Comité des droits de l'homme
Trente-quatrième session
ANNEXE
Constatations du Comité des droits de l'homme au titre du paragraphe
4 de
l'article 5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international
relatif aux droits civils et politiques
- Trente-quatrième session
-
Communication No 162/1983
Présentée par : Vicenta Acosta (mère de la victime présumée) -à laquelle
s'est joint ultérieurement Omar Berterretche Acosta en qualité de coauteur
Au nom de: Omar Berterretche Acosta
Etat partie concerné : Uruguay
Date de la communication : 20 décembre 1983 (date de la première lettre)
Le Comité des droits de l'homme, institué en vertu de l'article 28 du Pacte
international relatif aux droits civils et politiques,
Réuni le 25 octobre 1988,
Ayant achevé l'examen de la communication No 162/1983, présentée au Comité
par Vicenta Acosta et Omar Berterretche Acosta en vertu du Protocole facultatif
se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques,
Compte tenu de toutes les informations écrites qui lui ont été soumises par
l'auteur de la communication et par 1'Etat partie intéressé,
Adopte ce qui suit :
Constatations au titre du paragraphe 4 de l'article 5 du Protocole facultatif
1. L'auteur initial de la communication (lettre du 20 décembre 1983) est Vicenta
Acosta, ressortissante uruguayenne et résidant en Uruguay, agissant au nom
de son fils, Anar Berterretche Acosta, ressortissant uruguayen né le 23 février
1927, détenu en Uruguay de septembre 1977 au ler mars 1985, qui, par lettre
reçue le 3 juillet 1985, s'est porté coauteur de la communication.
2.1 Il est indiqué qu'Omar Berterretche, architecte et météorologue, travaillait
avant sa détention en qualité de sous-directeur des prévisions au Département
uruguayen de météorologie , et comne professeur de dynamique, aérodynamique,
mathématiques et physique dans divers établissements. Il a été arrêté pour
la première fois en janvier 1976, et aurait été soumis à la torture il a été
libéré le 25 février 1976 sans avoir été inculpé. Il a été arrêté une seconde
fois le 7 septembre 1977, à la préfecture de police de Montevideo, où il s'était
rendu pour retirer son passeport afin de se rendre à l'étranger. Sa famille
a appris son arrestation le lendemain, mais il a été gardé au secret pendant
plus de 40 jours. Il a été conduit à la prison centrale de Montevideo, où
il est resté jusqu'en février 1978, date à laquelle il a été transféré à la
prison de Punta Carreta, à Montevideo. De juillet 1979 au ler mars 1985 il
a été détenu à la prison de Libertad.
2.2 Le juge militaire de première instance lui a infligé une peine de 24 mois
de prison pour aide à la subversion. Le Procureur général l'a accusé en outre
de communication d'informations militaires au parti communiste et a requis
une peine de six ans. Le tribunal militaire suprême l'a condamné à 14 ans
de prison.
3. Par décision du 22 mars 1984, le Groupe de travail du Comité des droits
de l'homme, ayant décidé que Vicenta Acosta était justifiée à agir au nom
de la victime présumée, a transmis la communication à 1'Etat partie intéressé,
en vertu de l'article 91 du règlement intérieur provisoire, en priant ledit
Etat de lui soumettre des renseignements et observations se rapportant à la
question de la recevabilité de la communication. Le Groupe de travail priait
aussi 1'Etat partie de transmettre au Comité copie de toute décision
judiciaire pertinente et d'informer le Comité de l'état de santé d'Omar Berterretche.
4.1 Par communication datée du 28 août 1984, 1'Etat partie a informé le Comité
que, le 5 juin 1980, M. Omar Berterretche avait été condamné en deuxième instance
à une peine de 14 ans de prison pour les délits "d'association subversive",
"d'atteinte par espionnage à la force matérielle de l'armée, de la marine
et de la force aérienne", "d'espionnage" et "d'atteinte
à la Constitution sous forme de tentative de complot avec commencement d'exécution"
, qui étaient prévus dans le code pénal militaire. Au sujet de son état de
santé, 1'Etat partie déclarait ce qui suit : "Patient souffrant de gastro-entérite
traitée et contrôlée. Actuellement enrayée".
4.2 Le Gouvernement uruguayen actuel est arrivé au Pouvoir le ler mars 1985.
En vertu d'une loi d'amnistie promulguée le 8 mars 1985 par ce gouvernement,
tous les prisonniers politiques ont été remis en liberté, et toutes les formes
de bannissement pour raisons politiques ont été supprimées.
5. Par lettre non datée, reçue le 3 juillet 1985, M. Berterretche s'est joint
à sa mère en tant que coauteur de la comununication, en indiquant qu'il avait
été remis en liberté en mars 1985 et en priant le Comité de poursuivre l'examen
de la communication. Il confirmait aussi l'exactitude des faits décrits par
sa mère, et faisait les observations suivantes au sujet de la communication
de 1'Etat partie du 24 août 1984 :
"Il est dit que je souffrais d'une gastro-entérite, et que celle-ci avait
été enrayée : c'est une demi-vérité, les soins médicaux ne m'ayant été dispensés
qu'à moitié et ayant été insuffisants. On a évidemment omis de dire que je
souffre d'hypertension d'origine nerveuse avec de graves écarts de tension,
affection elle aussi mal soignée. De même, rien n'est dit d'un problème cardiaque
qui s'est posé après les tortures que j'ai subies. Il n'est pas mentionné
que j'ai été soumis, dès le début de ma détention et pendant les interrogatoires
qui ont abouti à mon inculpation, à des violences corporelles ; passages à
tabac , torture de la suspension, asphyxie, aiguillon électrique, longues
stations debout dans le froid sans boire ni manger et tout cela, on n'en parle
pas. On omet aussi de vous dire que, comme il n'y avait aucune preuve précise
pour me condamner j'ai été déclaré 'espion', ce qui fait qu'on a progressivement
augmenté ma peine, qui est passée de 12 mois à 8 ans et demi de prison, et
enfin à 14 ans, sans qu'il y eût de circonstance aggravante.
N'ayant trouvé aucune preuve de ma participation active à la politique, et
se fondant uniquement sur mes idées, la justice militaire m'a jugé avec la
plus grande sévérité, sur des motifs mensongers . . .
La prison de Libertad, où j'étais incarcéré, était un lieu de véritable répression
permanente et odieuse, exercée par un personnel spécialisé, régulièrement
renouvelé pour ne pas qu'il souffre de la fatigue que ce genre de travail
ne peut manquer d'occasionner.
Le fait que je vais relater est un exemple de la façon dont les gens prenaient
plaisir à torturer à la prison de Libertad : il s'agit d'un cas de torture
psychologique dont moi-même et ma famille avons été victimes, comme bien d'autres
détenus. Le 7 septembre 1981, alors que cela faisait précisément quatre ans
que j'étais détenu , on m'a dit de me rendre au bureau du surveillant. Quelques-uns
de mes compagnons s'y rendaient également pour être informés de diverses décisions
les concernant et, dans certains cas, de leur libération. Pour ma part, on
m'a fait savoir que la liberté m'était rendue aux termes d'une décision émanant
d'un tribunal militaire constitué sur place, et on m'a demandé mon adresse,
c'est-à-dire qu'on a procédé dans mon cas aux formalités habituelles de remise
en liberté. J'ai prévenu ma famille, mais, quand celle-ci est allée s'informer,
on lui a fait savoir qu'il y avait eu erreur . . .
En considération de ce qui précède, je tiens à dire :
a) Que je souhaite que mon cas continue à être examiné, car, à la suite du
traitement auquel j'ai été soumis, il ne faut pas seulement tenir compte du
préjudice moral qui m'a été infligé ainsi qu'à ma famille, et du préjudice
subi par 1'Etat à cause des actes du gouvernement de facto, mais aussi d'un
autre préjudice, qui tient au fait que malgré tous mes efforts je n'ai toujours
pas de travail. A ce jour, je n'ai pu retrouver mon poste ni à l'école de
météorologie ni au département de météorologie, et il m'est très difficile
à mon âge (58 ans) d'obtenir un emploi.
b) Que je souhaite que mon affaire continue à être examinée au cas où il serait
possible de poursuivre plus avant les enquêtes, et parce que je continuerai
pour ma part à militer Pour le bien véritable de tous les êtres humains, pour
leurs droits, pour leur droit de vivre dans la Paix et la liberté, sachant
bien que c'est là un des objectifs historiques de l'humanité."
6. Avant d'examiner les prétentions contenues dans une camnunication, le Comité
des droits de l'homme doit, selon l'article 87 de son règlement intérieur
provisoire, décider si la caumunication est recevable conformément au Protocole
facultatif se rapportant au Pacte. En l'espèce, le Comité a conclu à l'absence
de toute exception de procédure aux termes des articles 2, 3 ou 5 du Protocole
facultatif.
7. Le 11 juillet 1985, le Comité a décidé que la camnunication était recevable,
dans la mesure où les faits allégués avaient trait à des événements postérieurs
au 23 mars 1976, date de l'entrée en vigueur du Protocole facultatif pour
l'Uruguay. L'Etat partie était donc prié, conformément au paragraphe 2 de
l'article 4 du Protocole facultatif, de soumettre par écrit des explications
ou des déclarations éclaircissant la question et indiquant, le cas échéant,
les mesures qu'il pourrait avoir prises, et, à nouveau, de fournir au Comité
copie de toute décision judiciaire se rapportant à l'affaire. La décision
du Comité a été communiquée aux parties le ler août 1985, et il a été indiqué
aux auteurs qu'ils pourraient faire parvenir des commentaires sur toute communication
reçue de 1'Etat partie en application du paragraphe 3 de l'article 93 du règlement
intérieur provisoire du Comité.
8. Par note du 3 janvier 1986, 1'Etat partie a confirmé son intention de coopérer
avec le Comité, en ajoutant qu'il lui adresserait copie des décisions judiciaires
pertinentes. Le 12 décembre 1986, 1'Etat partie a communiqué au Comité le
texte du jugement du tribunal militaire suprême daté du 5 juin 1980, ainsi
que des procès-verbaux des auditions et décisions des juridictions inférieures.
9. Le texte des communications de l'E! tat partie datées des 3 janvier et
12 décembre 1986 a été communiqué aux auteurs le 18 décembre 1986, par lettre
reconrnandée. Cette lettre a été renvoyée par les services postaux le ler
avril 1987, avec une mention indiquant que les auteurs avaient déménagé sans
laisser d'adresse. Les documents n'avaient donc pas été remis aux auteurs.
Par lettre datée du 16 novembre 1987, M. Berterretche Acosta a repris contact
avec le Comité, en lui faisant savoir qu'il se proposait de lui fournir d'autres
renseignements sur son affaire les communications de 1'Etat partie en date
des 3 janvier et 12 décembre 1986 lui ont été à nouveau adressées. De nouveau,
il a eu la possibilité de faire des observations sur les communications de
1'Etat partie. Aucun renseignement ou observation n'ont été reçus à ce jour.
10.1 Le Comité des droits de l'homme a examiné la présente communication à
la lumière de tous les renseignements qui lui avaient été présentés par les
parties, ainsi que prévu au paragraphe 1 de l'article 5 du Protocole facultatif.
Le Comité constate à cet égard que les renseignements qui lui ont été fournis
par les auteurs à l'appui de leurs allégations sont quelque peu limités. Dans
ces conditions, et en l'absence de toute observation des auteurs sur les importants
documents judiciaires canmuniqués par 1'Etat partie, le Comité se contentera
de se prononcer sur les allégations de mauvais traitements et de torture,
qui ne sont pas contestées par ledit Etat.
10.2 Les principales allégations des auteurs concernant les mauvais traitements
et les tortures et leurs conséquences sont les suivantes :
a) La mère de M. Berterretche Acosta affirme, dans la première lettre, que
son fils a été soumis à la torture lorsqu'il a été détenu Pour la première
fois, c'est-à-dire de janvier à février 1976. Elle affirme également que son
fils a été gardé au secret pendant 40 jours à partir du 7 décembre 1977, date
de sa seconde arrestation (par. 2.1 ci-dessus);
b) Dans ses observations sur la communication de l'Etat partie datée du
28 août 1984, M. Berterretche Acosta fait observer que, dans sa communication,
1'Etat partie ne mentionne pas qu'il a été "soumis, dès le début de
sa détention et pendant les interrogatoires, à des violences corporelles
; passages à tabac , torture de la suspension, asphyxie, aiguillon électrique,
longues stations debout dans le froid sans boire ni manger" (par. 5
ci-dessus),
c) S'agissant des tortures psychologiques qui lui auraient été infligées
à la prison de Libertad, M. Berterretche Acoata cite les événements du 7
septembre 1981, date à laquelle il lui a été dit que la liberté lui était
rendue, ainsi que l'explication ultérieure donnée à sa famille, selon laquelle
"il y avait eu erreur" (par. 5 ci-dessus),
d) Quant aux conséquences du traitement subi en détention, M. Berterretche
Acosta note dans ses observations relatives à la communication de 1'Etat
partie du 28 août 1984 : "on a évidemment omis de dire que je souffre
d'hypertension d'origine nerveuse avec de graves écarts de tension, affection
elle aussi mal soignée ; de même, rien n'est dit d'un problème cardiaque
qui s'est posé après les tortures que j'ai subies" (par. 5 ci-dessus)
e) Omar Berterretche déclare aussi qu'à la suite de sa détention, il a perdu
son poste et ne l'a pas retrouvé, qu'il n'a toujours pas de travail et qu'il
lui est très difficile d'obtenir un emploi.
10.3 Le Comité constate à cet égard, premièrement, que les allégations concernant
les traitements subis par M. Berterretche Acosta en janvier et février 1976
ne relèvent pas de sa compétence, vu qu'elles se rapportent à une période
antérieure au 23 mars 1976, date d'entrée en vigueur du Pacte pour l'Uruguay.
Deuxièmement, il constate que les allégations de violences corporelles faites
par M. Berterretche Acosta dans les observations qui ont été reçues en juillet
1985 manquent de clarté. A propos du moment où ces tortures auraient eu
lieu, il utilise les termes "Dès le début de ma détention et pendant
les interrogatoires qui ont abouti à mon inculpation". Si toutefois
on se rapporte au contexte, et considérant que M. Berterretche Acosta n'était
pas inculpé au moment de sa détention de janvier et février 1976, on peut
supposer que ces allégations se rapportent à la période allant de la date
à laquelle il a été arrêté pour la seconde fois, à savoir le 7 septembre
1977, à la date à laquelle il a été inculpé. M. Berterretche Acosta n'indique
pas quand il a été inculpé, mais il ressort des procès-verbaux ultérieurement
communiqués par l'Etat partie (par. 8 ci-dessus)que cette inculpation a
eu lieu le 17 octobre 1977, date qui correspond à la période de 40 jours
au cours de laquelle M. Berterretche Acosta aurait été détenu au secret
(par. 2.1 ci-dessus).
10.4 En formulant ses constatations, le Comité des droits de l'homme note
que l'Etat partie n'a pas fourni d'explications ni de déclarations sur le
traitement de M. Berterretche Acosta entre le 7 septembre et le 17 octobre
1977, ni sur les circonstances de sa détention pendant cette période. Bien
que la description de ce qui serait arrivé soit très courte, il est implicitement
indiqué au paragraphe 2 de l'article 4 du Protocole facultatif que l'Etat
partie est tenu d'enquêter sur des allégations de ce genre en toute bonne
foi et d'informer le Comité des résultats de son enquête. Le Comité constate
en outre que 1'Etat partie n'a fourni aucune observation sur les conditions
de détention dans la prison de Libertad, ni sur les conséquences de cette
détention (par. 10.2). Cela étant, il y a lieu de donner tout le poids qui
convient aux allégations des auteurs.
10.5 Le Comité tient compte du changement de gouvernement intervenu en Uruguay
le ler mars 1985, et de l'adoption d'une législation spéciale visant à rétablir
les droits des victimes du régime militaire précédent. Le Comité est aussi
pleinement conscient des autres aspects pertinents de la situation juridique
qui règne maintenant en Uruguay , mais il demeure convaincu que rien ne
libère 1'Etat partie de l'obligation que lui fait l'article 2 du Pacte de
veiller à ce que toute personne dont les droits et libertés ont été violés
dispose d'un recours utile et à ce que les autorités compétentes donnent
suite à ces voies de recours.
11. Le Comité des droits de l'homme, agissant en application du paragraphe
4 de l'article 5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international
relatif aux droits civils et politiques, est d'avis que les faits de la
cause, dans la mesure où ils sont postérieurs au 23 mars 1976, date à laquelle
le Pacte et le Protocole facultatif sont entré6 en vigueur pour l'Uruguay,
font apparaître des violations du Pacte international relatif aux droits
civils et politiques, et en particulier :
- de l'article 7, du fait qu'Omar Berterretche Acosta a été soumis à la
torture et à des peines et traitements cruels, inhumains et dégradants,
-du paragraphe 1de l'article 10, du fait qu'il n'a pas été traité humainement,
ni avec le respect qui est dû à la personne humaine,
pendant sa détention à la prison de Libertad jusqu'à sa mise en liberté,
le ler mars 1985.
12. Le Comité conclut en conséquence que 1'Etat partie est tenu de prendre
des mesures effectives pour remédier aux violations des droits dont Omar
Berterretche a été victime, et de lui assurer une indemnisation adéquate.