GENERALE
CCPR/C/86/D/1177/2003
16 mai 2006
Original: FRANCAIS
Communication No. 1177/2003 : Democratic Republic of the Congo. 16/05/2006.
CCPR/C/86/D/1177/2003. (Jurisprudence)
Convention Abbreviation: CCPR
Comité des droits de l'homme
Quatre-vingt-sixième session
13 - 31 mars 2006
ANNEXE
Constatations du Comité des droits de l'homme au titre du paragraphe 4
de l'article 5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international
relatif aux droits civils et politiques*
- Quatre-vingt-sixième session -
Communication No. 1177/2003
Présentée par: M. Willy Wenga Ilombe et Nsii Luanda Shandwe (représentés par un conseil)
Au nom de: Les auteurs
État partie: République démocratique du Congo
Date de la communication: 10 avril 2003 (date de la lettre initiale)
Le Comité des droits de l'homme, institué en vertu de l'article 28 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques,
Réuni le 17 mars 2006,
Ayant achevé l'examen de la communication no 1177/2003 présentée au Comité des droits de l'homme par Willy Wenga Ilombe et Nsii Luanda Shandwe en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques,
Ayant tenu compte de toutes les informations écrites qui lui ont été communiquées par les auteurs de la communication et l'État partie,
Adopte ce qui suit:
Constatations au titre du paragraphe 4 de l'article 5 du Protocole facultatif
1. Les auteurs de la communication sont Willy Wenga Ilombe et Nsii Luanda Shandwe, citoyens de la République démocratique du Congo. Ils affirment être victimes de violations par la République démocratique du Congo des paragraphes 2 à 5 de l'article 9, et de l'article 14 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. L'affaire semble soulever également des questions au titre du paragraphe 1 de l'article 9 du Pacte. Les auteurs sont représentés par un conseil. Le Protocole facultatif est entré en vigueur pour la République démocratique du Congo le 1er novembre 1976.
Exposé des faits
2.1 Le 20 février 2002, Willy Wenga Ilombe, avocat et membre du Centre africain pour la paix, la démocratie et les droits de l'homme, organisation non gouvernementale de défense des droits de l'homme, a été arrêté. Il a été conduit au parquet général près la Cour d'ordre militaire. Après 48 heures de détention, il a été informé qu'on l'avait arrêté pour atteinte à la sûreté de l'État. D'après le parquet général, il avait été en contact permanent avec le commandant Bora Uzima Kamwanya en janvier 2001. Le commandant Bora est soupçonné d'avoir participé à l'assassinat de l'ancien Président de la République démocratique du Congo, Laurent-Désiré Kabila, le 16 janvier 2001. Le numéro de téléphone du commandant Bora aurait figuré à deux reprises sur la facture de téléphone de Willy Wenga Ilombe.
2.2 Le 19 avril 2002, Nsii Luanda Shandwe, Président du Comité des observateurs des droits de l'homme (CODHO), organisation non gouvernementale de défense des droits de l'homme, a également été arrêté. Après sept jours de détention au parquet général près la Cour d'ordre militaire, il a été transféré au centre pénitentiaire et de rééducation de Kinshasa. Il était accusé d'avoir hébergé Michel Bisimwa, un étudiant soupçonné d'espionnage pour le compte du Rwanda et, de ce fait, d'atteinte à la sûreté de l'État et d'espionnage au profit d'une puissance étrangère.
2.3 Le 27 janvier 2003, les auteurs ont été libérés après neuf et onze mois de détention, respectivement, sans jamais avoir été jugés par un tribunal.
Teneur de la plainte
3.1 Les auteurs affirment qu'il y a eu violation du paragraphe 2 de l'article 9, dans la mesure où, au moment de leur arrestation pour atteinte à la sûreté de l'État, ils n'ont pas été informés des charges portées contre eux et n'en ont pas reçu notification. Ils font valoir que, d'après la jurisprudence du Comité, il ne suffit pas d'informer la personne détenue qu'elle a été arrêtée par mesure de sécurité sans lui donner la moindre indication quant à la teneur de ce qui lui est reproché. (1) Ils estiment de plus que la notion de «sécurité nationale» devrait être clairement définie par la loi, que les policiers et les agents des forces de sécurité devraient être tenus de consigner par écrit les raisons pour lesquelles il est procédé à l'arrestation de telle ou telle personne, et que ces informations devraient être mises à la disposition du public et pouvoir être contestées en justice.(2)
3.2 Les auteurs estiment qu'il y a eu également violation du paragraphe 3 de l'article 9 parce qu'ils n'ont pas été traduits devant un juge compétent ni jugés pendant la durée de leur détention, et qu'ils sont restés en détention pendant neuf et onze mois, respectivement. Ils invoquent une décision du Comité dans laquelle celui-ci a considéré qu'un retard d'une semaine constituait une violation du paragraphe 3 de l'article 9, (3) ainsi qu'un arrêt de la Cour européenne des droits de l'homme dans lequel la Cour a statué qu'un retard de quatre jours et six heures était excessif. (4) Dans le cas d'espèce, les auteurs sont restés en détention jusqu'au 27 janvier 2003, sans avoir été traduits devant un juge ou libérés sous caution. Leur libération n'a pas été décidée conformément aux règles applicables de la procédure pénale, étant donné qu'il n'y a pas eu de décision d'acquittement ni de décision de leur accorder la liberté sous caution. Leur libération semble avoir résulté de la pression de l'opinion publique internationale et nationale. On a seulement fait sortir les auteurs de leur cellule et on leur a dit de rentrer chez eux. Cette forme de libération laisse les auteurs avec un sentiment d'insécurité, car ils peuvent être arrêtés de nouveau à tout moment. Au moment de leur libération, le Procureur a indiqué aux auteurs que l'enquête se poursuivait, qu'ils pouvaient donc être rappelés à tout moment et qu'ils ne devaient pas quitter la région.
3.3 Les auteurs dénoncent une violation du paragraphe 4 de l'article 9 parce qu'ils n'ont pas pu exercer le droit de saisir un tribunal afin que celui-ci statue sans délai sur la légalité de leur détention. Ils se réfèrent au décret-loi du 23 août 1997 portant création d'un tribunal militaire en République démocratique du Congo (Cour d'ordre militaire), notamment à l'article 5 de ce texte, qui prévoit que les décisions de ce tribunal ne peuvent pas être contestées et sont sans appel, le seul moyen de les annuler étant la procédure extraordinaire du recours en grâce devant le Président de la République.
3.4 Enfin, les auteurs estiment qu'il y a eu violation de l'article 14, du fait qu'ils ont été arrêtés et détenus par le parquet général d'une juridiction militaire d'exception créée pour connaître exclusivement des infractions commises par l'armée.
3.5 Les auteurs estiment qu'ils ont été victimes de détention arbitraire et illégale, et demandent par conséquent au Comité d'ordonner une réparation pour le préjudice subi.
3.6 En ce qui concerne l'épuisement des recours internes, les auteurs font valoir qu'il n'y a pas de recours possible pour les violations dont ils font état. Ils renvoient à l'article 200 du Code de justice militaire selon lequel le Procureur militaire peut «décider de prolonger la détention pour une durée d'un mois, et d'un mois chaque fois par la suite, aussi longtemps que l'exige l'intérêt public». Comme ils l'ont signalé, il n'est pas possible de faire appel des décisions du tribunal militaire, excepté par la voie d'une procédure extraordinaire devant le Président de la République. Les auteurs ont demandé plusieurs fois à être libérés sous caution ou à être traduits devant un juge compétent.
3.7 Le Comité considère que les allégations des auteurs soulèvent également des questions au titre du paragraphe 1 de l'article 9 du Pacte.
Non-coopération de l'État partie
4. Le 23 mai 2003, le 14 janvier 2004, le 23 septembre 2004 et le 16 juin 2005, le Comité a prié l'État partie de lui transmettre des informations sur la recevabilité et le fond de la communication. Le Comité constate que cette information ne lui est pas parvenue; il regrette que l'État partie n'ait fourni aucun éclaircissement sur la recevabilité ou le fond des griefs des auteurs. Il rappelle qu'en vertu du Protocole facultatif, l'État partie concerné doit soumettre par écrit au Comité des explications ou déclarations éclaircissant la question et indiquant, le cas échéant, les mesures qu'il pourrait avoir prises pour remédier à la situation. En l'absence de réponse de la part de l'État partie, il y a lieu d'accorder le crédit voulu aux griefs de l'auteur, pour autant que ceux-ci aient été suffisamment étayés.
Délibérations du Comité
Examen de la recevabilité
5.1 Avant d'examiner une plainte soumise dans une communication, le Comité des droits de l'homme doit, conformément à l'article 93 de son règlement intérieur, déterminer si cette communication est recevable en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.
5.2 Le Comité a vérifié, comme il est tenu de le faire conformément au paragraphe 2 a) de l'article 5 du Protocole facultatif, que la même question n'était pas en cours d'examen devant une autre instance internationale d'enquête ou de règlement.
5.3 Ayant pris note des arguments des auteurs concernant l'épuisement des voies de recours internes et compte tenu de la non-coopération de la part de l'État partie, le Comité estime que les dispositions du paragraphe 2 b) de l'article 5 du Protocole facultatif ne l'empêchent pas d'examiner la communication.
5.4 En ce qui concerne l'article 14, le Comité estime que les auteurs n'ont pas suffisamment démontré, aux fins de la recevabilité, au sujet de quels chefs d'inculpation ils auraient pu, le cas échéant, invoquer une violation du paragraphe 1. Cette partie de la communication est donc irrecevable au titre de l'article 2 du Protocole facultatif.
5.5 Le Comité considère qu'en l'absence d'information de la part de l'État partie les griefs de violation des paragraphes 2, 3 et 4 de l'article 9 sont recevables, de même que les questions soulevées au titre du paragraphe 1 de cet article.
Examen au fond
6.1 Le Comité des droits de l'homme a examiné la communication en tenant compte de toutes les informations qui lui ont été fournies, conformément au paragraphe 1 de l'article 5 du Protocole facultatif.
6.2 En ce qui concerne le grief de violation du paragraphe 2 de l'article 9, le Comité note que les auteurs se plaignent de ne pas avoir été informés des raisons exactes de leur arrestation au moment de celle-ci. Le Comité fait observer qu'il ne suffisait pas d'informer simplement les auteurs qu'ils avaient été arrêtés pour atteinte à la sûreté de l'État, sans aucune indication de ce qui leur était concrètement reproché.(5) En l'absence de toute information pertinente de la part de l'État partie qui pourrait contredire les allégations des auteurs, le Comité estime que les faits portés à sa connaissance font apparaître une violation du paragraphe 2 de l'article 9 du Pacte.
6.3 En ce qui concerne le grief de violation du paragraphe 3 de l'article 9, le Comité note que les auteurs se plaignent d'être restés en détention pendant neuf et onze mois, respectivement, sans avoir jamais été traduits devant un juge. Il rappelle que le paragraphe 3 de l'article 9 du Pacte, qui dispose que toute personne arrêtée ou détenue du fait d'une infraction pénale sera traduite «dans le plus court délai» devant le juge ou une autre autorité habilitée par la loi à exercer les fonctions judiciaires, et que, conformément à son Observation générale no 8 (seizième session), ces délais ne doivent pas dépasser quelques jours. En l'absence de toute réponse de l'État partie venant contredire les allégations des auteurs, le Comité conclut que les faits dont il est saisi font apparaître une violation du paragraphe 3 de l'article 9 du Pacte.
6.4 Concernant le grief de violation du paragraphe 4 de l'article 9 du Pacte, le Comité note que les auteurs se plaignent de ne pas avoir pu exercer le droit de contester la légalité de leur détention, étant donné que les décisions de la Cour d'ordre militaire ne peuvent pas être contestées et sont sans appel. En l'absence de toute information émanant de l'État partie sur ce point, le Comité estime que les faits dont il est saisi font apparaître une violation du paragraphe 4 de l'article 9 du Pacte.
6.5 En général, la détention de civils sur ordre d'un tribunal militaire pendant plusieurs mois d'affilée sans possibilité de contestation peut être considérée comme une détention arbitraire au sens du paragraphe 1 de l'article 9 du Pacte.
7. Le Comité des droits de l'homme, agissant en vertu du paragraphe 4 de l'article 5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques, est d'avis que les faits dont il est saisi font apparaître une violation par l'État partie des paragraphes 1 à 4 de l'article 9 du Pacte.
8. Conformément au paragraphe 3 de l'article 2 du Pacte, l'État partie est tenu d'assurer aux auteurs un recours utile, sous la forme d'une indemnisation adéquate. Il est également tenu de prendre des mesures pour empêcher que des violations analogues ne se reproduisent à l'avenir.
9. Étant donné qu'en adhérant au Protocole facultatif l'État partie a reconnu que le Comité avait compétence pour déterminer s'il y a eu ou non violation du Pacte et que, conformément à l'article 2 du Pacte, il s'est engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte et à assurer un recours utile et exécutoire lorsqu'une violation a été établie, le Comité souhaite recevoir de l'État partie, dans un délai de 90 jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet à ses constatations. L'État partie est invité en outre à rendre publiques les présentes constatations.
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[Adopté en anglais (version originale), en espagnol et en français. Paraîtra ultérieurement en arabe, en chinois et en russe dans le rapport annuel du Comité à l'Assemblée générale.]
* Les membres du Comité dont le nom suit ont participé à l'examen de la communication: M. Abdelfattah Amor, M. Nisuke Ando, M. Prafullachandra Natwarlal Bhagwati, Mme Christine Chanet, M. Maurice Glèlè Ahanhanzo, M. Edwin Johnson, M. Walter Kälin, M. Ahmed Tawfik Khalil, M. Rajsoomer Lallah, M. Michael O'Flaherty, M. Rafael Rivas Posada, Sir Nigel Rodley, M. Ivan Shearer, M. Hipólito Solari-Yrigoyen, Mme Ruth Wedgwood et M. Roman Wieruszewski.
Notes
1. Voir communication no 43/1979, Drescher Caldas c. Uruguay, constatations adoptées le 21 juillet 1983, par. 13.2.
2. Voir observations finales du Comité des droits de l'homme: Soudan, CCPR/C/79/Add.85, 19 novembre 1997, par. 13.
3. Voir communication no 702/1996, McLawrence c. Jamaïque, constatations adoptées le 18 juillet 1997, par. 5.6.
4. Voir Brogan et autres c. Royaume-Uni, arrêt du 29 novembre 1984, série A, no 145-B, par. 62.
5. Voir également communication no 43/1979, Drescher Caldas c. Uruguay, constatations adoptées le 21 juillet 1983, par. 13.2.