Convention Abbreviation: CCPR
des communications présentées en vertu du Protocole facultatif
se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques
- Quatre-vingt-deuxième session -
Communication No. 1235/2003
Au nom de: Le fils de l'auteur, Angelos Celal (décédé)
État partie: Grèce
Date de la communication: 14 octobre 2003 (date de la lettre initiale)
Le Comité des droits de l'homme, institué en vertu de l'article 28 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques,
Réuni le 2 novembre 2004,
Adopte ce qui suit:
1.2 Le 24 février 2004, agissant par l'intermédiaire de son Rapporteur spécial pour les nouvelles communications, le Comité a décidé d'examiner séparément la question de la recevabilité et la communication quant au fond.
Rappel des faits présentés par l'auteur
2.1 Dans la soirée du 1er avril 1998, Angelos Celal (ci-après désigné A. Celal) et deux amis, MM. F. et R., ont consommé du hachisch dans la camionnette de A. Celal. Au moment où les deux amis sortaient de la camionnette pour enlever les résidus de hachisch qui étaient par terre, ils ont entendu des coups de feu sans savoir d'où ils provenaient. A. Celal a démarré, M. F. a pu s'installer sur le siège du passager tandis que M. R. n'était pas remonté dans la camionnette. De la place du passager, M. F. a réalisé que A. Celal avait reçu une balle dans la tête et ne pouvait pas conduire; il a alors pris le volant, fait monter M. R. et s'est rendu chez des proches qui ont conduit A. Celal à l'hôpital. Les médecins ont constaté que A. Celal était mort de blessures par balles à la tête.
2.2 L'auteur relate alors les récits contradictoires que MM. F. et R. ont fait des événements devant la cour d'assises, le 10 janvier 2001. M. F. affirmait avoir volé un véhicule avec A. Celal et l'avoir caché dans un entrepôt. Le 1er avril 1998, selon M. F., les trois amis sont entrés dans l'entrepôt pour prélever des pièces détachées sur le véhicule. M. F. a prétendu qu'il avait vu quelqu'un dans l'entrepôt et s'était mis à courir, sur quoi des coups de feu avaient été tirés. Personne ne les aurait sommés de s'arrêter ni ne leur aurait déclaré qu'ils étaient en état d'arrestation. M. F. a affirmé que la police l'avait suivi jusqu'à son campement et que les balles retrouvées chez lui avaient en fait été ramassées par sa soeur après un mariage. Quant à M. R., il a affirmé que M. F. avait voulu entrer dans l'entrepôt mais avait rebroussé chemin, avait crié et s'était mis à courir. M. R. a affirmé que la police n'avait fait aucune sommation et n'avait pas donné l'ordre de se rendre. Les deux hommes ont nié avoir été en possession d'une arme ou avoir tiré sur la police, et ont répété que c'était A. Celal qui conduisait la camionnette.
2.3 L'auteur relate la version des faits donnée par la police, selon laquelle le poste de police local avait été averti la nuit des faits de la présence d'un véhicule non identifié découvert dans l'entrepôt. Renseignements pris, il s'agissait d'un véhicule volé la nuit précédente. Les policiers P. et T., envoyés à l'entrepôt, avaient inspecté les lieux et avaient tendu une embuscade à l'intérieur de l'entrepôt pour appréhender les voleurs qu'ils attendaient. À 18 heures, ils avaient été rejoints par les policiers Y. et H., habillés en civil et portant des gilets pare-balles. Lorsque M. F. était entré dans l'entrepôt, tard dans la soirée, le policier P. avait tenté de l'arrêter mais M. F. avait résisté et s'était enfui. Lancés à sa poursuite, les policiers avaient vu, dehors, les deux autres hommes, l'un assis au volant d'une camionnette et l'autre debout juste à côté. Les policiers s'étaient identifiés et avaient dit aux trois suspects qu'ils étaient en état d'arrestation. L'un des suspects avait tiré un coup de feu dans leur direction, ce qui avait déclenché un échange de tirs. Un suspect était monté dans la cabine de la camionnette et l'autre sur la plate-forme arrière et le véhicule avait démarré en trombe. Les policiers avaient tenté de se redresser, car ils s'étaient plaqués au sol pour se mettre à l'abri pendant la fusillade, mais ils avaient de nouveau essuyé des coups de feu. L'un des suspects ayant été identifié par le policier P., les agents les avaient poursuivis jusque dans son quartier.
2.4 Les policiers avaient retrouvé M. F. au domicile familial mais comme ils n'avaient pas de mandat de perquisition, ils n'avaient pas pu entrer. Pendant qu'ils envoyaient chercher un magistrat, M. F. avait pris la fuite. Au même moment, les policiers avaient remarqué une camionnette maculée de sang et portant des traces de balles. Ils avaient appris que M. F. avait conduit ce véhicule, et qu'il était en compagnie de M. R. et de A. Celal, blessé. De retour au poste de police, les policiers avaient appris le décès de A. Celal.
2.5 Le 5 avril 1998, la police a ouvert une enquête administrative sous serment sur cet incident, puis une enquête complémentaire le 6 décembre 1999, afin d'établir les responsabilités au niveau administratif. Les deux enquêtes ont donné lieu à la recommandation de ne pas prononcer de sanction disciplinaire contre les policiers P., T., Y. et H. parce qu'ils avaient agi en légitime défense. Les enquêteurs ont accepté la relation des faits donnée par les policiers, ont conclu qu'ils avaient agi de manière raisonnable puisqu'ils avaient ouvert le feu contre les suspects après leur avoir demandé de se rendre et avoir eux-mêmes essuyé des coups de feu. Le rapport médico-légal a montré que l'empreinte de balle retrouvée dans la porte de l'entrepôt était celle d'une balle d'un calibre différent de celui des armes utilisées par la police. Dans le dossier de l'enquête complémentaire, qui a permis de faire déposer MM. F. et R., il est indiqué que leur relation des faits n'a pas été retenue et il est fait mention des casiers judiciaires de chacun des trois suspects.
2.6 Entre-temps, le 7 avril 1998, l'auteur avait déposé une plainte pénale auprès du parquet de Thessalonique contre les quatre policiers impliqués dans les tirs contre A. Celal. Le 16 avril 1998, la police a notifié officiellement l'incident au parquet. (1) Le 22 mai 1998, les policiers P., Y. et H. ont été inculpés par le Procureur de tentative en commun d'homicide (art. 42, 83, 94 et 299 du Code pénal) et dommage grave causé aux biens d'autrui (art. 381 et 382 du Code) devant le tribunal correctionnel de Thessalonique et l'ouverture d'une information a été ordonnée.
2.7 Le 31 janvier 2000, le substitut du Procureur, après avoir mené sa propre enquête, a déposé une requête auprès de la section judiciaire du tribunal correctionnel recommandant l'acquittement pour chacun des trois policiers. Le 23 février 2000, la section judiciaire du tribunal correctionnel a accepté la requête et a acquitté les policiers, au motif que leurs actes ne pouvaient être considérés comme illicites en dernière analyse, leur caractère initialement illicite ayant été effacé par le fait qu'ils avaient été accomplis en légitime défense. Le 25 avril 2000, l'un des conseils de l'auteur qui le représentait devant le Comité a déposé une requête motivée auprès du parquet de la cour d'appel demandant à former un recours d'office contre la décision de la section judiciaire. Le 26 avril 2000, le parquet de la cour d'appel a jugé qu'il n'y avait pas motif à recours. Le 15 juin 2000, M. F. a été arrêté. Le même jour, l'auteur a déposé un recours auprès de la section judiciaire de la cour d'appel, faisant valoir que comme les trois suspects n'avaient représenté aucune menace pour la sécurité des policiers, il ne pouvait pas être question de légitime défense et que, par conséquent, le décès de A. Celal était une violation de la loi. Le 20 juillet 2000, la section judiciaire de la cour d'appel a rejeté l'appel pour un motif de procédure, à savoir le défaut de mandat pour agir autorisant l'avocat de l'auteur à le représenter. En droit grec, il n'y a pas de moyen d'appel à avancer pour former un nouveau recours et demander l'autorisation de rectifier ce manquement à la procédure, ce qui rend la décision effectivement définitive. Le 5 septembre 2000, M. R. a été arrêté.
2.8 Le 10 janvier 2001, MM. F. et R. ont été traduits en justice devant la cour d'assises de Serres, composée de trois juges et de quatre jurés. M. F. a été reconnu coupable de tentative de meurtre et de plusieurs infractions contre les biens et à la législation sur les armes à feu, et M. R. a été reconnu coupable d'infraction contre les biens. Le 1er avril 2003, après l'échec de l'action au pénal, l'auteur a engagé une action civile en dommages-intérêts devant le tribunal de première instance de Thessalonique. La procédure était en cours quand la communication a été adressée au Comité.
Teneur de la plainte
3.1 L'auteur fait valoir que la mort de A. Celal a constitué une privation arbitraire de la vie, contraire au paragraphe 1 de l'article 6 du Pacte étant donné que l'usage de la force était injustifié ou excessif. Le déroulement de l'opération fait également apparaître une préparation et une maîtrise insuffisante de la part de la police. L'auteur affirme que l'État partie ne s'est pas acquitté de l'obligation qu'il a de fournir une explication plausible, fondée sur des témoignages et des preuves indépendantes, de ce qui s'est passé. (2) Se référant aux constatations adoptées par le Comité dans l'affaire Suarez de Guerrero c. Colombie, (3) il fait valoir que l'acquittement des policiers n'exonère pas l'État partie des obligations qu'il a contractées en vertu du Pacte et d'une évaluation internationale indépendante des faits allégués.
3.2 L'auteur cite les Principes de base sur le recours à la force et l'utilisation des armes à feu par les responsables de l'application des lois, (4) l'Observation générale du Comité sur l'article 6 et la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme (5) à l'appui de la thèse selon laquelle, lorsque la menace pour la sécurité de la police n'est pas à l'évidence imminente ou grave et lorsque l'infraction suspectée n'est ni grave ni dangereuse pour la vie humaine, l'usage des armes à feu est illégitime. L'auteur fait valoir que les preuves objectives dans l'affaire à l'examen ne corroborent pas l'affirmation des policiers selon laquelle les suspects étaient armés, ont tiré au moins six fois et ont ainsi menacé leur sécurité. Les policiers qui ont procédé à des investigations sur les lieux quelques heures après l'incident n'ont trouvé qu'une balle d'un calibre différent de celui des armes de la police, alors qu'ils ont retrouvé 14 cartouches et deux balles provenant de ces armes. L'auteur affirme que le parquet a négligé ce décalage entre le nombre des coups que les suspects auraient tirés et ceux de la police, et a conclu en se fondant sur des preuves insuffisantes - le fait que des munitions du même calibre avaient été découvertes au domicile de M. F. - que cette balle venait de l'arme de M. F. L'auteur relève qu'une minorité des membres de la cour d'assises n'était pas convaincue que les suspects étaient armés.
3.3 Même si les suspects avaient ouvert le feu, l'auteur fait valoir qu'une riposte de 14 balles au moins pour une balle tirée par les suspects est disproportionnée. Le grand nombre de coups de feu tirés en direction des trois suspects (et non pas sur le tireur) donne à penser que les policiers tiraient avec l'intention de tuer ou au mépris total de cette conséquence. L'auteur poursuit en affirmant que, même si les policiers avaient eu des motifs valables d'ouvrir le feu, rien ne prouve que la menace ait été toujours présente à la fin de l'incident, au moment où A. Celal a été touché mortellement. L'examen effectué a montré que la camionnette avait reçu neuf balles, dont six logées à l'arrière, ce qui indique que le véhicule s'éloignait lorsque les coups ont été tirés. Le policier Y., dans sa déposition, a déclaré que lorsque les suspects étaient montés dans la camionnette, les policiers avaient cessé de tirer car le danger était passé. Le policier P., en revanche, a déclaré dans sa déposition qu'au moment où le véhicule s'éloignait, les policiers s'étaient relevés mais avaient essuyé deux ou trois coups de feu et qu'il avait alors riposté en tirant ses dernières balles, dont quatre cartouches avaient été retrouvées, et dont le parquet a constaté qu'elles avaient blessé mortellement A. Celal. Les autres policiers ont indiqué que le policier P. a été le seul à tirer, car ils étaient encore allongés sur le sol.
3.4 Même en s'en tenant à la version des faits donnée par le policier P., l'auteur conteste que les coups tirés à la fin de l'opération puissent être justifiés par la légitime défense. Les trois suspects fuyaient une embuscade par une nuit de clair de lune dans un véhicule zigzagant (le pneu avant était crevé). Il était donc fort improbable qu'ils aient la possibilité de viser juste en tirant sur des policiers allongés à terre. Pour la même raison, il n'était pas nécessaire, bien au contraire, que le policier P. se mette debout, au risque d'être blessé, et continue à utiliser la force meurtrière alors que les suspects avaient cessé de menacer sa sécurité. En particulier, personne n'affirme que A. Celal qui, d'après les témoignages, était très probablement en train de quitter les lieux au volant de la camionnette, ait constitué une quelconque menace. Rien n'indique que ce soit lui plutôt que le suspect qui a grimpé à l'arrière de la camionnette, qui a tiré un coup de feu.
3.5 L'auteur fait valoir que ceux qui ont préparé et dirigé l'embuscade n'ont pas pris suffisamment de mesures pour réduire le danger menaçant les policiers, ce qui a contribué à l'homicide arbitraire de A. Celal. Se référant à la Cour européenne des droits de l'homme, (6) l'auteur affirme que les questions relatives à la préparation et à la maîtrise de l'embuscade, notamment la prise en compte d'autres possibilités que le recours à la force meurtrière, sont des critères pertinents pour évaluer s'il y a eu homicide arbitraire. L'enquête judiciaire n'a pas pris en considération cet aspect de l'incident. Le policier P., le gradé présent sur les lieux, doit être tenu pour responsable à cet égard - il connaissait bien le secteur, avait amplement le temps de préparer l'opération et a décidé de placer l'équipe de policiers dans l'entrepôt en l'absence d'un autre abri naturel. Cette décision a exposé les policiers à un risque inutile en les rendant vulnérables au moment de sortir de l'entrepôt pour affronter qui que ce soit, ce qui accroîtrait la probabilité d'un recours à la force - et c'est ce qui s'est passé. En outre, le policier P. est apparemment parti de l'hypothèse que la menace serait importante puisqu'il a distribué des gilets pare-balles (rares) et ordonné à ses hommes de se munir d'un pistolet mitrailleur, alors qu'il a négligé de prendre d'autres mesures évidentes telles que positionner des unités prêtes à intervenir et prévoir une communication rapide avec elles, notamment pour prodiguer les soins médicaux nécessaires. Il n'a pas non plus été prévu de prendre des mesures de sécurité plus poussées, par exemple en plaçant l'entrepôt sous surveillance ou en mettant en place un barrage routier. Le fait que l'embuscade ait eu lieu par une nuit sans lune dans une zone mal éclairée ne permettait pas d'avoir une ligne de tir dégagée, d'où une plus grande probabilité que les balles atteignent A. Celal et non la cible vraisemblable, M. F. En outre, les policiers ont apparemment utilisé le véhicule volé stationné dans l'entrepôt pour poursuivre les suspects (le véhicule de patrouille étant garé un peu plus loin) ce qui, aux yeux de l'auteur, dénote une mauvaise préparation de l'opération.
3.6 L'auteur affirme également qu'il y a violation des paragraphes 1 et 3 de l'article 2, lus conjointement avec le paragraphe 1 de l'article 6, car le parquet et les autorités judiciaires n'ont pas procédé immédiatement à une enquête complète, approfondie, indépendante et impartiale, et ont ensuite acquitté les policiers. La justice n'aurait pas pris en compte les éléments de preuve à charge indépendants et n'aurait offert à la famille de A. Celal aucun recours judiciaire utile. Se référant à la jurisprudence du Comité, (7) aux Principes relatifs à la prévention efficace des exécutions extrajudiciaires, arbitraires et sommaires et aux moyens d'enquêter efficacement sur ces exécutions et à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme, (8) l'auteur fait valoir que les prescriptions relatives à l'enquête effective/le recours utile n'ont pas été respectées. En particulier, les enquêtes policière et judiciaire n'ont ni l'une ni l'autre montré de manière plausible que les trois suspects étaient armés, qu'ils aient à un moment quelconque représenté une menace pour les policiers ou, inversement, représenté une menace suffisante pour justifier la force meurtrière. Le parquet n'aurait pas analysé de manière sérieuse et impartiale les récits détaillés donnés par les suspects eux-mêmes, n'aurait pas comparé leurs récits avec les données de l'examen médico-légal ni pris en compte les lacunes de la préparation et du déroulement de l'opération. Le parquet et les tribunaux ont négligé l'absence de concordance dans les données factuelles, les éléments de preuve objectifs à charge et les dépositions invraisemblables des policiers. Enfin, en acquittant ces derniers, l'État partie a irrévocablement dénié toute possibilité de réparation pour l'homicide arbitraire de A. Celal.
3.7 L'auteur fait état d'une violation du paragraphe 1 de l'article 14 en invoquant le fait que les tribunaux de l'État partie ont fait une appréciation arbitraire des éléments de preuve produits et ont ainsi commis un déni de justice à l'égard des membres survivants de la famille. L'auteur mentionne en particulier le fait que les tribunaux n'ont pas examiné l'incident quant au fond au cours d'un procès public et équitable malgré l'existence de preuves concluantes selon lui de l'homicide arbitraire de A. Celal.
3.8 En ce qui concerne l'épuisement des recours internes, s'agissant de la plainte déposée au civil, l'auteur fait valoir qu'une victime est seulement tenue d'exercer jusqu'à son épuisement un moyen de recours (à savoir, la plainte pénale), même si d'autres recours sont disponibles. En tout état de cause, compte tenu de la gravité de l'affaire, seul un recours pénal peut être considéré comme utile et suffisant et se voir appliquer le critère de la nécessité d'épuiser les recours. Il fait valoir aussi que le rejet de l'appel de l'auteur pour des motifs de procédure est sans conséquence «car il ne modifie pas le fait crucial que les autorités grecques avaient connaissance de l'incident en cause mais n'ont toujours pas accordé de réparation».
Observations de l'État partie concernant la recevabilité de la communication
4.1 Dans une réponse datée du 9 février 2003, l'État partie a contesté la recevabilité de la communication pour non-épuisement des recours internes. L'État partie présente sa version des faits matériels dans les termes suivants, pour autant que sa version diffère de celle de l'auteur ou la complète: les trois suspects sont arrivés à l'entrepôt, et M. R. conduisait. M. F. est entré le premier dans l'entrepôt et a été accosté par le policier P. qui s'est identifié et lui a ordonné de se rendre. M. F. a frappé le policer au visage puis il est sorti en courant et en criant «danger» à ses complices. M. F. et A. Celal ont couru vers la camionnette. Lorsque les policiers l'ont sommé de s'arrêter, M. F. leur a tiré dessus. S'est ensuivi un échange de coups de feu, les policiers cherchant à se défendre et à immobiliser la camionnette en tirant dans les pneus. A. Celal, assis à côté du chauffeur, a été blessé mortellement à la tête. Une autre balle a touché un pneu de la voiture, mais les suspects ont pris la fuite dans le véhicule jusqu'au campement rom où vivait M. F. Les suspects ont remis A. Celal à des proches qui l'ont conduit à l'hôpital, après quoi M. F. s'est caché dans le campement. Arrivés sur les lieux, les policiers se sont mis à sa recherche mais il a pris la fuite pendant qu'on attendait l'arrivée du juge qui devait délivrer un mandat de perquisition.
4.2 L'incident a été immédiatement notifié à la Division de la sécurité de Thessalonique qui a bouclé la zone au début de la matinée du 2 avril 1998 pour préparer un rapport sur la perquisition et les saisies. Tous les éléments retrouvés (douilles, impacts de balles, empreintes digitales) ont été évalués et les policiers et témoins ont déposé sous serment. Un rapport de perquisition a été fait le jour même sur la camionnette des suspects. Le 7 avril 1998, rapport a été fait à la Division des enquêtes criminelles de la police, qui a établi un rapport d'expert daté du 25 février 1999 après avoir examiné en laboratoire tous les éléments recueillis (armes des policiers, 14 douilles, trois balles et un fragment de métal) et avoir recueilli les dépositions des témoins.
4.3 L'État partie explique que, selon sa procédure pénale, une plainte en dommages-intérêts peut être déposée au civil par la victime (ou, si elle est décédée, par sa famille) parallèlement à la procédure pénale. Des dommages-intérêts sont alors payables à la partie civile en cas de verdict de culpabilité rendu dans la procédure pénale, mais seulement si la partie civile joint les deux procédures. Une déclaration à cet effet doit être présentée soit avant le procès soit à l'audience jusqu'au moment du verdict rendu en première instance, mais elle doit s'accompagner de la désignation d'un mandataire au procès dans les cas où la partie civile n'a pas sa résidence dans le ressort territorial du tribunal. Si cette condition n'est pas remplie, la plainte civile est irrecevable. La loi dispose aussi que le tribunal saisi d'un recours (appel) doit entendre les parties et recevoir la proposition du parquet avant de déclarer une plainte irrecevable. L'État partie fait observer que la partie civile qui s'est jointe à la procédure peut de plein droit participer à la totalité de la procédure pénale.
4.4 L'État partie fait valoir qu'en l'espèce l'auteur a été cité à comparaître devant la cour d'appel pour être entendu sur la recevabilité et le fond de l'appel, mais qu'il ne l'a pas fait. (9) Il n'a donc pas donné à la cour d'appel la possibilité de l'entendre expliquer pourquoi il n'avait pas désigné de mandataire ni exposé ses arguments en faveur d'une responsabilité pénale des policiers, comme il le fait actuellement devant le Comité. La cour d'appel a par conséquent accepté la proposition du parquet de déclarer l'appel irrecevable faute pour l'appelant d'avoir désigné un représentant entre le dépôt de la plainte initiale, le 7 avril 1998, et l'acquittement prononcé par le tribunal correctionnel en 2000. Sur le plan de la procédure, le comportement de l'auteur a également rendu impossible un réexamen de l'affaire par la Cour de cassation, cette dernière devant se borner à déterminer s'il entrait dans la compétence de la cour d'appel de rejeter le recours en invoquant le motif d'irrecevabilité qu'elle a avancé.
4.5 En ce qui concerne la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme, selon laquelle les recours internes ne peuvent pas être considérés comme épuisés dans les cas où ils sont rejetés pour des raisons techniques dus à un non-respect de la procédure de la part du requérant, (10) l'État partie fait valoir que la présente communication devrait de même être rejetée en vertu du paragraphe 2 b) de l'article 5 du Protocole facultatif. C'est l'auteur lui-même qui est responsable du fait qu'il n'a pas désigné de représentant ou ne s'est pas présenté devant la cour d'appel pour expliquer les raisons de ce manquement, et il est donc responsable de n'avoir pas permis à la cour d'appel et la Cour de cassation d'examiner l'affaire quant au fond; il ne peut donc pas prétendre que les recours internes ont été épuisés.
Commentaires de l'auteur sur les observations de l'État partie
5.1 Dans une lettre datée du 23 avril 2004, l'auteur a répondu aux observations de l'État partie sur la recevabilité, faisant valoir que ce dernier affirmait qu'il incombait à l'auteur d'obtenir réparation et non aux autorités de la lui accorder. L'auteur affirme que, même selon le droit interne de l'État partie, il existe une obligation d'office dans les cas de meurtre, d'homicide involontaire ou d'autres crimes graves de poursuivre, mais cela ne vise pas du tout les proches des victimes. Les proches peuvent simplement se constituer partie civile au procès, comme l'a fait observer l'État partie.
5.2 L'auteur fait valoir que le parquet devait et aurait pu faire appel d'office de la décision d'acquittement rendue par le tribunal correctionnel, au lieu de lui recommander d'abandonner les poursuites. De même, le Procureur auprès de la cour d'appel aurait dû recourir contre la décision, au lieu de conclure qu'il n'y avait pas lieu de le faire. C'est après ce refus que le père de la victime a formé son recours. L'auteur fait valoir que c'est sa plainte initiale qui a en fait déclenché l'enquête du parquet, contrairement à la pratique habituelle où ce sont les policiers eux-mêmes qui informent le Procureur lorsqu'un incident s'est produit.
5.3 En ce qui concerne la désignation d'un représentant, l'auteur déclare qu'il en résulterait pour lui un fardeau supplémentaire car il lui faudrait désigner et rémunérer un second avocat dans le ressort territorial du tribunal afin de veiller à l'envoi des pièces appropriées. L'auteur fait valoir qu'il est illettré et n'a pas connaissance de l'obligation de désigner un tel représentant, deux facteurs qui devraient être pris en compte. Lorsque la plainte initiale a été déposée, le secrétariat-greffe du parquet ne l'a pas informé de la nécessité de désigner un représentant, auquel cas il en aurait cherché un - ayant déjà fait un long voyage pour se rendre à Thessalonique. En outre, l'auteur avait dit à l'époque à l'avocat qui a rédigé la plainte initiale qu'il ne souhaitait pas s'engager dans une plainte contre la police, de sorte que l'avocat n'a pas signé la plainte mais l'a remise à l'auteur pour qu'il la dépose en son nom propre.
5.4 L'auteur fait valoir qu'en tout état de cause la désignation d'un représentant est une simple formalité. L'absence de représentant n'a pas empêché les autorités de mener leur enquête, ni de notifier l'acquittement à l'auteur à une adresse située en dehors du ressort du tribunal, et n'a pas empêché non plus les tribunaux de délibérer. L'auteur a bien formé un appel dans les délais auprès du tribunal, appel qui n'a pas été examiné seulement en raison d'une simple question de procédure, l'absence de représentant. En tout état de cause, l'auteur considère que la procédure par laquelle on a considéré qu'il avait eu notification de l'audience était irrégulière, car il est impossible de vérifier si une convocation orale ou téléphonique a effectivement été faite, comme l'exige la loi.
5.5 L'auteur déclare par conséquent avoir épuisé les recours internes adéquats et utiles, alors même que le parquet avait l'obligation d'office de mener immédiatement une enquête impartiale, laquelle n'a pas été ouverte avant la plainte de l'auteur. L'auteur fait valoir que la Cour européenne des droits de l'homme a considéré que seule une réparation d'ordre pénal, consistant à identifier et à punir les auteurs, et non une réparation versée à la victime seulement, peut être considérée comme un recours utile, nécessaire et suffisant pour des cas aussi graves. (11) Il affirme que, si tel n'était pas le cas, les États pourraient utiliser l'octroi de dommages-intérêts pour se dégager de toute responsabilité face aux violations les plus graves des droits de l'homme. L'auteur conclut en faisant valoir que, même s'il n'avait jamais déposé de plainte, l'État aurait été dans l'obligation d'enquêter sur l'incident dès lors qu'il était porté à son attention.
Délibérations du Comité
6.1 Avant d'examiner une plainte soumise dans une communication, le Comité des droits de l'homme doit, conformément à l'article 87 de son règlement intérieur, déterminer si cette communication est recevable en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.
6.2 Le Comité fait observer que l'État conteste la recevabilité de la communication en invoquant le fait que l'auteur n'a pas exercé dans les formes son recours contre l'acquittement des trois policiers inculpés par le tribunal correctionnel de Thessalonique, sans mentionner l'engagement par l'auteur d'une procédure civile distincte en 2003. Le Comité se réfère à sa jurisprudence constante selon laquelle, dans les cas impliquant des violations des droits les plus fondamentaux, comme le droit à la vie, le Pacte fait obligation à l'État partie d'enquêter sur les comportements incriminés. (12) Le Comité fait observer qu'en l'espèce l'État partie a bien enquêté sur les circonstances dans lesquelles A. Celal a trouvé la mort, et que le tribunal correctionnel a conclu qu'aucune responsabilité pénale n'était engagée, les policiers ayant agi en légitime défense. Le Comité fait observer qu'il ne lui appartient pas généralement, en tant qu'instance internationale, de se substituer à la juridiction nationale pour ce qui est d'apprécier les faits et les éléments de preuve.
6.3 Dans un cas comme celui à l'examen où le tribunal de première instance a rendu une décision contraire à l'intérêt d'un justiciable, il appartient généralement à la victime, ou à une personne telle qu'un proche agissant en son nom, de s'adresser à une juridiction supérieure pour demander le réexamen de cette décision. Le Comité rappelle que la disposition énoncée au paragraphe 2 b) de l'article 5 du Protocole facultatif vise à offrir à l'État partie lui-même la possibilité de réparer la violation qui, en l'espèce, aurait été infligée par le comportement des autorités chargées de l'enquête et du parquet et par le tribunal pénal de première instance. Le Comité observe, en s'appuyant sur les informations dont il est saisi, que l'appel de l'auteur n'aurait pas simplement porté sur la question des dommages-intérêts mais aurait concerné le déroulement général de la procédure pénale - selon l'Etat partie, la partie civile est "habilitée non seulement à demander la satisfaction de ses demandes civiles devant la juridiction pénale, mais aussi à prendre part à toute la procédure pénale (pendant la phase précédant le procès et durant le procès) pour apporter des preuves à charge et obtenir la condamnation du délinquant".
6.4 Le Comité renvoie à sa jurisprudence et réaffirme que dans les cas où l'État partie restreint le droit de faire appel en imposant certaines règles de procédure telles que des délais d'appel ou des prescriptions techniques, l'auteur doit respecter les règles avant de pouvoir être réputé avoir épuisé les recours internes. (13) En l'espèce, l'auteur n'a pas désigné de représentant dans le ressort du tribunal avant la décision rendue par le tribunal correctionnel sur son affaire, et ne s'est pas non plus présenté devant la cour d'appel pour exposer les motifs de l'absence de représentant et ses arguments sur l'affaire dans son ensemble. Son comportement a eu pour résultat d'empêcher la cour d'appel et la Cour de cassation d'examiner l'appel au fond. Il s'ensuit que l'auteur n'a pas épuisé les recours internes et que la communication est irrecevable en vertu du paragraphe 2 b) de l'article 5 du Protocole facultatif.
7. En conséquence, le Comité des droits de l'homme décide:
a) Que la communication est irrecevable en vertu du paragraphe 2 b) de l'article 5 du Protocole facultatif;
b) Que la présente décision sera communiquée à l'auteur de la communication et à l'État partie.
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[Adopté en anglais (version originale), en espagnol et en français. Paraîtra ultérieurement en arabe, en chinois et en russe dans le rapport annuel présenté par le Comité à l'Assemblée générale.]
** Les membres du Comité dont le nom suit ont pris part à l'examen de la communication: M. Abdelfattah Amor, M. Nisuke Ando, Mme Christine Chanet, M. Franco Depasquale, M. Walter Kälin, M. Ahmed Tawfik Khalil, M. Rajsoomer Lallah, M. Rafael Rivas Posada, Sir Nigel Rodley, M. Martin Scheinin, M. Ivan Shearer, M. Hipólito Solari-Yrigoyen, Mme Ruth Wedgwood et M. Maxwell Yalden.
1. L'auteur fait valoir qu'il s'agit d'une violation de la loi grecque qui fait obligation aux agents de l'État d'informer le Procureur de tout acte illégal dès qu'ils en ont connaissance.
2. L'auteur cite l'arrêt de la Cour européenne des droits de l'homme dans l'affaire Ogur c. Turquie 21 EHRR 40, 2001, par. 73, 75, 77, 79, 81 et 84.
3. Communication no 45/1979, constatations adoptées le 31 mars 1982, par. 13.1 et 13.3. Il est également fait mention de l'arrêt de la Cour européenne rendu dans le même sens dans l'affaire Ribitsch c. Autriche 21 EHRR 573, par. 34.
4. L'article 9 dispose que: «Les responsables de l'application des lois ne doivent pas faire usage d'armes à feu contre des personnes, sauf en cas de légitime défense ou pour défendre des tiers contre une menace imminente de mort ou de blessure grave, ou pour prévenir une infraction particulièrement grave mettant sérieusement en danger des vies humaines, ou pour procéder à l'arrestation d'une personne présentant un tel risque et résistant à leur autorité, ou l'empêcher de s'échapper, et seulement lorsque des mesures moins extrêmes sont insuffisantes pour atteindre ces objectifs. Quoi qu'il en soit, ils ne recourront intentionnellement à l'usage meurtrier d'armes à feu que si cela est absolument inévitable pour protéger des vies humaines.».
5. Stewart c. Royaume-Uni, no 1044/82, 39 DR 162 (1984).
6. McCann c. Royaume-Uni, 21 EHRR 97, par. 150.
7. Herrera c. Colombie, communication no 161/1983, constatations adoptées le 2 novembre 1987, par. 10.3; Santullo c. Uruguay, communication no 9/1977, constatations adoptées le 26 octobre 1979, par. 12; Bleier c. Uruguay, communication no 30/1978, constatations adoptées le 29 mars 1980, par. 11.2 et 14.
8. McCann, op. cit., par. 161, et Jordan c. Royaume-Uni, requête no 24746/94, arrêt du 4 mai 2001, par. 106 à 109.
9. L'article 476 du Code de procédure pénale dispose que le demandeur (ou son représentant) doit être notifié 24 heures au moins avant la tenue de l'audience par le secrétariat-greffe du parquet, de vive voix ou par téléphone à l'adresse indiquée dans l'acte d'appel, et qu'une note à cet effet est consignée dans le dossier de l'affaire.
10. T. W. c. Malte, requête no 25644/94, arrêt du 29 avril 1994, par. 34, et Navarra c. France, série A no 273-B, arrêt du 23 novembre 1993, par. 24.
11. A. V. c. Bulgarie, arrêt du 18 mai 1999, et Kaya c. Turquie, arrêt du 19 février 1998, rapports 1998-I, p. 329, par. 105.
12. Baboeram et al. c. Suriname, communications nos 146, 148 à 154/1983, constatations adoptées le 4 avril 1985; Herrera Rubio c. Colombie, communication no 161/1983, constatations adoptées le 2 novembre 1987; Sanjuán Arévalo c. Colombie, communication no 181/1984, constatations adoptées le 3 novembre 1989; Minago Muiyo c. Zaïre, communication no 194/1985, constatations adoptées le 27 octobre 1987; Mojica c. République dominicaine, communication no 449/1991, constatations adoptées le 15 juillet 1994.
13. Voir A. P. A. c. Espagne, communication no 433/1990, décision adoptée le 25 mars 1994, et P. L. c. Allemagne, communication no 1003/2001, décision adoptée le 22 octobre 2003.