University of Minnesota



Frank Robinson c.
Jamaïque, Communication No. 223/1987, U.N. Doc. CCPR/C/35/D/223/1987 (1989).



Comité des droits de l'homme
Trente-cinquième session

Décision du Comité des droits de l'homme au titre du paragraphe 4 de l'article 5 du Protocole facultatif
se rapportant au Pacte International relatif aux droits civils et politiques

Trente-cinquième session

concernant la

Communication No 223/1987


Présentée par : Frank Robinson

Au nom de : L'auteur

Etat partie concerné : Jamaïque

Date de la communication : 5 février 1987 (date de la première lettre)

Date de la décision sur la recevabilité : 2 novembre 1987

Le Comité des droits de l'homme, institué en vertu de l'article 28 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Réuni le 30 mars 1989,

Ayant achevé l'examen de la communication No 22311987, présentée au Comité par Frank Robinson en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Compte tenu de toutes les informations écrites qui lui ont été soumises par l'auteur de la communication et par 1'Etat partie,

Adopte ce qui suit :

Constatations au titre du pragraphe 4 de l'article 5 du Protocole facultatif

1. L'auteur de la communication (première lettre du 5 février 1987 et lettre ultérieure du 15 juillet 1987) est Frank Robinson, citoyen jamaïquain purgeant une peine de prison à perpétuité à la Jamaïque. Il se prétend victime d'une violation par le Gouvernement jamaïquain de l'article 14 du Pacte. Il est représenté par son Conseil.

2.1 Frank Robinson a été arrêté le 31 août 1978 et inculpé de meurtre en même temps qu'un autre homme. Le procès, d'abord prévu pour le 18 avril 1979, a dû être renvoyé à six reprises, le Ministère public ne réussissant pas à joindre son principal témoin. Celui-ci ayant été finalement retrouvé, la date du procès a été fixée au 30 mars 1981. Ce jour-là, cependant, les avocats de M. Robinson ne se sont pas présentés devant le tribunal, prétendument parce qu'ils n'avaient pas reçu toutes les instructions nécessaires. Le Président du tribunal a interprété cette excuse comme signifiant que les avocats n'avaient pas reçu les fonds nécessaires pour assurer la défense de M. Robinson. Après l'ouverture du procès, M. Robinson a été informé de son droit de récuser les jurés, mais il s'est abstenu d'exercer ce droit et s'est contenté de demander à rencontrer ses avocats. Les jurés ayant prêté serment, l'audience a été suspendue pour deux heures dans l'espoir qu'il serait possible de joindre les avocats de M. Robinson. A là reprise de l'audience, le Président du tribunal a été informé que le second avocat de M. Robinson serait présent le lendemain. Cependant, l'audience s'est poursuivie. Le jour suivant, le second avocat s'est présenté à l'audience et a demandé au Président du tribunal, au nom du premier avocat et en son nom propre, l'autorisation de se retirer de l'affaire. Le Président a rejeté cette demande, mais a invité l'avocat à défendre l'accusé au titre de l'aide judiciaire. L'avocat, après avoir écarté cette offre, a quitté la salle d'audience et n'a pas réapparu. Le Président a refusé tout nouveau renvoi de l'affaire, et le procès s'est poursuivi sans que M. Robinson fût assisté d'un défenseur. Au cours des audiences, M. Robinson a cité sa mère comme témoin à l'appui de son alibi. Il n'a pas cité d'autres témoins, alors qu'apparemment il se trouvait dans la salle d'audience d'autres personnes qui auraient pu être citées. Il n'a contre-interrogé aucun des témoins à charge et s'est contenté de faire une déclaration finale de trois minutes. Le 2 avril 1980, après trois jours d'audience, il a été déclaré coupable de meurtre et condamné à
mort.

2.2 Pour ce qui est de la question de l'épuisement des recours internes, M. Robinson a tenté d'interjeter appel devant la Cour d'appel de la Jamaïque, mais la Cour a rejeté sa demande le 18 mars 1983 sans motiver sa décision. Il a ensuite déposé un recours devant le Conseil privé, en faisant valoir que le Président du tribunal, en refusant un renvoi du procès qui lui eût permis de se faire défendre par d'autres avocats, avait porté atteinte à son droit "d'assurer sa défense personnellement ou par l'intermédiaire d'un représentant légal de son choix" (article 20, par. 6 c), de la Constitution de la Jamaïque), et que sa condamnation devait en conséquence être cassée. Le Conseil privé, aux termes d'une décision rendue par trois voix contre deux, a rejeté ce recours, aux motifs : a)que
M. Robinson n'avait pas un droit absolu de bénéficier des services d'un défenseur, mais était seulement autorisé à exercer ce droit, à condition qu'il prît lui-même les dispositions nécessaires; b)que le Président du tribunal n'était pas tenu d'accorder des renvois répétés, compte tenu en particulier des possibilités présentes et futures de citation de témoins; c)que M. Robinson aurait dû faire à l'avance une demande d'aide judiciaire; d)enfin, que l'absence d'un défenseur n'aurait pas entraîné d'erreur judiciaire, vu que le Président du tribunal avait exposé l'affaire au jury de façon très complète et très équitable et que, la véracité des principaux témoins à charge ayant été vérifiée après contre-interrogatoire de la part des avocats du coaccusé et l'alibi fourni par la mère de M. Robinson ayant été écarté, les preuves contre M. Robinson étaient accablantes.

2.3 Au milieu de l'année 1985, à la suite de représentations faites devant le Gouverneur général de la Jamaïque, la condamnation à mort de M. Robinson a été commuée en une peine de prison à perpétuité. Il est allégué que M. Robinson est victime d'une violation de l'article 14, paragraphe 3 d), du Pacte, comme ayant été jugé en l'absence d'un défenseur, non seulement en raison du retrait de ses
avocats, mais à cause du refus du Président du tribunal de renvoyer le procès afin de permettre à l'intéressé de trouver un autre défenseur. Il est également allégué que M. Robinson est victime d'une violation de l'article 14, paragraphe 3 e), comme n'ayant pu, faute d'être assisté d'un défenseur, contre-interroger effectivement les témoins à charge ou citer des témoins à décharge. A cet égard, il est allégué que la cause de M. Robinson n'a pas été entendue équitablement, contrairement aux prescriptions de l'article 14, paragraphe 1, du Pacte.

3. Par sa décision du 19 mars 1987, le Groupe de travail du Comité des droits de l'homme a transmis la communication, en vertu de l'article 91 du règlement intérieur provisoire, à 1'Etat partie, en le priant de soumettre des renseignements et observations se rapportant à la question de la recevabilité de. la communication.

4.1 Dans les observations, datées du 4 juin 1987, qu'il a présentées en application de l'article 91 du règlement intérieur provisoire, 1'Etat partie soutient qu'aucun des droits énumérés à l'article 14 qui ont été invoqués par l'auteur de la communication n'a été violé dans son cas.

4.2 L'Etat partie fait observer que lorsque la Section judiciaire du Conseil privé a examiné le recours en 1985, elle a estimé qu'il n'y avait pas eu violation des dispositions de l'article 20, paragraphe 6 c), de la Constitution de la Jamaïque, qui dispose que "toute personne accusée d'un acte délictueux aura la faculté d'assurer sa défense personnellement ou par l'intermédiaire d'un représentant légal de son choix", ce qui, de l'avis de 1'Etat partie, coïncide avec les dispositions de l'article 14, paragraphe 3 d), du Pacte concernant le droit de toute personne "à se défendre elle-même ou à avoir l'assistance d'un défenseur de son choix". Il
rappelle en outre que le Conseil privé a estimé que la disposition constitutionnelle précitée n'accorde pas un droit absolu de bénéficier des services d'un défenseur, en ce sens qu'elle oblige un juge "quelles que soient les circonstances, à toujours accorder un renvoi afin d'éviter que toute personne qui désire bénéficier des services d'un défenseur n'en soit privée". S'agissant de
l'affaire en cause, 1'Etat partie réaffirme que s'il est vrai qu'elle a bien été renvoyée 19 fois, dont six à la date fixée pour le procès, c'est en grande partie parce que le Ministère public a eu des difficultés à trouver son principal témoin, qui aurait été l'objet de menaces de mort. Le Président du tribunal a vainement essayé d'obtenir des deux avocats qui s'étaient toujours présentés jusqu'alors au
nom du requérant qu'ils continuent de le représenter au procès. Mais les avocats ont déclaré qu'ils n'avaient pas reçu "toutes les instructions nécessaires, ce qui, d'après 1'Etat partie, ne peut être interprété que comme un euphémisme, pour indiquer qu'ils n'avaient pas reçu l'intégralité de leurs honoraires. Le seul avocat présent au tribunal a refusé de défendre l'accusé au titre de l'aide
judiciaire comme le Président le lui avait demandé.

4.3 Quant à l'allégation du requérant selon laquelle il y a eu violation du droit qu'il avait en vertu de l'article 14, paragraphe 3 e), du Pacte "à interroger ou faire interroger les témoins à charge et à obtenir la comparution et l'interrogatoire des témoins à décharge dans les mêmes conditions que les témoins à charge", 1'Etat partie fait valoir que puisqu'il n'y a pas eu déni du droit à être représenté par un défenseur, cette allégation ne peut être retenue. Il note que l'auteur de la communication "s'est vu accorder la possibilité d'interroger et de contre-interroger les témoins et a bénéficié en fait d'une aide non négligeable du Président du tribunal lorsqu'il a interrogé son principal témoin".

4.4 Enfin, 1'Etat partie rejette l'argument de l'auteur de la communication selon lequel sa cause n'a pas été entendue équitablement, contrairement aux prescriptions de l'article 14, paragraphe 1, du Pacte : "
. . . mais, de toute façon, il ressort clairement des faits ainsi que du jugement susmentionné de la Section judiciaire du Conseil privé qu'il n'y a pas eu, en l'espèce, violation du droit de toute personne à voir sa cause entendue équitablement, tel qu'il est prévu dans la Constitution jamaïquaine ou dans le Pacte. En particulier, il convient de noter que le Conseil privé . . . a estimé que le juge avait exposé très équitablement et de manière
complète les arguments du requérant au jury et qu'il n'y a pas eu déni de justice".

5.1 Dans le commentaire, daté du 15 juillet 1987, qu'il a fait au sujet des observations présentées par 1'Etat partie en vertu de l'article 91 du règlement intérieur provisoire, l'auteur de la communication soutient que ses allégations relatives à une violation de l'article 14, paragraphe 1 et paragraphe 3, sont bien fondées.

5.2 Il fait valoir que, dans sa communication initiale, il avait traité de façon complète toutes les questions soulevées par 1'Etat partie et que les références de 1'Etat partie aux nombreux renvois accordés en l'espèce confirment seulement qu'ils l'avaient été pour rendre service au Ministère public. Les faits corroborent donc son affirmation selon laquelle l'égalité des moyens de défense garantie par l'alinéa e) du paragraphe 3 de l'article 14 du Pacte lui a été refusée. L'auteur de la communication a présenté une copie d'un arrêt récent de la Cour d'appel anglaise qui corroborerait son allégation, arrêt dans lequel la Cour d'appel a statué que s'il apparaissait qu'il n'était pas possible à un plaideur d'obtenir justice, une ordonnance de renvoi devait être prise, même si cela présentait de grands inconvénients.

5.3 L'auteur de la communication rejette également l'argument de 1'Etat partie selon lequel le Président du tribunal a exposé "très équitablement et de manière complète" ses arguments au jury : si le Président pouvait donner des conseils et fournir une aide à l'auteur de la communication, il ne pouvait, en tant qu'arbitre indépendant et impartial, représenter celui-ci de la même façon qu'un avocat chargé de sa défense. Enfin, l'auteur soutient que le fait que la condamnation à mort ait été commuée en une peine de prison à perpétuité ne représente en l'occurrence ni un recours suffisant ni un recours approprié, comme 1'Etat partie l'a affirmé.

6.1 Avant d'examiner des affirmations contenues dans une communication, le Comité des droits de l'homme doit, selon l'article 87 de son règlement intérieur provisoire, décider si la communication est recevable en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.

6.2 Le Comité a noté que 1'Etat partie ne prétendait pas que la communication fût ; irrecevable en vertu de l'article 5, paragraphe 2, du Protocole facultatif. En ce qui concerne l'alinéa a)du paragraphe 2 de l'article 5 du Protocole facultatif, le Comité a observé que la plainte de Frank Robinson n'avait pas été soumise à une autre instance internationale d'enquête ou de règlement. Pour ce qui est de l'alinéa b)du paragraphe 2 de l'article 5, 1'Etat partie n'avait pas contesté l'affirmation de l'auteur selon laquelle il n'y avait pas de recours utiles lui restant ouverts.

6.3 Pour ce qui est des observations des parties concernant les violations de l'article 14, paragraphes 1 et 3 d)et e), qui auraient été commises, le Comité a décidé d'examiner les questions qu'elles soulèvent en même temps que le fond de l'affaire.

7. Le 2 novembre 1987, le Comité des droits de l'homme a par conséquent décidé que la communication était recevable.

8. Dans ses déclarations en date du 17 novembre 1988, présentées en application du paragraphe 2 de l'article 4 du Protocole facultatif, 1'Etat partie réaffirme, comme il l'avait dit dans ses observations du 4 juin 1987, qu'aucun des droits invoqués par l'auteur n'a selon lui été violé par les tribunaux jamaïquains. Il appelle en outre l'attention sur le fait que le Gouverneur général a exercé son droit de grâce en faveur de M. Robinson en commuant sa condamnation à mort en peine de prison à perpétuité.

9. Le Comité a établi que la décision de la Section judiciaire du Conseil privé ne formulait aucune conclusion quant à une violation du Pacte par le Gouvernement jamaïquain, se bornant à des constatations relatives à la Constitution jamaïquaine.

10.1 Le Comité des droits de l'homme, ayant examiné la présente communication à la lumière de tous les renseignements mis à sa disposition par les parties, ainsi que le prévoit le paragraphe 1 de l'article 5 du Protocole facultatif, décide de fonder ses constatations sur les faits exposés ci-après, qui n'apparaissent pas contestés.

10.2 M. Robinson a été arrêté le 31 août 1978 et inculpé de meurtre. Son procès, dont l'ouverture avait d'abord été prévue pour le 18 avril 1979, a dû être renvoyé à cette date et six fois encore par la suite; ces renvois étaient imputables au fait que le Ministère public n'avait pas été en mesure d'établir quel était le lieu de résidence de son principal témoin et de lui adresser une citation à comparaître, parce que celui-ci aurait reçu des menaces de mort. Lorsque la trace dudit témoin avait enfin été retrouvée et que le procès s'était ouvert, aucun des deux avocats de l'auteur n'était présent à l'audience. Le juge en autorisa pourtant la poursuite. Le jour suivant, l'un des avocats de la défense fit une brève apparition, uniquement pour demander au juge, au nom du premier avocat et en son nom propre, l'autorisation de se retirer de l'affaire. Le juge rejeta cette demande et l'invita à défendre l'accusé au titre de l'aide judiciaire. L'avocat refusa, et le juge ordonna la poursuite du procès sans que l'auteur fût représenté. M. Robinson resta livré à lui-même pour assurer sa défense et, le 2 avril 1981, fut reconnu coupable et condamné à mort. Le 18 mars 19831 la Cour d'appel de la Jamaïque rejetait son appel sans assortir sa décision d'un arrêt écrit, et en 1985, la Section judiciaire du Conseil privé rejetait son nouveau recours par une décision rendue par trois voix contre deux. En juin 1985, le Gouverneur général de la Jamaïque a exercé son droit de grâce en commuant la peine de mort à laquelle l'auteur avait été condamné en peine de prison a perpétuité.

10.3 La principale question soumise au Comité est de déterminer si un Etat partie a l'obligation de veiller à ce qu'un défenseur soit présent lorsque, dans le cas d'un délit grave, le défenseur choisi par l'accusé ne s'est pas présenté à l'audience pour quelque raison que ce soit. Le Comité, notant que l'alinéa d)du paragraphe 3 de l'article 14 stipule que toute personne aura le droit "chaque fois que l'intérêt de la justice l'exige de se voir attribuer d'office un défenseur", est convaincu qu'il va de soi que l'assistance d'un défenseur doit être assurée dans les cas de crime capital. Tel est le cas même si l'absence d'un défenseur est dans une certaine mesure imputable à l'accusé lui-même, et même si, afin d'assurer cette assistance, il s'avère nécessaire de renvoyer le procès. Les efforts que le Président du Tribunal pourrait déployer en vue d'aider l'accusé à assurer sa défense en l'absence d'un défenseur ne modifient en rien l'applicabilité de cette disposition. De l'avis du Comité, l'absence de défense constitue un jugement inéquitable.

10.4 Le refus du Président du tribunal d'accorder un renvoi pour permettre à l'auteur de bénéficier des services d'un défenseur, alors que l'affaire avait déjà été renvoyée plusieurs fois lorsque les témoins cités par le Ministère public n'avaient pu être trouvés ou n'étaient pas prêts, soulève des questions d'équité et d'égalité devant les tribunaux. Le Comité estime qu'il y a eu violation du paragraphe 1 de l'article 14 en raison de l'inégalité des armes dont disposaient les parties.


10.5 Le Comité, se fondant sur les renseignements fournis par les parties au sujet du droit de l'auteur d'interroger les témoins, estime qu'il n'y a pas eu de violation du paragraphe 3 e)de l'article 14.

11. Le Comité des droits de l'homme, agissant sur le fondement du paragraphe 4 de l'article 5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques, est d'avis que les faits de la cause, tels qu'ils ont été présentés, révèlent une violation du paragraphe 1 et de l'alinéa d)du paragraphe 3 de l'article 14 du Pacte.

12. En conséquence, le Comité est d'avis que 1'Etat partie est tenu de prendre des mesures effectives pour remédier aux violations dont l'intéressé a été victime en le relâchant et de veiller à ce que des violations analogues ne se reproduisent pas à l'avenir.



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