Comité des droits de l'homme
Soixante-dix-septième session
17 mars - 4 avril 2003
Décisions du Comité des droits de l'homme déclarant irrecevables
des communications présentées en vertu du Protocole facultatif
se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et
politiques
- Soixante-dix-septième session -
Communication No. 1004/2001
Présentée par: M. Luis Pascual Estevill (représenté par M. Javier Pascual
Franquesa)
Au nom de: L'auteur
État partie: Espagne
Le Comité des droits de l'homme, institué en application de l'article
28 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques,
Réuni le 25 mars 2003,
Adopte ce qui suit:
Décision concernant la recevabilité
1. L'auteur de la communication est Luis Pascual Estevill, de nationalité
espagnole. Dans sa communication datée du 12 mars 2001, il se déclare victime
d'une violation par l'Espagne du paragraphe 5 de l'article 14 du Pacte international
relatif aux droits civils et politiques. Il est représenté par un conseil.
Rappel des faits présentés par l'auteur
2.1 Le 4 juillet 1996, le Tribunal suprême a condamné M. Pascual Estevill,
membre du Conseil général de la magistrature, reconnu coupable en cumul
idéal d'infractions d'un chef de prévarication et de deux chefs d'arrestation
illégale, à une peine de six ans de suspension d'exercice de ses fonctions
de magistrat.
2.2 L'auteur a déposé un recours en amparo devant le Tribunal constitutionnel
en faisant valoir que son droit à une protection judiciaire effective avait
été violé et qu'il avait été porté atteinte à son droit à un procès assorti
de toutes les garanties, attendu que le jugement rendu par le Tribunal suprême,
siégeant en qualité de juridiction du premier degré, empêchait tout autre
recours. Le 17 mars 1997, ce recours a été jugé irrecevable.
2.3 Enfin, l'auteur a saisi la Commission européenne des droits de l'homme
en invoquant d'une part la violation de l'article 13 de la Convention européenne
des droits de l'homme et d'autre part la violation du paragraphe 1 de l'article
2 du Protocole no 7 à la Convention et des articles 14 et 15 du Pacte international
relatif aux droits civils et politiques. Par une décision rendue le 6 juillet
1998, la Commission a estimé la requête «manifestement mal fondée» et l'a
de ce fait déclarée irrecevable. (1)
Teneur de la plainte
3. L'auteur se plaint d'une violation du paragraphe 5 de l'article 14 du
Pacte parce qu'il soutient que les jugements rendus par le Tribunal suprême
ne sont pas susceptibles de recours, dans la mesure où il est de règle qu'une
juridiction unique connaisse des actions pénales engagées contre des magistrats:
la personne condamnée, comme l'auteur en l'occurrence, se voit donc interdire
l'accès à tout recours.
Observations de l'État partie concernant la recevabilité de la
communication
4.1 Dans ses observations du 15 octobre 2001, l'État partie indique qu'un
certain nombre d'actions ont été engagées au pénal depuis 1994 contre Luis
Pascual Estevill pour son comportement en tant que juge.
4.2 L'État partie conteste la recevabilité de la communication en raison
de la réserve qu'il a faite lors du dépôt de l'instrument de ratification
du Protocole facultatif se rapportant au Pacte, au sujet de l'alinéa a
du paragraphe 2 de l'article 5, en faisant valoir que cette réserve empêche
l'examen d'une affaire qui a déjà été examinée par une autre instance internationale
d'enquête ou de règlement. De l'avis de l'État partie, cette réserve s'applique
en l'espèce car l'auteur a présenté la même affaire devant la Commission
européenne des droits de l'homme. Cette dernière a analysé la plainte dont
l'auteur faisait valoir qu'il n'avait pu exercer de recours utile contre
sa condamnation, et elle est parvenue à la conclusion, par sa décision d'irrecevabilité,
que l'auteur, qui avait déposé un recours en amparo devant le Tribunal
constitutionnel, avait bien exercé un recours utile devant une instance
nationale.
4.3 En outre, pour l'État partie la communication est irrecevable en ce
qu'elle constitue un abus du droit, au sens de l'article 3 du Protocole
facultatif, attendu que l'auteur qui, du fait de sa formation et de son
ancien statut de juge, s'estime à n'en pas douter au-dessus du lot, «a choisi
la date à son gré» et a présenté la communication 48 mois après que la justice
espagnole eut rendu sa dernière décision et 32 mois après que la Commission
européenne se fut prononcée.
4.4 L'État partie ajoute que c'est l'auteur lui-même qui, en sa qualité
de membre du Conseil général de la magistrature, a insisté pour être traduit
devant le Tribunal suprême, considérant qu'il s'agissait là de la juridiction
compétente. Aussi a-t-il présenté une requête au Tribunal supérieur de Catalogne
le 7 novembre 1994, demandant que l'action pénale engagée contre lui soit
renvoyée devant la deuxième chambre du Tribunal suprême. Comme il n'a pas
été fait droit à sa requête, l'auteur a déposé un recours en révision (recurso
de súplica), lequel a été rejeté par le Tribunal supérieur de justice.
Enfin, le 14 novembre 1994 il a présenté une requête au Tribunal suprême
lui demandant de se déclarer compétent pour instruire son affaire et le
juger, ce à quoi le Tribunal suprême a répondu en se déclarant compétent
«conformément au vœu de l'intéressé». En résumé, l'État partie fait
valoir que l'auteur ne peut revenir sur ses propres décisions, en se plaignant
devant le Comité de ce qu'il a été jugé en unique instance par la plus haute
juridiction quand, à l'époque, il ne songeait qu'à se faire juger par cette
juridiction, sans élever, une fois l'objectif atteint, la moindre objection
à ce sujet au cours du procès.
Commentaires de l'auteur sur les observations de l'État partie
concernant la recevabilité de la communication
5.1 Dans ses commentaires du 11 janvier 2002, l'auteur répond aux observations
de l'État partie sur la recevabilité et indique que les renseignements apportés
par l'État partie sur les actions engagées contre lui au pénal n'ont aucun
rapport avec les raisons avancées par l'État partie en faveur de l'irrecevabilité.
5.2 S'agissant de la réserve de l'État partie, l'auteur affirme que rien
n'empêche de saisir le Comité d'une communication quand celle-ci a été soumise
à la Cour européenne des droits de l'homme si, comme c'est le cas en l'occurrence,
la Cour ne s'est pas prononcée sur le fond. Il affirme que la jurisprudence
du Comité ne prête pas à polémique, dans la mesure où le Comité considère
qu'une affaire n'a pas été examinée quand une communication présentée devant
un autre organisme international a été jugée irrecevable sans que cet organisme
se soit prononcé quant au fond; il renvoie à titre d'exemple aux constatations
faites dans l'affaire Casanovas c. France. (2) Il soutient
en outre que la décision d'irrecevabilité était fondée dans son cas sur
le paragraphe 2 de l'article 27 de la Convention européenne, ainsi conçu:
«La Commission déclare irrecevable toute requête introduite par application
de l'article 25, lorsqu'elle estime la requête incompatible avec les dispositions
de la présente Convention, manifestement mal fondée ou abusive», si bien
qu'il n'y a aucun doute que la question de fond n'a pas été examinée. Enfin,
l'auteur soutient que son recours en amparo devant le Tribunal constitutionnel
a été jugé irrecevable, de sorte que la question n'a pas été traitée quant
au fond et que le jugement rendu en première instance n'a donc pas été réexaminé.
5.3 Pour ce qui est du motif d'irrecevabilité prévu à l'article 3 du Protocole
facultatif, l'auteur explique que cet article mérite une interprétation
plus restrictive que celle qu'en donne l'État partie. De même, il maintient
que l'imposition d'un délai à un individu déterminé, comme c'est le cas
en l'occurrence, eu égard à sa situation personnelle et professionnelle,
porte atteinte au principe de légalité et d'égalité, étant donné que le
Protocole facultatif ne soumet le dépôt d'une plainte devant le Comité à
aucun délai.
5.4 Enfin, l'auteur informe le Comité qu'en Espagne ce n'est pas le justiciable
qui choisit les tribunaux, mais que c'est la loi qui prédétermine les compétences
de ces derniers. (3)
Délibérations du Comité sur la recevabilité
6.1 Avant d'examiner une plainte soumise dans une communication, le Comité
des droits de l'homme doit, conformément à l'article 87 de son règlement
intérieur, déterminer si cette communication est recevable en vertu du Protocole
facultatif se rapportant au Pacte.
6.2 Le seul motif de plainte de l'auteur concerne les dispositions du paragraphe
5 de l'article 14 du Pacte, aux termes duquel toute personne déclarée coupable
d'une infraction a le droit de faire examiner par une juridiction supérieure
la déclaration de culpabilité et la condamnation. Le Comité note que le
système judiciaire de l'État partie aurait pu assurer l'exercice du droit
de faire appel si l'auteur avait été jugé par le Tribunal supérieur de Catalogne.
Or c'est l'auteur lui-même qui a insisté à de multiples occasions pour être
jugé directement par le Tribunal suprême. Étant donné que l'auteur est un
ancien juge de grande expérience, le Comité estime que, en insistant pour
être jugé en unique instance par le Tribunal suprême, l'auteur a renoncé
à son droit de recours. Le Comité estime que, en l'occurrence l'allégation
de l'auteur constitue un abus du droit de présenter des communications,
conformément aux dispositions de l'article 3 du Protocole facultatif.
6.3 Par conséquent, le Comité n'estime pas nécessaire d'examiner si le
fait que la même affaire ait été soumise à la Cour européenne des droits
de l'homme empêche l'examen de celle-ci en raison de la réserve émise par
l'État partie au sujet de l'alinéa a) du paragraphe 2 de l'article 5 du
Protocole facultatif.
7. En conséquence, le Comité des droits de l'homme décide:
a) Que la communication est irrecevable en vertu de l'article 3 du Protocole
facultatif;
b) Que la présente décision sera communiquée à l'État partie et à l'auteur.
_________________________
[Adopté en espagnol (version originale), en anglais et en français. Paraîtra
ultérieurement aussi en arabe, en chinois et en russe dans le rapport annuel
présenté par le Comité à l'Assemblée générale.]
* Les membres suivants du Comité ont participé à l'examen de la
présente communication: M. Abdelfattah Amor, M. Nisuke Ando, M. Prafullachandra
Natwarlal Bhagwati, M. Alfredo Castillero Hoyos, Mme Christine Chanet, M.
Franco Depasquale, M. Maurice Glèlè Ahanhanzo, M. Walter Kälin, M. Ahmed
Tawfik Khalil, M. Rajsoomer Lallah, M. Rafael Rivas Posada, M. Nigel Rodley,
M. Martin Scheinin, M. Ivan Shearer, M. Hipólito Solari Yrigoyen, Mme Ruth
Wedgwood, M. Roman Wieruszewski et M. Maxwell Yalden.
Notes
1. Décision de la Cour européenne des droits de l'homme (38224/97) en date
du 6 juillet 1998, statuant que le Protocole no 7 relatif à la Convention
européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales
ne pouvait pas être invoqué par l'auteur étant donné que l'Espagne n'avait
pas ratifié ledit Protocole.
2. Communication no 441/1990, Casanovas c. France. Constatations
adoptées le 19 juillet 1994.
3. Le paragraphe 1 de l'article 57 de la loi portant organisation du pouvoir
judiciaire, du 6 juillet 1985, prévoit ce qui suit: «La chambre pénale du
Tribunal suprême connaît: 2) des actions engagées (instruction et jugement)
contre le Président du Conseil des ministres, les Présidents du Congrès
et du Sénat, le Président du Tribunal suprême et du Conseil général de la
magistrature, le Président du Tribunal constitutionnel, les membres du Gouvernement,
les députés et les sénateurs, les membres du Conseil général de la magistrature
(…)».