exercés sans discrimination".
2. L'autre obligation réside dans le fait que, aux termes du paragraphe
1 de l'article 2, les Etats s'engagent à prendre des mesures, obligation
qui, en elle-même, n'est pas nuancée ou limitée par d'autres considérations.
On peut aussi apprécier tout le sens de l'expression qui figure dans le
texte en considérant certaines de ses versions. Dans le texte anglais, l'obligation
est "to take steps" (prendre des mesures); en français, les Etats
s'engagent "à agir" et, dans le texte espagnol, "a adoptar
medidas" (à adopter des mesures). Ainsi, alors que le plein exercice
des droits considérés peut n'être assuré que progressivement, les mesures
à prendre à cette fin doivent l'être dans un délai raisonnablement bref
à compter de l'entrée en vigueur du Pacte pour les Etats concernés. Ces
mesures doivent avoir un caractère délibéré, concret et viser aussi clairement
que possible à la réalisation des obligations reconnues dans le Pacte.
3. Les moyens qui doivent être utilisés pour satisfaire à l'obligation d'agir
sont, pour citer le paragraphe 1 de l'article 2, "tous les moyens appropriés,
y compris en particulier l'adoption de mesures législatives". Le Comité
estime que, dans de nombreux cas, le recours à la législation est hautement
souhaitable et que, dans certains cas, il peut même être indispensable.
Par exemple, il peut être difficile de lutter efficacement contre la discrimination
s'il n'existe pas, pour les mesures qui s'imposent, une base législative
solide. Dans des domaines tels que la santé, la protection des enfants et
des mères, et l'éducation, ainsi que dans les domaines dont il est question
dans les articles 6 à 9, la législation peut aussi être un élément indispensable
pour nombre d'objectifs visés.
4. Le Comité note qu'en général les Etats parties exposent, consciencieusement
et de manière détaillée tout au moins, certaines des mesures législatives
qu'ils ont prises à cet égard. Il tient à souligner toutefois que l'adoption
de mesures législatives, qui est expressément prévue par le Pacte, n'épuise
nullement les obligations des Etats parties. Au contraire, il faut donner
à l'expression "par tous les moyens appropriés" tout le sens qu'elle
a naturellement. Certes, chaque Etat partie doit décider pour lui-même des
moyens qui sont le plus appropriés, vu les circonstances en ce qui concerne
chacun des droits, mais le caractère "approprié" des moyens choisis
n'est pas toujours évident. Il est donc souhaitable que les rapports des
Etats parties indiquent non seulement quelles sont les mesures qui ont été
prises mais aussi les raisons pour lesquelles elles sont jugées le plus
"appropriées" compte tenu des circonstances. Toutefois, c'est
le Comité qui, en fin de compte, doit déterminer si toutes les mesures appropriées
ont été prises.
5. Parmi les mesures qui pourraient être considérées comme appropriées figurent,
outre les mesures législatives, celles qui prévoient des recours judiciaires
au sujet de droits qui, selon le système juridique national, sont considérés
comme pouvant être invoqués devant les tribunaux. Le Comité note, par exemple,
que la jouissance des droits reconnus, sans discrimination, est souvent
réalisée de manière appropriée, en partie grâce au fait qu'il existe des
recours judiciaires ou d'autres recours utiles. En fait, les Etats parties
qui sont également parties au Pacte international relatif aux droits civils
et politiques sont déjà tenus (en vertu des paragraphes 1 et 3 de l'article
2 et des articles 3 et 26 du Pacte) de garantir que toute personne dont
les droits et libertés (y compris le droit à l'égalité et à la non-discrimination)
sont reconnus dans cet instrument auront été violés "disposera d'un
recours utile" [art. 2, par. 3), al. a)]. En outre, il y a dans le
Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels
un certain nombre d'autres dispositions, y compris celles des articles 3,
7 [al. a), i)], 8, 10 (par. 3), 13 [par. 2, al. a) et par. 3 et 4] et 15
(par. 3) qui, semble-t-il, sont susceptibles d'être immédiatement appliquées
par des organes de caractère judiciaire et autre dans le cadre de nombreux
systèmes juridiques nationaux. Il serait difficile de suggérer que les dispositions
indiquées ne sont pas, étant donné leur nature, applicables en elles-mêmes
et par elles-mêmes.
6. Dans les cas où des mesures expresses visant directement à assurer l'exercice
des droits reconnus dans le Pacte ont été adoptées sous forme législative,
le Comité souhaitera qu'on lui fasse savoir, notamment, si les lois en question
créent ou non, pour les individus ou les groupes qui estiment que leurs
droits ne sont pas pleinement respectés, le droit d'intenter une action.
Dans les cas où des droits économiques, sociaux ou culturels spécifiques
sont reconnus par la constitution, ou lorsque les dispositions du Pacte
ont été incorporées directement à la loi nationale, le Comité souhaitera
qu'on lui dise dans quelle mesure ces droits sont considérés comme pouvant
être invoqués devant les tribunaux. Il souhaitera aussi avoir des renseignements
précis sur tout cas où la teneur des dispositions de la constitution relatives
aux droits économiques, sociaux et culturels aura été édulcorée ou sensiblement
modifiée.
7. Les autres mesures qui peuvent être considérées comme "appropriées"
aux fins du paragraphe 1 de l'article 2 comprennent, mais non pas exclusivement,
les mesures administratives, financières, éducatives et sociales.
8. Le Comité note que la disposition selon laquelle les Etats parties s'engagent
"à agir [...] par tous les moyens appropriés, y compris en particulier
l'adoption de mesures législatives" n'exige ni n'empêche qu'une forme
particulière de gouvernement ou de système économique serve de véhicule
aux mesures en question, à la seule condition qu'elle soit démocratique
et que tous les droits de l'homme soient respectés. Ainsi, du point de vue
des systèmes politiques ou économiques, le Pacte est neutre et l'on ne saurait
valablement dire que ses principes reposent exclusivement sur la nécessité
ou sur l'opportunité d'un système socialiste ou capitaliste, d'une économie
mixte, planifiée ou libérale, ou d'une quelque autre conception. A cet égard,
le Comité réaffirme que l'exercice des droits reconnus dans le Pacte est
susceptible d'être assuré dans le cadre de systèmes économiques ou politiques
très divers, à la seule condition que l'interdépendance et le caractère
indivisible des deux séries de droits de l'homme, affirmés notamment dans
le préambule du Pacte, soient reconnus et reflétés dans le système en question.
Il constate par ailleurs que d'autres droits de l'homme, en particulier
le droit au développement, ont également leur place ici.
9. La principale obligation de résultat dont il est fait état au paragraphe
1 de l'article 2, c'est d'"agir [...] en vue d'assurer progressivement
le plein exercice des droits reconnus [dans le Pacte]". On emploie
souvent la notion de réalisation progressive pour définir l'intention sous-jacente
à ce membre de phrase. C'est une façon de reconnaître le fait que le plein
exercice de tous les droits économiques, sociaux et culturels ne peut généralement
pas être assuré en un court laps de temps. En ce sens, cette obligation
est nettement différente de celle qui est énoncée à l'article 2 du Pacte
international relatif aux droits civils et politiques, qui est une obligation
immédiate de respecter et de garantir tous les droits pertinents. Néanmoins,
le fait que le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux
et culturels prévoit une démarche qui s'inscrit dans le temps, autrement
dit progressive, ne saurait être interprété d'une manière qui priverait
l'obligation en question de tout contenu effectif. D'une part, cette clause
permet de sauvegarder la souplesse nécessaire, compte tenu des réalités
du monde et des difficultés que rencontre tout pays qui s'efforce d'assurer
le plein exercice des droits économiques, sociaux et culturels; d'autre
part, elle doit être interprétée à la lumière de l'objectif global, et à
vrai dire de la raison d'être du Pacte, qui est de fixer aux Etats parties
des obligations claires en ce qui concerne le plein exercice des droits
en question. Ainsi, cette clause impose l'obligation d'oeuvrer aussi rapidement
et aussi efficacement que possible pour atteindre cet objectif. En outre,
toute mesure délibérément régressive dans ce domaine doit impérativement
être examinée avec le plus grand soin, et pleinement justifiée par référence
à la totalité des droits sur lesquels porte le Pacte, et ce en faisant usage
de toutes les ressources disponibles.
10. Fort de l'expérience considérable que le Comité - comme l'organe qui
l'a précédé - a acquise depuis plus de dix ans que les rapports des Etats
parties sont examinés, il est d'avis que chaque Etat partie a l'obligation
fondamentale minimum d'assurer, au moins, la satisfaction de l'essentiel
de chacun des droits. Ainsi, un Etat partie dans lequel, par exemple, nombreuses
sont les personnes qui manquent de l'essentiel, qu'il s'agisse de nourriture,
de soins de santé primaires, de logement ou d'enseignement, est un Etat
qui, à première vue, néglige les obligations qui lui incombent en vertu
du Pacte. Le Pacte serait largement dépourvu de sa raison d'être si de sa
lecture ne ressortait pas cette obligation fondamentale minimum. De la même
façon, il convient de noter que, pour déterminer si un Etat s'acquitte de
ses obligations fondamentales minimum, il faut tenir compte des contraintes
qui pèsent sur le pays considéré en matière de ressources. En vertu du paragraphe
1 de l'article 2, chacun des Etats parties est tenu d'agir "au maximum
de ses ressources disponibles". Pour qu'un Etat partie puisse invoquer
le manque de ressources lorsqu'il ne s'acquitte même pas de ses obligations
fondamentales minimum, il doit démontrer qu'aucun effort n'a été épargné
pour utiliser toutes les ressources qui sont à sa disposition en vue de
remplir, à titre prioritaire, ces obligations minimum.
11. Le Comité tient à souligner cependant que, même s'il est démontré que
les ressources disponibles sont insuffisantes, l'obligation demeure, pour
un Etat partie, de s'efforcer d'assurer la jouissance la plus large possible
des droits pertinents dans les circonstances qui lui sont propres. En outre,
le manque de ressources n'élimine nullement l'obligation de contrôler l'ampleur
de la réalisation, et plus encore de la non-réalisation, des droits économiques,
sociaux et culturels, et d'élaborer des stratégies et des programmes visant
à promouvoir ces droits. Le Comité a déjà traité ces questions dans son
Observation générale 1 (1989).
12. De même, le Comité souligne que, même en temps de grave pénurie de ressources,
en raison d'un processus d'ajustement, de la récession économique ou d'autres
facteurs, les éléments vulnérables de la société peuvent et doivent être
protégés grâce à la mise en oeuvre de programmes spécifiques relativement
peu coûteux. A l'appui de cette thèse, le Comité citera l'analyse faite
par l'UNICEF, intitulée L'ajustement à visage humain : protéger
les groupes vulnérables et favoriser la croissance 1
, celle qui a été faite par le PNUD dans le Rapport mondial sur le développement
humain 1990 2
et celle de la Banque mondiale dans le Rapport sur le développement dans
le monde 1990 3
.
13. Un dernier point du paragraphe 1 de l'article 2 sur lequel il convient
d'appeler l'attention est que chacun des Etats parties s'engage à "agir,
tant par son effort propre que par l'assistance et la coopération internationales,
notamment sur les plans économique et technique". Le Comité fait observer
que, pour les auteurs du Pacte, l'expression "au maximum de ses ressources
disponibles" visait à la fois les ressources propres d'un Etat et celles
de la communauté internationale, disponibles par le biais de l'assistance
et de la coopération internationales. En outre, les dispositions expresses
des articles 11, 15, 22 et 23 mettent elles aussi l'accent sur le rôle essentiel
de cette coopération lorsqu'il s'agit de faciliter le plein exercice des
droits en question. Pour ce qui est de l'article 22, le Comité a déjà insisté,
dans l'Observation générale 2 (1990), sur un certain nombre de possibilités
et de responsabilités en ce qui concerne la coopération internationale.
Quant à l'article 23, il y est expressément dit que "la fourniture
d'une assistance technique", ainsi que d'autres activités, figurent
au nombre des "mesures d'ordre international destinées à assurer la
réalisation des droits reconnus dans le Pacte".
14. Le Comité tient à souligner que, en vertu des Articles 55 et 56 de la
Charte des Nations Unies, des principes confirmés du droit international
et des dispositions du Pacte lui-même, la coopération internationale pour
le développement et, partant, pour l'exercice des droits économiques, sociaux
et culturels est une obligation qui incombe à tous les Etats. Elle incombe
tout particulièrement aux Etats qui sont en mesure d'aider les autres Etats
à cet égard. Le Comité attire notamment l'attention sur l'importance de
la Déclaration sur le droit au développement, adoptée par l'Assemblée générale
dans sa résolution 41/128 du 4 décembre 1986, et sur la nécessité pour les
Etats parties de tenir pleinement compte de tous les principes qui y sont
énoncés. Si les Etats qui le peuvent ne mettent pas activement en oeuvre
un programme de coopération et d'assistance internationales, la pleine jouissance
des droits économiques, sociaux et culturels restera une aspiration insatisfaite.
Le Comité rappelle, à ce propos, le texte de son Observation générale 2
(1990).