Le Comité des droits de l'homme, institué en application de l'article
28 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques,
Réuni le 6 novembre 2003,
Ayant achevé l'examen de la communication no 1096/2002, présentée
au Comité des droits de l'homme par Safarmo Kurbanova, au nom de son fils
Abduali Ismatovich Kurbanov, en vertu du Protocole facultatif se rapportant
au Pacte international relatif aux droits civils et politiques,
Ayant tenu compte de toutes les informations écrites qui lui ont
été communiquées par l'auteur de la communication et l'État partie,
Adopte ce qui suit:
Constatations au titre du paragraphe 4 de l'article 5
du Protocole facultatif
1.1 L'auteur de la communication est Mme Safarmo Kurbanova, citoyenne tadjike,
née en 1929. Elle présente la communication au nom de son fils, Abduali
Ismatovich Kurbanov, également citoyen tadjik, né en 1960, et condamné à
mort le 2 novembre 2001 par la chambre militaire de la Cour suprême du Tadjikistan.
L'intéressé est actuellement en attente d'exécution au centre de détention
no 1 à Douchanbé. L'auteur soutient que son fils est victime de violation
par le Tadjikistan (1) des articles 6, 7, 9 et 10, ainsi que des
paragraphes 1, 3 a) et g), et 5 de l'article 14 du Pacte international relatif
aux droits civils et politiques. La communication semble également soulever
des questions au titre du paragraphe 3 d) de l'article 14 du Pacte, bien
que cette disposition ne soit pas directement invoquée. L'auteur n'est pas
représentée par un conseil.
1.2 Le 16 juillet 2002, conformément à l'article 86 de son règlement
intérieur, le Comité des droits de l'homme, agissant par l'intermédiaire
de son Rapporteur spécial pour les nouvelles communications, a prié l'État
partie de ne pas procéder à l'exécution de M. Kurbanov tant que son affaire
est en instance devant le Comité. Aucune réponse n'a été reçue de l'État
partie à cet égard.
Rappel des faits présentés par l'auteur
2.1 Selon l'auteur, M. Kurbanov est allé à la police le 5 mai 2001 pour
faire une déposition en qualité de témoin. Il a été détenu pendant sept
jours dans le bâtiment du Département des enquêtes criminelles du Ministère
de l'intérieur, où, selon l'auteur, il aurait été torturé. Ce n'est que
le 12 mai 2001 que M. Kurbanov a été officiellement inculpé de fraude,
qu'un mandat d'arrêt a été délivré à son encontre et qu'il a été transféré
dans un centre de détention et d'enquête. Il a été contraint de signer
une déclaration selon laquelle il renonçait à être assisté par un avocat.
2.2. Le 9 juin 2001, une enquête criminelle a été ouverte au sujet du
triple meurtre de Firuz et Fayz Ashurov et D. Ortikov, commis à Douchanbé
le 29 avril 2001. Outre l'inculpation initiale de fraude, le fils de l'auteur
a été officiellement inculpé de ces meurtres et de possession illégale
d'arme à feu, le 30 juillet 2001. (2) L'auteur soutient que son
fils a été torturé avant d'accepter d'écrire des aveux sous la contrainte;
au cours de ses visites, elle avait remarqué que son fils avait des cicatrices
sur le cou et la tête, ainsi que des côtes brisées. Elle ajoute que l'un
des tortionnaires – l'inspecteur Rakhimov – a été inculpé
en août 2001 pour avoir reçu des pots-de-vin ainsi que pour abus de pouvoir
dans 13 autres affaires également liées à des actes de torture, et qu'il
a ensuite été condamné à cinq ans et six mois d'emprisonnement.
2.3 L'instruction s'est achevée le 4 août 2001, et l'affaire a été transmise
au tribunal. Le 2 novembre 2001, la chambre militaire de la Cour suprême
a condamné à mort le fils de l'auteur (avec confiscation de ses biens).
Le 18 décembre 2001, à l'issue d'un recours extraordinaire, la Cour suprême
a confirmé le jugement.
2.4 L'auteur a communiqué au Comité, en tadjik, le jugement rendu le
2 novembre 2001 par la chambre militaire de la Cour suprême et une traduction
officieuse en anglais lui a ensuite été fournie. Le jugement ne comporte
ni les réquisitions du procureur ni un compte rendu du procès. Il commence
par une présentation des faits tels qu'établis par la Cour, puis rend
compte des témoignages des trois accusés et de quelques témoins, et s'achève
sur la condamnation et la fixation de la peine. Le jugement ne permet
pas d'établir la composition de la chambre militaire de la Cour suprême,
autrement dit de savoir si un ou plusieurs juges étaient des officiers.
Toutefois, il apparaît que M. Kurbanov a été jugé en même temps que M.
Ismoil et M. Nazmedinov, qui était major au Ministère de la sécurité nationale.
Il ressort des faits établis par la Cour que, le 29 avril 2001, M. Kurbanov
a tué trois personnes dans la voiture de l'une des victimes, au moyen
d'une arme non déclarée. Il a ensuite caché les corps en les enterrant
à proximité immédiate de son garage, et donné le pistolet à M. Ismoil,
après lui avoir dit qu'il avait tué trois personnes. Le 8 mai 2001, M.
Ismoil a confié l'arme à M. Nazmedinov qui ne l'a pas non plus remise
aux autorités; celle-ci a été retrouvée le 12 juin 2001 dans l'appartement
de M. Nazmedinov.
2.5 Toujours selon le jugement, M. Kurbanov a avoué les meurtres et admis
avoir enterré ses propres vêtements ainsi que la plaque d'immatriculation
de la voiture avec les corps. Ni les deux coaccusés, ni aucun des témoins
entendus par la Cour n'a déclaré avoir vu Kurbanov commettre les meurtres.
Un témoin, M. Hamid, a déclaré qu'il avait appris le 5 mai 2001 que Kurbanov
avait été arrêté pour fraude, et qu'il avait ensuite conduit les enquêteurs
sur le lieu où Kurbanov construisait un garage. Le jugement cite Hamid
disant qu'«il était présent lorsque les trois corps ont été extraits du
trou creusé dans le garage, et qu'il a compris que le meurtrier était
Kurbanov». Un autre témoin, M. Mizrobov, a déclaré qu'il était présent
le 5 mai 2001 lorsque Kurbanov a été conduit aux autorités. Il l'était
également le 8 ou le 9 juin 2001 lorsque les corps des trois victimes,
«les vêtements de Kurbanov» et la plaque d'immatriculation de la voiture
ont été découverts. Le jugement mentionne que l'examen balistique a permis
d'établir un lien entre le pistolet trouvé le 12 juin 2001 dans l'appartement
de M. Nazmedinov et le crime. Toutefois, à l'issue des examens de laboratoire,
aucun élément de preuve permettant d'établir un lien entre M. Kurbanov
et les vêtements retrouvés avec les corps n'est mentionné, et seuls les
aveux des trois coïnculpés lient M. Kurbanov à l'arme.
2.6 À l'issue du procès, M. Kurbanov a été condamné à mort et à la confiscation
de ses biens, tandis que M. Ismoil et M. Nazmedinov ont été tous deux
condamnés à quatre années de prison pour leur rôle dans l'utilisation
de l'arme du crime, puis immédiatement graciés et libérés par la même
cour.
Teneur de la plainte
3.1 L'auteur soutient que son fils a été détenu pendant sept jours sans
qu'un mandat d'arrestation ait été délivré. Pendant ce temps, l'intéressé
n'a pas été autorisé à voir sa famille ou un avocat. Le fait que son fils
ait été illégalement arrêté et détenu pendant une semaine, sans avoir
été rapidement informé des charges retenues contre lui, constitue, selon
l'auteur, une violation des paragraphes 1 et 2 de l'article 9 du Pacte.
3.2 Selon l'auteur, l'article 7 et le paragraphe 3 g) de l'article 14
du Pacte ont aussi été violés étant donné que M. Kurbanov aurait été torturé,
battu à coups de pied et de matraque, soumis à des strangulations et torturé
à l'électricité au cours de l'interrogatoire, pour l'obliger à avouer.
Au cours d'un contre-interrogatoire préalable au procès avec le père de
l'une des victimes des meurtres – M. Ortikov –, le fils de
l'auteur aurait été roué de coups par celui-ci en présence des inspecteurs.
3.3 L'auteur soutient que le paragraphe 1 de l'article 14 du Pacte a
été violé car la Cour n'était pas impartiale; en effet, la procédure aurait
été irrégulière dès le début, les familles des victimes ayant exercé des
pressions sur les juges. Toutes les requêtes de la défense ont été rejetées.
3.4 L'auteur soutient que lorsque son fils a été accusé de meurtre, elle
a demandé, vu sa situation financière, qu'un avocat soit commis d'office;
elle a cependant été informée qu'une telle possibilité n'était pas prévue
par la loi.
3.5 L'auteur soutient également que, selon les pièces du dossier, un
avocat aurait assisté son fils à partir du 20 juin 2001, alors qu'en réalité
elle n'a engagé un avocat pour le défendre qu'en juillet 2001. Elle ajoute
que l'avocat ne s'est entretenu que deux ou trois fois avec son fils au
cours de l'instruction et chaque fois en présence d'un inspecteur. Après
le jugement, son fils n'a pas pu voir l'avocat et bénéficier de son aide.
Selon l'auteur, l'avocat n'a pas formé de pourvoi en cassation. Son fils
n'a pas eu la possibilité de prendre connaissance du jugement faute de
disposer d'un interprète. M. Kurbanov a préparé lui-même un pourvoi en
cassation, lequel a été rejeté au motif que le délai était dépassé. Le
pourvoi en cassation que l'auteur elle-même a formé a également été rejeté
au motif qu'elle n'était pas partie à l'action pénale. La procédure de
recours extraordinaire que son fils a engagée avec l'aide de son avocat
n'a pas abouti; selon l'auteur, elle n'offre pas une protection judiciaire
efficace. Le paragraphe 5 de l'article 14 du Pacte aurait été violé parce
que le fils de l'auteur a été privé de son droit de recours.
3.6 Au cours de l'instruction, le fils de l'auteur n'a pas bénéficié
de l'assistance d'un interprète; de même, au cours du procès, il n'a pas
disposé d'un interprète qualifié, alors qu'il est russophone et qu'un
certain nombre de pièces de procédure étaient rédigées en tadjik. Ceci
constituerait une violation du paragraphe 3 f) de l'article 14 du Pacte.
3.7 Le fils de l'auteur serait détenu dans des conditions inhumaines.
Il n'y a pas d'eau dans les cellules, les toilettes se trouvent dans un
coin de la cellule mais elles ne peuvent être utilisées faute d'eau. Les
cellules sont très froides en hiver et extrêmement chaudes en été. La
circulation de l'air est limitée du fait de la petite taille des cellules
et des fenêtres. En raison de l'absence d'hygiène, les détenus sont infestés
d'insectes. Ils ne sont autorisés à quitter leur cellule qu'une demi-heure
par jour, pour marcher. Ces conditions de détention constitueraient une
violation de l'article 10 du Pacte.
3.8 Enfin, l'auteur soutient que le droit à la vie, consacré aux paragraphes
1 et 2 de l'article 6, a été violé en ce qui concerne son fils dans la
mesure où les violations des dispositions de l'article 14 ont abouti à
une condamnation à mort illégale et injuste, prononcée par un tribunal
incompétent.
Observations de l'État partie concernant la recevabilité et
le fond
4.1 Par note verbale datée du 16 septembre 2002, l'État partie fait observer
que, selon les informations fournies par la Commission gouvernementale
pour la mise en œuvre des obligations internationales du Tadjikistan
dans le domaine des droits de l'homme, M. Kurbanov a été condamné à mort
par la chambre militaire de la Cour suprême le 2 novembre 2001. Une procédure
pénale a été engagée contre le fils de l'auteur le 12 mai 2001. Celui-ci
a été arrêté le même jour et il a signé une déclaration écrite selon laquelle
il se dispensait de représentation en justice durant l'instruction préliminaire.
4.2 L'État partie soutient que, le 29 avril 2001, M. Kurbanov a tué trois
personnes et que, le 9 juin 2001, une instruction criminelle a été ouverte
à cet égard. Il souligne que M. Kurbanov a fourni, par écrit, des aveux
complets dans lesquels il reconnaît sa culpabilité, et qu'il a expliqué
les circonstances de ce crime en présence de l'avocat, M. Nizomov. De
l'avis de l'État partie, les allégations de l'auteur concernant les méthodes
d'interrogatoire illégales, notamment les actes de violence et de torture,
utilisées contre son fils, devraient être considérées comme non fondées,
dans la mesure où M. Kurbanov n'a formulé aucune de ces allégations ni
durant l'interrogatoire ni devant la Cour.
4.3 L'État partie rejette également comme non fondée l'affirmation de
l'auteur selon laquelle son fils n'a pas été assisté d'un interprète durant
l'interrogatoire et le procès. M. Kurbanov est Tadjik et, lorsqu'il a
consulté son dossier à la fin de l'enquête il a déclaré qu'il n'avait
pas besoin d'interprète. La procédure devant la Cour s'est déroulée en
présence et avec la participation d'un interprète.
4.4 Enfin, l'État partie fait observer que la Cour suprême a noté que,
dans son recours en cassation, le fils de l'auteur n'a contesté ni le
jugement de la Cour, ni les actions de la Cour et des enquêteurs, mais
qu'il a demandé que la peine capitale soit commuée en une peine de prison
de longue durée. L'État partie conclut qu'au regard des conclusions de
l'enquête à laquelle il a fait procéder, aucune disposition du Pacte n'a
été violée.
Commentaires de l'auteur
5.1 Dans ses lettres datées du 25 novembre 2002, du 13 janvier, du 27
mars et du 21 juillet 2003, l'auteur a fourni des informations complémentaires.
Elle réaffirme que son fils a été arrêté le 5 mai 2001, vers 15 heures,
lorsqu'il se rendait volontairement à la police pour faire une déclaration
en tant que témoin. Le 7 mai, l'auteur a adressé une plainte par écrit
au Bureau du Procureur général; le même jour, des fonctionnaires de ce
bureau se sont rendus au Ministère de l'intérieur afin de se renseigner
sur le lieu où se trouvait son fils. Cependant, ils n'ont pas pu le trouver
car, couvert de sang après avoir été roué de coups il avait été caché
dans un bureau fermé à clef par le policier qui l'avait passé à tabac.
5.2 L'auteur note que parmi les documents de l'État partie figurent des
copies de procès verbaux d'interrogatoires, comportant une rubrique spéciale
pour l'utilisation d'un interprète dans laquelle il est mentionné que
M. Kurbanov n'a pas besoin d'interprétation et qu'il ferait sa déposition
en russe. Selon l'auteur, cette indication prouve que la langue maternelle
de son fils est le russe. L'enquête a été conduite en russe. Toutefois,
un certain nombre d'actes de procédure tels que le contre-interrogatoire,
ont été effectués en tadjik; bien que son fils ait sollicité les services
d'un interprète, l'inspecteur a refusé de lui en fournir un, faisant valoir
que M. Kurbanov était un ressortissant tadjik et qu'il était donc présumé
parler le tadjik couramment. Le procès a également été conduit en tadjik.
L'interprétation a été assurée lors de quelques audiences mais, selon
l'auteur, l'interprète était incompétent et il était souvent difficile
de le comprendre.
5.3 S'agissant de l'authenticité des aveux écrits de son fils, l'auteur
indique que celui-ci ne conteste pas l'authenticité de sa signature sur
les procès-verbaux, mais qu'il soutient les avoir signés sous la torture.
L'auteur réaffirme que des traces de torture apparaissent sur le corps
de son fils, et que cela a été porté à l'attention de l'État partie à
plusieurs reprises.
5.4 M. Kurbanov n'ayant bénéficié des services d'un avocat que le 23
juillet 2001, tous les actes de procédure (y compris les interrogatoires)
effectués jusqu'à cette date l'ont été sans représentation légale. Cette
situation a facilité les actes de torture infligés à son fils, lequel
ne pouvait pas se plaindre, notamment parce qu'il ne savait pas à qui
s'adresser.
5.5 L'auteur réaffirme que, lorsqu'il a été arrêté, son fils n'a pas
été immédiatement informé des raisons de son arrestation, ni, par la suite,
de la peine qu'il encourait pour le crime dont il était inculpé.
5.6 Entre le 5 et le 12 mai 2001, le fils de l'auteur a été détenu dans
les locaux du Département des enquêtes criminelles, et n'a pas été autorisé
à recevoir les aliments et les objets qu'on lui apportait.
5.7 En ce qui concerne l'argument de l'État partie selon lequel M. Kurbanov
est Tadjik et devrait être présumé connaître le tadjik, l'auteur fait
observer que son fils n'a qu'une connaissance rudimentaire de cette langue
dans la mesure où il a fait ses études en russe, et qu'il a en outre vécu
de longues années en Russie; il n'est pas capable de comprendre la terminologie
juridique et les expressions littéraires en tadjik. Par conséquent, il
n'était pas en mesure de comprendre les accusations au cours du procès
ou la condamnation prononcée contre lui.
5.8 L'auteur reconnaît que le recours à la torture n'a donné lieu à aucune
plainte spécifique, mais elle affirme que cette allégation a été formulée
devant la Cour et transmise également à de nombreuses organisations gouvernementales
et non gouvernementales. De l'avis de l'auteur, les autorités étaient
donc pleinement informées des allégations à ce sujet. Cependant, aucune
enquête n'a été ordonnée.
5.9 L'auteur réaffirme que l'ensemble de l'enquête dont a fait l'objet
son fils a été partiale et non objective. Le dossier contenait initialement
une plainte pour fraude émanant de la femme d'un certain Khaidar Komilov.
Toutefois, les enquêteurs ont par la suite éliminé toute référence à cette
personne, en parlant de «l'inconnu Khaidar». Selon l'auteur, en agissant
de la sorte, les enquêteurs ont écarté de l'enquête un témoin potentiellement
important.
5.10 Dans sa lettre du 21 juillet 2003, l'auteur signale qu'en raison
de l'angoisse causée par la perspective de son exécution, l'équilibre
psychologique de son fils s'est nettement détérioré.
Délibérations du Comité
Décision sur la recevabilité
6.1 Avant d'examiner une plainte soumise dans une communication, le Comité
des droits de l'homme doit, conformément à l'article 87 de son règlement
intérieur, déterminer si cette communication est recevable en vertu du
Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux
droits civils et politiques.
6.2 Le Comité s'est assuré que la même question n'est pas déjà en cours
d'examen devant une autre instance internationale d'enquête ou de règlement,
conformément au paragraphe 2 a) de l'article 5 du Protocole facultatif.
6.3 En ce qui concerne l'épuisement des recours internes, le Comité observe
que, bien que l'auteur n'ait pas formé un recours normal après sa condamnation,
son cas a néanmoins été réexaminé par la Cour suprême dans le cadre d'une
procédure extraordinaire de recours et que l'État partie n'a pas contesté
la recevabilité de la communication pour ce motif. Il considère par conséquent
que l'auteur a satisfait aux exigences prévues au paragraphe 2 b) de l'article
5 du Protocole facultatif.
6.4 S'agissant de l'allégation de l'auteur au titre du paragraphe 1 de
l'article 14, selon laquelle le procès a été partial du fait de la pression
exercée par le public, le Comité considère que l'auteur n'a pas étayé
cette plainte aux fins de la recevabilité. Cette partie de la communication
est donc irrecevable en vertu de l'article 2 du Protocole facultatif.
6.5 L'auteur soutient que son fils n'a pas été autorisé à bénéficier
de l'assistance d'un avocat pendant l'enquête préliminaire, et que même
par la suite l'assistance de son avocat est demeurée limitée; le Comité
observe à cet égard que ces allégations pourraient soulever des questions
au titre de l'article 14, paragraphes 3 b) et d), et il rappelle sa jurisprudence
selon laquelle, en particulier dans des affaires se concluant par à une
condamnation à la peine capitale, il va de soi que l'inculpé doit bénéficier
de l'assistance effective d'un avocat (3) à tous les stades de
la procédure. Toutefois, le Comité observe que le fils de l'auteur a bénéficié
de l'assistance d'un avocat engagé à titre privé à compter du 23 juillet
2001, y compris donc pendant le procès lui-même et la procédure de recours
extraordinaire, et que l'auteur n'a pas précisé la date du soi-disant
contre-interrogatoire organisé dans le cadre de l'enquête préliminaire.
En outre, le Comité note que, bien que l'auteur ait pu être suspecté des
meurtres dès la découverte des corps, il a été informé de son statut de
suspect le 11 juin 2001, et officiellement inculpé de meurtre le 30 juillet
2001, c'est-à-dire à un moment où il bénéficiait déjà de l'assistance
d'un avocat. Le Comité devra examiner au fond le comportement des autorités
de l'État partie au regard du paragraphe 2 de l'article 9 et du paragraphe
3 a) de l'article 14; il considère néanmoins, en l'espèce, qu'aucune question
au titre du paragraphe 3 b) et d) de l'article 14 n'a été étayée aux fins
de la recevabilité.
6.6 De même, le Comité considère que l'auteur n'a pas établi, aux fins
de la recevabilité, que le paragraphe 3 f) de l'article 14 a été violé
du fait des limitations concernant les services d'interprétation fournis
à son fils, et la compétence insuffisante de l'interprète. Notant, en
particulier, que le jugement du 2 novembre 2001 fait état de la présence
d'un interprète, le Comité conclut que cette demande est irrecevable en
vertu de l'article 2 du Protocole facultatif.
6.7 S'agissant de la plainte de l'auteur selon laquelle son fils s'est
vu refuser le droit de recours, le Comité observe que M. Kurbanov a été
représenté par un conseil engagé à titre privé, qui n'a pas formé un pourvoi
en cassation régulier. Les raisons de cette situation ne sont pas claires,
mais il en a résulté que la condamnation de M. Kurbanov n'a pu être réexaminée
que par la voie d'un recours extraordinaire. Dans ces circonstances particulières,
le Comité estime que, bien que l'examen ait pu être plus limité que s'il
s'était agit d'un pourvoi ordinaire, l'auteur n'a pas étayé, aux fins
de la recevabilité, sa plainte au titre du paragraphe 5 de l'article 14.
Cette partie de la communication est donc déclarée irrecevable au titre
de l'article 2 du Protocole facultatif.
6.8 Considérant que les autres plaintes de l'auteur ont été suffisamment
étayées aux fins de la recevabilité, le Comité procède à leur examen au
fond.
Examen au fond
7.1 Le Comité des droits de l'homme a examiné la présente communication
à la lumière de l'ensemble des éléments d'information que lui ont fournis
les parties, comme prévu au paragraphe 1 de l'article 5 du Protocole facultatif.
7.2 Le Comité a pris note de la plainte de l'auteur selon laquelle son
fils a été arrêté un samedi (le 5 mai 2001), et détenu pendant sept jours
sans être inculpé. À l'appui de sa plainte, l'auteur fournit une copie
du registre de police dans lequel il est indiqué à la date du 7 mai 2001
que son fils a été arrêté parce qu'il était soupçonné de fraude. Elle
a déposé plainte au sujet de la détention prétendument illégale de son
fils auprès du bureau du Procureur général, le même jour. En outre, le
Comité observe que, d'après le jugement du 2 novembre 2001, rendu par
la chambre militaire de la Cour suprême, l'auteur a été arrêté le 5 mai
2001. Cette information n'est pas réfutée par l'allégation de l'État partie
selon laquelle un mandat d'arrêt a été délivré le 12 mai 2001. En l'absence
de toute autre explication de l'État partie, le Comité conclut que M.
Kurbanov a été détenu pendant sept jours sans mandat d'arrêt et sans avoir
été présenté à un juge. Il en tire la conclusion que ses droits en vertu
des paragraphes 2 et 3 de l'article 9 du Pacte ont été violés.
7.3 En outre, les documents présentés par l'État partie indiquent qu'après
avoir été détenu pour d'autres motifs à partir du 5 mai 2001, M. Kurbanov
a été informé, le 11 juin 2001, qu'il était suspecté des meurtres commis
le 29 avril 2001, mais il n'a été inculpé de ces crimes que le 30 juillet
2001. Pendant sa détention à compter du 5 mai 2001, et à l'exception de
la dernière semaine débutant le 23 juillet 2001, il n'a pas bénéficié
de l'assistance d'un avocat. Le Comité considère que le retard dans la
présentation des chefs d'inculpation au détenu et la fourniture à ce dernier
d'une assistance juridique, a affecté la possibilité qu'avait M. Kurbanov
d'assurer sa défense au point de constituer une violation du paragraphe
3 a) de l'article 14 du Pacte.
7.4 Le Comité a pris note de la description relativement détaillée de
l'auteur concernant les brutalités et autres mauvais traitements auxquels
son fils avait été soumis. L'auteur a en outre identifié, par leur nom,
quelques-unes des personnes qui seraient responsables des violences infligées
à son fils. Dans sa réponse, l'État partie s'est contenté d'indiquer que
ces allégations n'avaient été formulées ni durant l'enquête ni pendant
le procès. Le Comité rappelle (4) que la charge de la preuve ne
saurait incomber uniquement à l'auteur d'une communication, compte tenu
en particulier du fait que l'auteur et l'État partie n'ont pas toujours
également accès aux éléments de preuve et que, bien souvent, seul l'État
partie a accès aux informations pertinentes. En outre, le simple fait
qu'aucune allégation de torture n'ait été formulée au cours de la procédure
interne de recours ne saurait être, en tant que tel, retenu contre la
victime présumée s'il est fait valoir, comme c'est le cas en l'espèce,
qu'une telle allégation avait en réalité été faite au cours du procès
lui-même mais n'avait été ni prise en considération ni suivie d'effet.
Compte tenu des précisions données par l'auteur au sujet des prétendus
mauvais traitements et de l'absence du compte rendu du procès, et faute
de toute autre explication de la part de l'État partie, les allégations
de l'auteur doivent être dûment prises en considération. Notant, en particulier,
que l'État partie n'a pas enquêté sur les allégations de l'auteur, qui
ont pourtant été portées à l'attention des autorités, le Comité considère
que les éléments de fait qui lui sont présentés laissent apparaître une
violation de l'article 7 du Pacte.
7.5 Compte tenu de ce qui précède et étant donné que l'auteur a été condamné
sur la base d'aveux obtenus sous la contrainte, le Comité conclut que
le paragraphe 3 g) de l'article 14 du Pacte a également été violé.
7.6 En ce qui concerne la plainte de l'auteur selon laquelle les droits
énoncés au paragraphe 1 de l'article 14 ont été violés parce que son fils
a été condamné à mort par un tribunal incompétent, le Comité observe que
l'État partie n'a ni répondu à cette plainte ni expliqué pour quelle raison
le procès en première instance s'est déroulé devant la chambre militaire
de la Cour suprême. L'État partie n'ayant fourni aucun élément d'information
susceptible de justifier un procès devant une juridiction militaire, le
Comité estime que le procès du fils de l'auteur, qui est un civil, et
la peine de mort prononcée contre lui ne sont pas conformes aux dispositions
du paragraphe 1 de l'article 14.
7.7 Le Comité rappelle (5) que la condamnation à la peine capitale
à l'issue d'un procès au cours duquel les dispositions du Pacte n'ont
pas été respectées constitue une violation de l'article 6 du Pacte. En
l'espèce, la condamnation à mort a été prononcée en violation du droit
à un procès équitable, consacrée à l'article 14 du Pacte, et, partant,
également en violation de l'article 6.
7.8 L'État partie n'a fourni aucune réponse aux allégations relativement
détaillées de l'auteur selon lesquelles les conditions de détention de
son fils après la condamnation constituent une violation de l'article
10 du Pacte. En l'absence de toute explication de l'État partie, il convient
de prendre dûment en considération les allégations de l'auteur selon lesquelles
la cellule où son fils est incarcéré n'a pas d'eau, est extrêmement froide
en hiver et chaude en été, n'est pas suffisamment ventilée et est infestée
d'insectes, l'auteur précisant en outre que son fils n'est autorisé à
quitter sa cellule qu'une demi-heure par jour. Se référant à l'Ensemble
de règles minima pour le traitement des détenus, adopté par l'ONU, le
Comité estime que les conditions de détention décrites constituent une
violation du paragraphe 1 de l'article 10, en ce qui concerne le fils
de l'auteur.
8. Le Comité des droits de l'homme, agissant au titre du paragraphe 4
de l'article 5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international
relatif aux droits civils et politiques est d'avis que les faits dont
il est saisi révèlent une violation des droits de M. Kurbanov au titre
de l'article 7, des paragraphes 2 et 3 de l'article 9, de l'article 10,
des paragraphes 1 et 3 a) et g) de l'article 14 et de l'article 6 du Pacte.
9. Conformément au paragraphe 3 a) de l'article 2 du Pacte, le fils de
l'auteur a droit à un recours utile donnant lieu à une indemnisation,
et à un nouveau procès devant une juridiction de droit commun, offrant
toutes les garanties prévues à l'article 14; en cas d'impossibilité, il
devrait être libéré. L'État partie a l'obligation de prendre les mesures
nécessaires afin d'empêcher de semblables violations à l'avenir.
10. Considérant qu'en devenant partie au Protocole facultatif, l'État
partie a reconnu que le Comité était compétent pour déterminer si le Pacte
avait été ou non violé, et que, conformément à l'article 2 du Pacte, il
s'est engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire
et relevant de sa compétence les droits reconnus dans le Pacte, et à assurer
un recours utile et exécutoire lorsqu'une violation a été établie, le
Comité souhaite recevoir de l'État partie, dans un délai de 90 jours,
des renseignements sur les mesures prises pour donner effet à ses constatations.
L'État partie est également prié de publier les constatations du Comité.
____________________________
[Fait en anglais (version originale), en espagnol et en français. Paraîtra
ultérieurement en arabe, en chinois et en russe dans le rapport annuel
présenté par le Comité à l'Assemblée générale.]
* Les membres du Comité dont le nom suit ont participé à l'examen de la
communication: M. Nisuke Ando, M. Prafullachandra Natwarlal Bhagwati,
M. Alfredo Castillero Hoyos, Mme Christine Chanet, M. Franco Depasquale,
M. Maurice Glèlè Ahanhanzo, M. Walter Kälin, M. Ahmed Tawfik Khalil, M.
Rajsoomer Lallah, M. Rafael Rivas Posada, Sir Nigel Rodley, M. Ivan Shearer,
M. Hipólito Solari Yrigoyen, M. Roman Wieruszewski et M. Maxwell Yalden.
Notes
1. Le Protocole facultatif est entré en vigueur à l'égard du Tadjikistan
le 4 avril 1999.
2. Il ressort de documents soumis ultérieurement par l'État partie que
le fils de l'auteur a été informé pour la première fois qu'il était suspecté
de ces meurtres le 11 juin 2001.
3. Voir, par exemple, Aliev c. Ukraine, communication no
781/1997, Robinson c. Jamaïque, communication no 223/1987,
et Brown c. Jamaïque, communication no 775/1997.
4. Voir, par exemple, la communication no 161/1983, Rubio c. Colombie.
5. Voir Conroy Levy c. Jamaïque, communication no 719/1996,
et Clarence Marshall c. Jamaïque, communication no 730/1996.