La nature des obligations des Etats parties (art. 2, par. 1, du Pacte)
1. L'article 2 a une importance particulière pour bien comprendre le Pacte et il faut bien voir qu'il entretient une relation dynamique avec toutes les autres dispositions de cet instrument. On y trouve exposée la nature des obligations juridiques générales assumées par les Etats parties au Pacte.
Ces obligations comprennent à la fois ce qu'on peut appeler (en s'inspirant des travaux de la Commission du droit international) des obligations de comportement et des obligations de résultat. L'accent a parfois été mis très fortement sur la distinction qui existe entre les formules employées dans le passage en question du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels et celle qui figure dans l'article 2 équivalent du Pacteinternational relatif aux droits civils et politiques, mais on ne dit pas toujours qu'il existe aussi sur ce point d'importantes analogies. En particulier, si le Pacte prévoit effectivement que l'exercice des droits devra être assuré progressivement et reconnaît les contraintes découlant du
caractère limité des ressources disponibles, il impose aussi diverses obligations ayant un effet immédiat, dont deux sont particulièrement importantes pour comprendre la nature précise des obligations des Etats parties. Une obligation dont il est question dans une observation générale distincte, que le Comité étudiera à sa sixième session, est que les Etats parties "s'engagent à garantir" que les droits considérés "seront exercés sans discrimination".
2. L'autre obligation réside dans le fait que, aux termes du paragraphe 1 de l'article 2, les Etats s'engagent à prendre des mesures, obligation qui, en elle-même, n'est pas nuancée ou limitée par d'autres considérations. On peut aussi apprécier tout le sens de l'expression qui figure dans le texte en considérant certaines de ses versions. Dans le texte anglais, l'obligation est "to take steps" (prendre des mesures); en français, les Etats s'engagent "à agir" et, dans le texte espagnol, "a adoptar medidas" (à adopter des mesures). Ainsi, alors que le plein exercice des droits considérés peut n'être assuré que progressivement, les mesures à prendre à cette fin doivent l'être dans un délai raisonnablement bref à compter de l' ntrée en vigueur du Pacte pour les Etats concernés. Ces mesures doivent avoir un caractère délibéré, concret et viser aussi clairement que possible à la réalisation des obligations reconnues dans le Pacte.
3. Les moyens qui doivent être utilisés pour satisfaire à l'obligation d'agir sont, pour citer le paragraphe 1 de l'article 2, "tous les moyens appropriés, y compris en particulier l'adoption de mesures législatives". Le Comité estime que, dans de nombreux cas, le recours à la législation est hautement souhaitable et que, dans certains cas, il peut même être indispensable. Par exemple, il peut être difficile de lutter efficacement contre la discrimination s'il n'existe pas, pour les mesures qui s'imposent, une base législative solide. Dans des domaines tels que la santé, la protection des enfants et des mères, et l'éducation, ainsi que dans les domaines dont il est question dans les articles 6 à 9, la législation peut aussi être un élément indispensable pour nombre d'objectifs visés.
4. Le Comité note qu'en général les Etats parties exposent, consciencieusement et de manière détaillée tout au moins, certaines des mesures législatives qu'ils ont prises à cet égard. Il tient à souligner toutefois que l'adoption de mesures législatives, qui est expressément prévue par le Pacte, n'épuise nullement les obligations des Etats parties. Au contraire, il faut donner à l'expression "par tous les moyens appropriés" tout le sens qu'elle a naturellement. Certes, chaque Etat partie doit décider pour lui-même des moyens qui sont le plus appropriés, vu les circonstances en ce qui concerne chacun des droits, mais le caractère "approprié" des moyens choisis n'est pas toujours évident. Il est donc souhaitable que les rapports des Etats parties indiquent non seulement quelles sont les mesures qui ont été prises mais aussi les raisons pour lesquelles elles sont jugées le plus "appropriées" compte tenu des circonstances. Toutefois, c'est le Comité qui, en fin de compte, doit déterminer si toutes les mesures appropriées ont été prises.
5. Parmi les mesures qui pourraient être considérées comme appropriées figurent, outre les mesures législatives, celles qui prévoient des recours judiciaires au sujet de droits qui, selon le système juridique national, sont considérés comme pouvant être invoqués devant les tribunaux. Le Comité note, par exemple, que la jouissance des droits reconnus, sans discrimination, est souvent réalisée de manière appropriée, en partie grâce au fait qu'il existe des recours judiciaires ou d'autres recours utiles. En fait, les Etats parties qui sont également parties au Pacte international relatif aux droits civils et politiques sont déjà tenus (en vertu des paragraphes 1 et 3 de l'article 2 et des articles 3 et 26 du Pacte) de garantir que toute personne dont les droits et libertés (y compris le droit à l'égalité et à la non-discrimination) sont reconnus dans cet instrument auront été violés "disposera d'un recours utile" [art. 2, par. 3), al. a)]. En outre, il y a dans le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels un certain nombre d'autres dispositions, y compris celles des articles 3, 7 [al. a), i)], 8, 10 (par. 3), 13 [par. 2, al. a) et par. 3 et 4] et 15 (par. 3) qui, semble-t-il, sont susceptibles d'être immédiatement appliquées par des organes de caractère judiciaire et autre dans le cadre de nombreux systèmes juridiques nationaux. Il serait difficile de suggérer que les dispositions indiquées ne sont pas, étant donné leur nature, applicables en elles-mêmes et par elles-mêmes.
6. Dans les cas où des mesures expresses visant directement à assurer l'exercice des droits reconnus dans le Pacte ont été adoptées sous forme législative, le Comité souhaitera qu'on lui fasse savoir, notamment, si les lois en question créent ou non, pour les individus ou les groupes qui estiment que leurs droits ne sont pas pleinement respectés, le droit d'intenter une action. Dans les cas où des droits économiques, sociaux ou culturels spécifiques sont reconnus par la constitution, ou lorsque les dispositions du Pacte ont été incorporées directement à la loi nationale, le Comité souhaitera qu'on lui dise dans quelle mesure ces droits sont considérés comme pouvant être invoqués devant les tribunaux. Il souhaitera aussi avoir des renseignements précis sur tout cas où la teneur des dispositions de la constitution relatives aux droits économiques, sociaux et culturels aura été édulcorée ou sensiblement modifiée.
7. Les autres mesures qui peuvent être considérées comme "appropriées" aux fins du paragraphe 1 de l'article 2 comprennent, mais non pas exclusivement, les mesures administratives, financières, éducatives et sociales.
8. Le Comité note que la disposition selon laquelle les Etats parties s'engagent "à agir [...] par tous les moyens appropriés, y compris en particulier l'adoption de mesures législatives" n'exige ni n'empêche qu'une forme particulière de gouvernement ou de système économique serve de véhicule aux mesures en question, à la seule condition qu'elle soit démocratique et que tous les droits de l'homme soient respectés. Ainsi, du point de vue des systèmes politiques ou économiques, le Pacte est neutre et l'on ne saurait valablement dire que ses principes reposent exclusivement sur la nécessité ou sur l'opportunité d'un système socialiste ou capitaliste, d'une économie mixte, planifiée ou libérale, ou d'une quelque autre conception. A cet égard, le Comité réaffirme que l'exercice des droits reconnus dans le Pacte est susceptible d'être assuré dans le cadre de systèmes économiques ou politiques très divers, à la seule condition que l'interdépendance et le caractère indivisible des deux séries de droits de l'homme, affirmés notamment dans le préambule du Pacte, soient reconnus et reflétés dans le système en question. Il constate par ailleurs que d'autres droits de l'homme, en particulier le droit au développement, ont également leur place ici.
9. La principale obligation de résultat dont il est fait état au paragraphe 1 de l'article 2, c'est d'"agir [...] en vue d'assurer progressivement le plein exercice des droits reconnus [dans le Pacte]". On emploie souvent la notion de réalisation progressive pour définir l'intention sous-jacente à ce membre de phrase. C'est une façon de reconnaître le fait que le plein exercice de tous les droits économiques, sociaux et culturels ne peut généralement pas être assuré en un court laps de temps. En ce sens, cette obligation est nettement différente de celle qui est énoncée à l'article 2 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, qui est une obligation immédiate de respecter et de garantir tous les droits pertinents. Néanmoins, le fait que le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels prévoit une démarche qui s'inscrit dans le temps, autrement dit progressive, ne saurait être interprété d'une manière qui priverait l'obligation en question de tout contenu effectif. D'une part, cette clause permet de sauvegarder la souplesse nécessaire, compte tenu des réalités du monde et des difficultés que rencontre tout pays qui s'efforce d'assurer le plein exercice des droits économiques, sociaux et culturels; d'autre part, elle doit être interprétée à la lumière de l'objectif global, et à vrai dire de la raison d'être du Pacte, qui est de fixer aux Etats parties des obligations claires en ce qui concerne le plein exercice des droits en question. Ainsi, cette clause impose l'obligation d'oeuvrer aussi rapidement et aussi efficacement que possible pour atteindre cet objectif. En outre, toute mesure délibérément régressive dans ce domaine doit impérativement être examinée avec le plus grand soin, et pleinement justifiée par référence à la totalité des droits sur lesquels porte le Pacte, et ce en faisant usage de toutes les ressources disponibles.
10. Fort de l'expérience considérable que le Comité - comme l'organe qui l'a précédé - a acquise depuis plus de dix ans que les rapports des Etats parties sont examinés, il est d'avis que chaque Etat partie a l'obligation fondamentale minimum d'assurer, au moins, la satisfaction de l'essentiel de chacun des droits. Ainsi, un Etat partie dans lequel, par exemple, nombreuses sont les personnes qui manquent de l'essentiel, qu'il s'agisse de nourriture, de soins de santé primaires, de logement ou d'enseignement, est un Etat qui, à première vue, néglige les obligations qui lui incombent en vertu du Pacte. Le Pacte serait largement dépourvu de sa raison d'être si de sa lecture ne ressortait pas cette obligation fondamentale minimum. De la même façon, il convient de noter que, pour déterminer si un Etat s'acquitte de ses obligations fondamentales minimum, il faut tenir compte des contraintes qui pèsent sur le pays considéré en matière de ressources. En vertu du paragraphe 1 de l'article 2, chacun des Etats parties est tenu d'agir "au maximum de ses ressources disponibles". Pour qu'un Etat partie puisse invoquer le manque de ressources lorsqu'il ne s'acquitte même pas de ses obligations fondamentales minimum, il doit démontrer qu'aucun effort n'a été épargné pour utiliser toutes les ressources qui sont à sa disposition en vue de remplir, à titre prioritaire, ces obligations minimum.
11. Le Comité tient à souligner cependant que, même s'il est démontré que les ressources disponibles sont insuffisantes, l'obligation demeure, pour un Etat partie, de s'efforcer d'assurer la jouissance la plus large possible des droits pertinents dans les circonstances qui lui sont propres. En outre, le manque de ressources n'élimine nullement l'obligation de contrôler l'ampleur de la réalisation, et plus encore de la non-réalisation, des droits économiques, sociaux et culturels, et d'élaborer des stratégies et des programmes visant à promouvoir ces droits. Le Comité a déjà traité ces questions dans son Observation générale 1 (1989).
12. De même, le Comité souligne que, même en temps de grave pénurie de ressources, en raison d'un processus d'ajustement, de la récession économique ou d'autres facteurs, les éléments vulnérables de la société peuvent et doivent être protégés grâce à la mise en oeuvre de programmes spécifiques relativement peu coûteux. A l'appui de cette thèse, le Comité citera l'analyse faite par l'UNICEF, intitulée L'ajustement à visage humain : protéger les groupes vulnérables et favoriser la croissance [a], celle qui a été faite par le PNUD dans le Rapport mondial sur le développement humain 1990 [b] et celle de la Banque mondiale dans le Rapport sur le développement dans le monde 1990 [c].
13. Un dernier point du paragraphe 1 de l'article 2 sur lequel il convient d'appeler l'attention est que chacun des Etats parties s'engage à "agir, tant par son effort propre que par l'assistance et la coopération internationales, notamment sur les plans économique et technique". Le Comité fait observer que, pour les auteurs du Pacte, l'expression "au maximum de ses ressources disponibles" visait à la fois les ressources propres d'un Etat et celles de la communauté internationale, disponibles par le biais de l'assistance et de la coopération internationales. En outre, les dispositions expresses des articles 11, 15, 22 et 23 mettent elles aussi l'accent sur le rôle essentiel de cette coopération lorsqu'il s'agit de faciliter le plein exercice des droits en question. Pour ce qui est de l'article 22, le Comité a déjà insisté, dans l'Observation générale 2 (1990), sur un certain nombre de possibilités et de responsabilités en ce qui concerne la coopération internationale. Quant à l'article 23, il y est expressément dit que "la fourniture d'une assistance technique", ainsi que d'autres activités, figurent au nombre des "mesures d'ordre international destinées à assurer la réalisation des droits reconnus dans le Pacte".
14. Le Comité tient à souligner que, en vertu des Articles 55 et 56 de la Charte des Nations Unies, des principes confirmés du droit international et des dispositions du Pacte lui-même, la coopération internationale pour le développement et, partant, pour l'exercice des droits économiques, sociaux et culturels est une obligation qui incombe à tous les Etats. Elle incombe tout particulièrement aux Etats qui sont en mesure d'aider les autres Etats à cet égard. Le Comité attire notamment l'attention sur l'importance de la Déclaration sur le droit au développement, adoptée par l'Assemblée générale dans sa résolution 41/128 du 4 décembre 1986, et sur la nécessité pour les Etats parties de tenir pleinement compte de tous les principes qui y sont énoncés. Si les Etats qui le peuvent ne mettent pas activement en oeuvre un programme de coopération et d'assistance internationales, la pleine jouissance des droits économiques, sociaux et culturels restera une aspiration insatisfaite. Le Comité rappelle, à ce propos, le texte de son Observation générale 2 (1990).
a G.A. Cornia, R. Jolly et F. Stewart, éds, Paris, Economica, 1987.
b Economica, Paris, 1990.
c Economica, Paris, 1990.