Relation entre les sanctions économiques et le respect
des droits économiques, sociaux et culturels *
1. Le recours à des sanctions économiques est de plus en plus fréquent, tant
au niveau international qu'au niveau régional ou de façon unilatérale. La
présente observation générale a pour objet de souligner que ces sanctions
devraient toujours tenir pleinement compte, en toutes circonstances, des dispositions
du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels.
Le Comité ne remet nullement en cause la nécessité d'imposer des sanctions
dans des cas appropriés, en vertu du chapitre VII de la Charte des Nations
Unies ou d'autres instruments internationaux pertinents. Cependant, les dispositions
de la Charte qui se rapportent aux droits de l'homme (articles premier, 55
et 56) doivent être considérées comme entièrement applicables en la matière.
2. Au cours des années 90, le Conseil de sécurité a imposé des sanctions de
nature et de durée diverses dans les cas suivants : Afrique du Sud, Iraq/Koweït,
parties de l'ex-Yougoslavie, Somalie, Jamahiriya arabe libyenne, Libéria,
Haïti, Angola, Rwanda et Soudan. L'incidence des sanctions sur la jouissance
des droits économiques, sociaux et culturels a été portée à l'attention du
Comité dans plusieurs cas concernant des Etats parties au Pacte, dont certains
ont présenté régulièrement des rapports, ce qui a permis au Comité d'examiner
attentivement la situation.
3. Si l'incidence des sanctions varie selon les cas, le Comité se rend compte
qu'elles ont presque toujours de graves répercussions sur l'exercice des droits
reconnus par le Pacte. Bien souvent, elles pertubent considérablement la distribution
de vivres, de produits pharmaceutiques et d'articles d'hygiène; elles compromettent
la qualité des produits alimentaires et l'approvisionnement en eau potable;
elles entravent sérieusement le fonctionnement des systèmes de santé et d'éducation
de base et elles portent atteinte au droit au travail. Elles peuvent en outre
avoir des effets non intentionnels, comme la consolidation du pouvoir d'élites
exerçant une oppression, l'apparition, dans presque tous les cas, d'un marché
noir procurant d'énormes bénéfices exceptionnels aux privilégiés qui l'organisent,
le renforcement du contrôle des élites dirigeantes sur l'ensemble de la population
et la restriction des possibilités de demande d'asile ou d'expression d'une
opposition politique. Bien qu'essentiellement de nature politique, les phénomènes
précités ont eux aussi une grande incidence sur l'exercice des droits économiques,
sociaux et culturels.
4. En examinant la question des sanctions, il est essentiel de faire une distinction
entre leur objectif premier, qui est d'exercer une pression politique et économique
sur l'élite dirigeante du pays visé pour l'amener à se conformer au droit
international, et leurs effets indirects, à savoir les souffrances infligées
aux groupes les plus vulnérables de ce pays. C'est pourquoi les régimes de
sanctions institués par le Conseil de sécurité prévoient désormais des exemptions
humanitaires pour permettre l'apport de biens et services essentiels à des
fins humanitaires. On pense communément que ces exemptions garantissent le
respect fondamental des droits économiques, sociaux et culturels dans le pays.
5. Or, d'après plusieurs études récentes sur l'impact des sanctions effectuées,
entre autres, par l'ONU, les exemptions humanitaires n'ont pas l'effet supposé.
De surcroît, leur portée est très limitée. Par exemple, elles ne règlent pas
la question de l'accès à l'enseignement primaire, ni celle de la réparation
des infrastructures indispensables pour fournir de l'eau propre ou des soins
de santé adéquats. En 1995, le Secrétaire général a estimé qu'il était nécessaire
d'évaluer l'impact potentiel des sanctions avant qu'elles ne soient imposées
et de mécanismes permettant de fournir une assistance humanitaire aux groupes
vulnérables.
1/
L'année suivante, une vaste étude sur l'impact des conflits armés sur les
enfants, établie par Mme Graça Machel pour l'Assemblée générale, constatait
que "[l]es exceptions humanitaires sont généralement ambiguës et sont
interprétées de façon arbitraire et contradictoire... Les retards et les confusions
qui se produisent et les refus d'autoriser l'importation de produits humanitaires
essentiels causent des pénuries... [Leurs effets] touchent inévitablement
surtout les pauvres"
2/
. Plus récemment, en octobre 1997, un rapport de l'ONU a conclu que
les procédures de contrôle mises en place dans le cadre des différents comités
des sanctions établis par le Conseil de sécurité restaient pesantes et que
les organismes d'aide rencontraient toujours des difficultés pour obtenir
une autorisation pour des fournitures exemptées. Les comités négligeaient
le problème plus général des violations privées et publiques sous forme de
marché noir, de commerce illicite et de corruption.
3/
6. Il apparaît donc clairement, à la lecture d'un vaste ensemble d'études
de pays et d'études générales, que l'on n'accorde pas suffisamment d'attention
à l'impact des sanctions sur les groupes vulnérables. Toutefois, pour diverses
raisons, ces études n'analysent pas expressément leurs conséquences préjudiciables
pour la jouissance des droits économiques, sociaux et culturels proprement
dits. Il semble en fait que, dans la plupart des cas, sinon dans tous, ces
conséquences n'ont pas du tout été prises en compte ou n'ont pas reçu toute
l'attention qu'elles méritent. Il faut donc que les débats sur cette question
intègrent la dimension droits de l'homme.
7. De l'avis du Comité, les dispositions du Pacte, qui se retrouvent presque
toutes dans d'autres traités relatifs aux droits de l'homme ainsi que dans
la Déclaration universelle des droits de l'homme, ne peuvent pas être considérées
comme inopérantes, ni, en aucun cas, comme inapplicables pour la simple raison
qu'il a été décidé que des considérations relatives à la paix et à la sécurité
internationales justifiaient l'imposition de sanctions. De même que la communauté
internationale exige que l'Etat visé respecte les droits civils et politiques
de ses citoyens, l'Etat en question et la communauté internationale elle-même
doivent tout mettre en oeuvre pour protéger ne serait-ce que l'essentiel des
droits économiques, sociaux et culturels des personnes de cet Etat qui sont
touchées (voir aussi l'observation générale 3 (1990), par. 10).
8. Si cette obligation de chaque Etat découle de l'engagement d'encourager
le respect des droits de l'homme, énoncé dans la Charte des Nations Unies,
il faut rappeler aussi que chaque membre permanent du Conseil de sécurité
a signé le Pacte, bien que deux (la Chine et les Etats-Unis) ne l'aient pas
encore ratifié. Et, à tout moment, la plupart des membres non permanents sont
parties au Pacte. Chacun de ces Etats s'est engagé, conformément au paragraphe
1 de l'article 2 du Pacte, à "agir, tant par son effort propre que par
l'assistance et la coopération internationales, notamment sur les plans économique
et technique, au maximum de ses ressources disponibles, en vue d'assurer progressivement
le plein exercice des droits reconnus dans le présent Pacte par tous les moyens
appropriés...". Lorsque l'Etat concerné est aussi un Etat partie, il
incombe doublement aux autres Etats de respecter les obligations pertinentes
et d'en tenir compte. Si des sanctions étaient imposées à des Etats qui ne
sont pas parties au Pacte, les mêmes principes s'appliqueraient de toute façon
étant donné la situation des droits économiques, sociaux et culturels des
groupes vulnérables qui font partie intégrante du droit international général,
comme en témoignent, par exemple, la ratification quasi universelle de la
Convention relative aux droits de l'enfant et l'état de la Déclaration universelle
des droits de l'homme.
9. Bien que le Comité n'ait aucun rôle à jouer dans les décisions d'imposer
ou non des sanctions, il se doit de surveiller le respect du Pacte par tous
les Etats parties. Lorsque des mesures empêchent un Etat partie de s'acquitter
des obligations qui lui incombent en vertu du Pacte, le Comité est fondé à
s'inquiéter des conditions dont sont assorties les sanctions et de la façon
dont elles sont appliquées.
10. Le Comité estime que ces considérations entraînent deux séries d'obligations.
La première concerne l'Etat visé. L'imposition de sanctions n'annule ni ne
réduit en aucune façon les obligations pertinentes de cet Etat partie. Comme
dans d'autres circonstances comparables, ces obligations revêtent une plus
grande importance pratique en période de difficultés. Le Comité est donc appelé
à examiner très attentivement si l'Etat concerné a agi "au maximum de
ses ressources disponibles" pour assurer autant que possible la protection
des droits économiques, sociaux et culturels de chaque personne vivant sur
son territoire. Bien que les sanctions réduisent inévitablement la capacité
de l'Etat visé de financer ou soutenir certaines des mesures nécessaires,
celui-ci n'en conserve pas moins l'obligation de garantir l'absence de discrimination
dans l'exercice de ces droits et de prendre toutes les mesures en son pouvoir,
y compris d'engager des négociations avec d'autres Etats et avec la communauté
internationale, pour réduire autant que possible les effets négatifs sur les
droits des groupes vulnérables au sein de la société.
11. La seconde série d'obligations concerne la ou les partie(s) responsable(s)
de l'imposition, du maintien ou de l'application des sanctions, que ce soit
la communauté internationale, une organisation internationale ou régionale
ou un Etat ou groupe d'Etats. A cet égard, le Comité estime que la reconnaissance
des droits économiques, sociaux et culturels conduit logiquement à trois conclusions.
12. Premièrement, il faut tenir pleinement compte de ces droits pour élaborer
un régime de sanctions approprié. Sans avaliser aucune mesure particulière
à cet égard, le Comité prend note de certaines propositions comme celles qui
préconisent de mettre en place à l'ONU un mécanisme pour prévoir et suivre
les effets des sanctions, d'élaborer un ensemble plus transparent de principes
et de procédures concertés fondé sur le respect des droits de l'homme, d'élargir
la gamme des biens et services exemptés, d'autoriser des organismes techniques
désignés d'un commun accord à déterminer les exemptions nécessaires, d'établir
des comités des sanctions dotés de ressources plus importantes, de cibler
plus précisément les points faibles de ceux dont la communauté internationale
souhaite modifier le comportement et d'instaurer globalement une plus grande
flexibilité.
13. Deuxièmement, une surveillance efficace, toujours requise conformément
aux dispositions du Pacte, devrait être assurée pendant toute la durée d'application
des sanctions. Si une partie extérieure assume, même partiellement, la responsabilité
de la situation dans un pays (que ce soit au titre du Chapitre VII de la Charte
ou à un autre titre), il lui appartient aussi inévitablement de faire tout
ce qui est en son pouvoir pour protéger les droits économiques, sociaux et
culturels de la population touchée.
14. Troisièmement, la partie extérieure se doit d'"agir, tant par son
effort propre que par l'assistance et la coopération internationales, notamment
sur les plans économique et technique" afin de remédier aux souffrances
disproportionnées infligées aux groupes vulnérables dans le pays visé.
15. Allant au devant de l'objection selon laquelle, pour atteindre leurs objectifs,
des sanctions entraînent, par définition, de graves violations des droits
économiques, sociaux et culturels, le Comité prend note de la conclusion d'une
importante étude de l'ONU, selon laquelle des "mesures peuvent être prises
pour atténuer les souffrances des enfants ou minimiser les autres conséquences
préjudiciables des sanctions sans compromettre la réalisation de leur objectif
général"
4/.
Cette remarque s'applique également à la situation de tous les groupes vulnérables.
16. En adoptant la présente observation générale, le Comité veut seulement
appeler l'attention sur le fait que les habitants d'un pays ne sont pas privés
de leurs droits économiques, sociaux et culturels fondamentaux parce qu'il
a été déterminé que leurs dirigeants ont violé des normes relatives à la paix
et à la sécurité internationales. L'objectif n'est pas de soutenir ou encourager
ces dirigeants, ni de nuire aux intérêts légitimes de la communauté internationale
en imposant le respect des dispositions de la Charte des Nations Unies et
des principes généraux du droit international. Il est plutôt de faire valoir
que l'on ne doit pas répondre à un acte illégal par un autre acte illégal
au mépris des droits fondamentaux qui sous-tendent et légitiment une action
collective de ce genre.
Adoptée le 4 décembre 1997.