Le Comité des droits de l'homme, institué en application de
l'article 28 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques,
Réuni le 7 août 2003,
Ayant achevé l'examen de la communication no 1007/2001 présentée
par M. Manuel Sineiro Fernández en vertu du Protocole facultatif se
rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques,
Ayant tenu compte de toutes les informations écrites qui lui
ont été communiquées par l'auteur de la communication et l'État partie,
Adopte ce qui suit:
Constatations au titre du paragraphe 4 de l'article 5
du Protocole facultatif
1. L'auteur de la communication, datée du 15 novembre 2000, est Manuel
Sineiro Fernández, citoyen espagnol qui purge actuellement une peine de
15 ans d'emprisonnement pour trafic de stupéfiants et appartenance à une
bande organisée. Il dit être victime d'une violation par l'Espagne de
l'article 9, des paragraphes 1, 2, 3 b) et 5 de l'article 14, et de l'article
26 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. Le
Protocole facultatif est entré en vigueur le 24 janvier 1985. L'auteur
était représenté par un conseil mais celui-ci, dans une note reçue par
le Comité le 3 mars 2003, a fait savoir qu'il s'était dessaisi de l'affaire.
Rappel des faits
2.1 Le 6 septembre 1996, la Chambre pénale de l'Audiencia Nacional
a condamné l'auteur pour trafic de stupéfiants et appartenance à une
bande organisée à une peine de 15 ans d'emprisonnement et une amende
de 200 millions de pesetas.
2.2 Le 28 juillet 1998, la Cour suprême a rejeté le pourvoi en cassation
formé par l'auteur. Celui-ci a alors introduit devant la Cour constitutionnelle
un recours en amparo qui a été rejeté le 17 février 2000. Dans
son arrêt, la Cour suprême a indiqué qu'elle n'avait pas compétence
pour procéder à une nouvelle appréciation des éléments de preuve sur
lesquels s'était fondé le juge d'instance pour déclarer l'auteur coupable.
Teneur de la plainte
3.1 L'auteur affirme qu'il y a eu violation des dispositions du paragraphe
1 de l'article 9 du Pacte puisque le jugement prononcé par l'Audiencia
Nacional n'a pas été examiné par une instance supérieure, et qu'il se
trouve donc en détention illégale.
3.2 L'auteur dénonce une violation des paragraphes 1 et 3 b) de l'article
14 en raison de la manière dont s'est déroulé le premier interrogatoire,
c'est-à-dire en l'absence de l'avocat qu'il avait désigné et en présence
de l'avocat commis d'office, ainsi qu'en présence de policiers hostiles,
qui n'ont pas cessé de donner des avis au juge pendant qu'il faisait
sa déclaration.
3.3 En ce qui concerne les allégations relatives à la violation du
paragraphe 2 de l'article 14, l'auteur estime que la charge de la preuve
incombe à l'accusation et non à la défense puisque l'accusé bénéficie
de la présomption d'innocence. Selon lui, le seul moyen de preuve a
été la déclaration d'un coaccusé le mettant en cause, qui n'a aucune
valeur parce qu'elle n'est pas corroborée par d'autres preuves à la
charge du coaccusé en question.
3.4 En ce qui concerne la violation alléguée du paragraphe 5 de l'article
14, l'auteur fait valoir qu'une instance supérieure doit procéder à
une appréciation complète des preuves et des incidences du jugement
rendu en première instance, étant donné que la cassation implique seulement
une révision partielle du jugement.
3.5 Enfin, l'auteur dénonce une violation de l'article 26 du Pacte
car il n'a jamais eu le droit de faire appel ou d'obtenir une révision
complète de la déclaration de culpabilité et de la condamnation prononcée
à son encontre puisqu'il a été jugé en première instance par l'Audiencia
Nacional. Si le délit qu'il a commis avait été puni d'une peine moins
grave, il aurait été jugé par le Tribunal pénal central de l'Audiencia
Nacional et aurait eu droit à une révision intégrale du jugement en
interjetant appel.
Observations de l'État partie sur la recevabilité et sur le
fond
4.1 Dans ses réponses du 22 octobre 2001 et du 19 février 2002, l'État
partie précise, en ce qui concerne la violation alléguée de l'article
9 du Pacte, que l'auteur se trouve en prison pour des motifs énoncés
dans le Code pénal et conformément à la procédure prévue par le Code
de procédure pénale.
4.2 En ce qui concerne le paragraphe 5 de l'article 14, l'État partie
rappelle la position du Comité à propos de la communication 701/1996
(1) selon laquelle ce dont il s'agit ce n'est pas de la révision
de la loi espagnole dans l'abstrait, c'est de savoir si la procédure
de recours a respecté les garanties prévues par le Pacte. Dans le cas
d'espèce, l'État partie affirme que l'allégation de violation du paragraphe
5 de l'article 14 n'est pas recevable puisque, dès lors qu'il ne s'agit
pas d'une révision de la loi dans l'abstrait, la communication de l'auteur
ne contient rien concernant ce qui s'est passé dans le cadre du recours
interne qui permette d'étayer ladite allégation.
4.3 En ce qui concerne la violation alléguée du paragraphe 2 de l'article
14 du Pacte, l'État partie rappelle qu'il est dit dans le jugement de
l'Audiencia Nacional qu'il a été procédé à l'appréciation de tous les
éléments de preuve présentés. La participation de l'auteur au grave
délit de trafic de stupéfiants qui a motivé le jugement a été suffisamment
et dûment démontrée dans le cadre d'une procédure contradictoire dans
laquelle l'auteur a pu exercer intégralement son droit à la défense.
En outre, le simple fait que l'auteur conteste son jugement, en affirmant
dans l'abstrait qu'il n'existe pas de preuve suffisante, ne permet pas
de dire qu'une décision judiciaire est contraire au Pacte. C'est pourquoi
l'État partie estime que cette partie de la communication est irrecevable.
4.4 Quant à l'allégation de violation du paragraphe 1 de l'article
14 du Pacte, l'État partie rappelle qu'au cours de la procédure devant
l'Audiencia Nacional, la Cour suprême et la Cour constitutionnelle,
l'auteur a été assisté d'un avocat choisi par lui. De plus, l'auteur
n'a jamais formulé cette allégation dans aucun de ses écrits, devant
les tribunaux nationaux. Par ailleurs, à propos de l'absence d'un avocat
de son choix pendant le premier interrogatoire, l'État partie affirme
que, non seulement l'auteur n'a pas soulevé la question devant les tribunaux
nationaux mais qu'il a refusé de faire des déclarations.
4.5 En ce qui concerne la présence prétendument hostile et active de
la police au moment où l'auteur a fait sa déclaration, l'État partie
précise que le jugement de l'Audiencia Nacional répond à cette allégation,
et il explique que l'auteur donne des faits une version qui le décharge
de toute responsabilité, ce qui exclut toute possibilité qu'il ait agi
sous l'empire de la crainte ou de mesures d'intimidation. Par ailleurs,
la Cour suprême devant laquelle l'auteur a formulé le même grief, a
précisé dans son jugement que rien n'indique que des policiers aient
été présents au moment du premier interrogatoire de l'auteur. En revanche,
au moment de la confrontation de l'auteur avec son coaccusé, le 13 août
1992, si des policiers étaient effectivement présents, on ne peut pas
dire qu'il y ait eu intimidation de leur part puisque la confrontation
a eu lieu en présence des magistrats et des avocats des coaccusés. Cette
partie de la communication devrait donc être déclarée irrecevable.
4.6 En ce qui concerne l'article 26 du Pacte, l'État partie rappelle
les observations formulées par le Comité le 20 juillet 2000 au sujet
de la communication no 701/1996, Gómez Vázquez c. Espagne.
Le Comité avait alors considéré, s'agissant de l'argument selon
lequel le système espagnol prévoit différentes procédures de recours
en fonction de la gravité de l'infraction, que le fait de traiter différemment
des délits différents ne constituait pas nécessairement une discrimination.
Commentaires de l'auteur sur la recevabilité et sur le fond
5.1 Dans ses commentaires du 27 décembre 2001 et du 27 mars 2002, l'auteur
affirme à propos du paragraphe 5 de l'article 14 qu'il a pu saisir la
Cour suprême uniquement des violations des droits fondamentaux et de
l'application erronée de la loi, mais qu'il n'a pas pu solliciter directement
la révision de la déclaration de culpabilité parce que le témoin à charge
n'était pas digne de foi. Enfin, l'auteur souligne qu'il n'a pas pu
obtenir la révision du jugement en deuxième instance.
5.2 Quant aux allégations de l'État partie selon lesquelles l'auteur
n'a pas invoqué le principe du double degré de juridiction devant la
Cour suprême ou la Cour constitutionnelle, l'auteur rappelle la jurisprudence
constante de la Cour constitutionnelle qui est que le pourvoi en cassation
est conforme au principe du double degré de juridiction énoncé au paragraphe
5 de l'article 14 du Pacte.
5.3 Pour ce qui est du paragraphe 2 de l'article 14, l'auteur fait
observer que le seul fait à sa charge a été la déclaration d'un de ses
coaccusés. Par ailleurs, on est en droit d'avoir des doutes étant donné
que le chef des Services de renseignement de Madrid, pour lequel travaillait
le coaccusé, a déclaré au cours du procès que cet informateur ne lui
avait pas donné de renseignements mettant en cause l'auteur.
5.4 À propos de l'allégation de violation des paragraphes 1 et 3 b)
de l'article 14, l'auteur rejette les arguments de l'État partie selon
lesquels il n'a jamais soulevé la question de l'avocat devant les tribunaux
nationaux, et précise qu'il en est question dans le pourvoi en cassation
et que c'est pour cette raison qu'il a refusé de signer la première
déclaration. Il affirme par ailleurs qu'un policier a reconnu qu'au
cours du premier interrogatoire deux policiers chargés de l'enquête
étaient présents pour informer le juge et lui donner des avis.
5.5 Enfin, l'auteur réaffirme que les allégations relatives au paragraphe
1 de l'article 9 et à l'article 26 devraient faire l'objet d'un examen
quant au fond car l'État partie n'y a pas répondu sérieusement.
Délibérations du Comité
6.1 Avant d'examiner une plainte soumise dans une communication, le
Comité des droits de l'homme doit, conformément à l'article 87 de son
règlement intérieur, déterminer si cette communication est recevable
en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.
6.2 Le Comité s'est assuré, comme il est tenu de le faire en vertu
du paragraphe 2 a) de l'article 5 du Protocole facultatif, que la même
question n'était pas déjà en cours d'examen devant une autre instance
internationale d'enquête ou de règlement. Il s'est assuré également
que les recours internes avaient été épuisés aux fins du paragraphe
2 b) de l'article 5 du Protocole facultatif.
6.3 En ce qui concerne les allégations de violation de l'article 9
du Pacte, le Comité estime que l'auteur n'a pas démontré, aux fins de
la recevabilité, en quoi le fait que le jugement n'avait pas été examiné
par une instance supérieure constitue une violation de cet article.
Il conclut par conséquent que cette partie de la communication est irrecevable
au titre de l'article 2 du Protocole facultatif.
6.4 S'agissant de la violation alléguée de l'article 26 du Pacte due
au fait que le système espagnol prévoit différentes procédures de recours
en fonction de la gravité de l'infraction, le Comité réaffirme la position
qu'il a exprimée dans ses constatations au sujet de la communication
no 701/1996, Gómez Vásquez c. Espagne, à savoir que le
fait de traiter différemment des délits différents ne constitue pas
nécessairement une discrimination, et il déclare donc cette partie de
la communication irrecevable en vertu de l'article 3 du Protocole facultatif.
6.5 Pour ce qui est des allégations de l'auteur selon lesquelles il
y a eu de la part de l'État partie violation de son droit à la présomption
d'innocence puisque les éléments de preuve n'étaient pas suffisants
pour établir sa culpabilité, le Comité rappelle sa jurisprudence constante
qui est qu'il incombe généralement aux tribunaux nationaux d'apprécier
les faits et les éléments de preuve présentés dans un cas d'espèce,
à moins que l'on puisse déterminer que l'appréciation a été manifestement
partiale ou arbitraire ou qu'elle a représenté un déni de justice. Le
Comité conclut donc que l'auteur n'a pas suffisamment étayé sa plainte
et que, par conséquent, cette partie de la communication est irrecevable
au titre de l'article 2 du Pacte.
6.6 En ce qui concerne la violation des paragraphes 1 et 3 b) de l'article
14 dont l'auteur se dit victime puisqu'il n'a pas été assisté d'un conseil
de son choix au cours du premier interrogatoire et qu'il y a eu présence
hostile et active de la police, le Comité prend note des observations
de l'État partie, qui affirme que l'auteur a été assisté d'un conseil
de son choix pendant le procès et qu'il a refusé de faire des déclarations
lors de l'interrogatoire. L'État partie nie en outre que des policiers
soient intervenus à ce stade. Au vu des arguments avancés par l'État
partie, le Comité conclut que l'auteur n'a pas étayé sa plainte et déclare
cette partie de la communication irrecevable au titre de l'article 2
du Protocole facultatif.
6.7 Enfin, le Comité déclare que les allégations de l'auteur relatives
à une violation du paragraphe 5 de l'article 14 sont recevables et il
procède à l'examen quant au fond sur la base des informations qui lui
ont été soumises par les parties, conformément aux dispositions du paragraphe
1 de l'article 5 du Protocole facultatif.
Examen de la question sur le fond
7. S'agissant de savoir si l'auteur a été victime d'une violation du
paragraphe 5 de l'article 14 du Pacte, au motif que la condamnation
et la sentence prononcées à son encontre ont fait l'objet d'un pourvoi
devant la Cour suprême uniquement, ce qui constitue une révision partielle
de la déclaration de culpabilité et de la condamnation, le Comité renvoie
à sa jurisprudence à propos de la communication no 701/1996, Gómez
Vázquez c. Espagne, dans laquelle il a considéré que l'impossibilité
pour la Cour suprême, en tant qu'unique instance d'appel, de réexaminer
les éléments de preuve soumis en première instance constituait, dans
les circonstances de l'affaire, une violation des dispositions du paragraphe
5 de l'article 14 du Pacte. De même, pour ce qui est de la présente
communication, la Cour suprême a indiqué explicitement qu'elle n'avait
pas compétence pour procéder à une nouvelle appréciation des éléments
de preuve sur lesquels le juge de première instance s'était fondé pour
déclarer l'auteur coupable. De ce fait, l'auteur n'a pas eu droit à
une révision intégrale de la déclaration de culpabilité et de la condamnation
prononcée à son encontre.
8. Par conséquent, le Comité des droits de l'homme, agissant conformément
au paragraphe 4 de l'article 5 du Protocole facultatif se rapportant
au Pacte international relatif aux droits civils et politiques, estime
que les faits dont il est saisi font apparaître une violation du paragraphe
5 de l'article 14 du Pacte.
9. En vertu du paragraphe 3 a) de l'article 2 du Pacte, l'auteur a
droit à un recours utile. La déclaration de culpabilité de l'auteur
doit être révisée conformément aux dispositions du paragraphe 5 de l'article
14 du Pacte. L'État partie est tenu de veiller à ce que des violations
analogues ne se reproduisent pas à l'avenir.
10. Étant donné qu'en adhérant au Protocole facultatif, l'État partie
a reconnu que le Comité avait compétence pour déterminer s'il y avait
eu ou non violation du Pacte et que, conformément à l'article 2 du Pacte,
il s'est engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son
territoire et relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le
Pacte et à assurer un recours utile et exécutoire lorsqu'une violation
a été établie, le Comité souhaite recevoir de l'État partie, dans un
délai de 90 jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner
effet à ses constatations.
______________________
[Adopté en espagnol (version originale), en anglais et en français.
Paraîtra ultérieurement aussi en arabe, en chinois et en russe dans
le rapport annuel présenté par le Comité à l'Assemblée générale.]
* Les membres suivants du Comité ont participé à l'examen de la présente
communication: M. Abdelfattah Amor, M. Prafullachandra Natwarlal Bhagwati,
M. Alfredo Castillero Hoyos, M. Franco Depasquale, M. Maurice Glèlè
Ahanhanzo, M. Walter Kälin, M. Ahmed Tawfik Khalil, M. Rajsoomer Lallah,
M. Rafael Rivas Posada, M. Martin Scheinin, Mme Ruth Wedgwood et M.
Roman Wieruszewski.
Notes
1. Communication Gómez Vásquez c. Espagne, constatations
adoptées le 20 juillet 2000, par. 10.2