Présentée par : A. et S. N. [noms supprimés]
Au nom : des auteurs et de leur fille S.
Etat partie concerné : Norvège
Date de la communication : 9 mars 1987 (date de la première lettre)
Le Comité des droits de l'homme, créé en vertu de l'article 28 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques,
Réuni le 11 juillet 1988,
adopte la décision ci-après :
Décision sur la recevabilité
1. Les auteurs de la communication (première lettre du 9 mars 1987 et lettres ultérieures du 10 septembre 1987 et du 5 avril 1988)sont A. et S. N., citoyens norvégiens résidant à Alesund, écrivant en leur nom et au nom de leur fille S., née en 1981. Ils affirmentêtre victimes de la violation, par la Norvège, de l'article 18, paragraphes 1, 2 et 4 et de l'article 26 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. Ils sont représentés par un conseil.
2.1 Les auteurs affirment que la loi norvégienne sur les jardins d'enfants, texte de 1975 modifié en 1983, contient une disposition où il est dit que "les jardins d'enfants aident à donner aux enfants une éducation conforme aux principales valeurs chrétiennes". Ils sont non-croyants, et membres de l'Association norvégienne d'éthique humanitaire. Ils protestent devant le fait que leur fille, qui était inscrite au jardin d'enfants Vestbyen, d'Alesund, de l'automne 1986 au mois d'août 1987, s'y trouvait exposée contre leur volonté à des influences chrétiennes. La disposition ci-dessus de la loi norvégienne ne s'appliquant pas aux établissements privés, les auteurs de la communication font valoir que, sur les dix jardins d'enfants d'Alesund, neuf appartiennent au conseil municipal, qui en a la direction, et que de nombreux parents n'ont pas d'autre choix que d'envoyer leurs enfants dans l'un de ces jardins d'enfants. Ils citent le règlement de 1984 portant application de la loi sur les jardins d'enfants, ainsi que les directives sur l'application de la clause de conscience de la loi sur les jardins d'enfants, où l'on peut lire notamment : "Les fêtes chrétiennes sont largement observées dans notre culture; il est donc naturel que les jardins d'enfants expliquent à ceux-ci la signification de ces fêtes... La foi et la doctrine chretiennes ne doivent jouer qu'un rôle mineur dans la vie quotidienne des jardins d'enfants". L'Association norvégienne d'éthique humanitaire, organisation de non-croyants, a élevé de fortes objections contre la loi sur les jardins d'enfants et son règlement d'application.
2.2 Dans le cas considéré, les parents de S. protestent contre le fait que, and elle est entrée au jardin d'enfants, chaque repas était précédé d'une action de grâces. Interrogé à ce sujet, le personnel du jardin d'enfants a répondu aux parents que leur fille n'etait pas tenue de se joindre à ces actions de grâces; cependant, ses parents estiment que, pour un enfant de six ans, il aurait été difficile de ne pas faire comme tous les autres.
2.3 Les parents prétendent que la loi sur les jardins d'enfants, son réglement d'application, les directives susnommées et la pratique qui s'ensuit sont incompatibles avec l'article 18, paragraphe 4, du Pacte, qui fait obligation aux Etats de respecter la liberté des parents de donner à leurs enfants une éducation religieuse et morale conforme à leurs propres convictions. Ils invoquent aussi l'article 26 du Pacte, où il est dit que la loi doit interdire toute discrimination et garantir à chacun une protection égale et efficace contre toute discrimination, y compris religieuse.
2.4 Au sujet de l'dpuisement des recours internes, exiges aux termes de l'article 5, paragraphe 2 b), du Protocole facultatif, les auteurs de la communication interprètent cette règle comme "n'étant pas applicable dans les cas où les procédures de recours exigeraient des délais abusifs". Ils déclarent qu'ils ne se sont pas adressés à la justice norvégienne, et affirment qu'il ne leur est ouvert aucun recours effectif, vu que S. ne fréquentera le jardin d'enfants que jusqu'en août 1987. De plus, ils doutent que "les tribunaux norvégiens appliquent le Pacte des Nations Unies B ce problème national et que, dans ces conditions, s'adresser d'abord à la justice norvégienne soit autre chose qu'une perte de temps et d'argent, ainsi qu'une source de soucis supplémentaire pour les plaignants".
2.5 Le Comité des droits de l'homme s'est assuré que la même question n'était pas déjà en cours d'examen devant une autre instance internationale d'enquête ou de règlement.
3. Par sa décision du 8 avril 1987, le Comité des droits de l'homme a transmis la communication, en vertu de l'article 91 du règlement intérieur provisoire, à 1'Etat partie, en le priant de soumettre des renseignements et observations se rapportant à la question de la recevabilité de la communication. Le 23 octobre 1987, le Groupe de travail du Comité a adopté une deuxième décision en vertu de l'article 91, dans laquelle il demandait à 1'Etat partie de fournir des renseignements plus précis au sujet des recours ouverts aux auteurs.
4.1 Dans les premières observations qu'il a présentées en application de l'article 91, datées du 14 juillet 1987, 1'Etat partie conteste la recevabilité de la communication au motif que les auteurs n'ont pas épuise les recours internes et que l'exception prévue a l'article 5, paragraphe 2 b), du Protocole facultatif n'est pas applicable dans le cas présent.
4.2 L'Etat partie fait observer que la règle énoncée a l'article 5, paragraphe 2 b), est fondée à la fois sur des considérations pratiques et sur le principe de la souveraineté des Etats. Les auteurs de la communication, cependant, n'ont porté l'affaire devant aucun tribunal norvégien. Les juridictions devant lesquelles ils pourraient contester l'application de la loi sur les jardins d'enfants et son règlement d'application sont, en première instance, le tribunal de district et de la ville, en deuxième instance, la Haute Cour (division des recours), et finalement, en troisième instance, la Cour suprême. Sous réserve que la Commission de sélection des appels de la Cour suprême l'autorise, on peut, toutefois, introduire directement un recours auprès de la Cour suprême à la suite d'une décision du tribunal de district et de la ville. Cette autorisation est accordée lorsqu'on estime que le jugement a une importance qui dépasse l'affaire en question ou que, pour des raisons particulières, une décision rapide est souhaitable.
4.3 L'Etat partie fait observer que, dans le cas des auteurs, il s'écoulerait environ quatre mois entre l'acte d'assignation et l'audience par le tribunal de district et de la ville d'Alesund. S'il faut en général de trois à quatre ans pour épuiser tous les degrés d'instance, ces délais sont considérablement abrégés lorsque la Cour suprême autorise les plaignants à lui adresser directement leur recours. En conséquence, 1'Etat partie fait valoir que l'épuisement des recours internes en Norvège n'aurait pas entraîné des délais déraisonnables et que les auteurs auraient pu, au moins, porter l'affaire devant le tribunal de première instance. En outre, 1'Etat partie fait observer que l'argument des auteurs selon lequel, puisque leur fille ne serait plus au jardin d'enfants lors du jugement définitif, il était vain de saisir les tribunaux de l'affaire, s'applique également à la décision que pourra prendre le Comité des droits de l'homme et à l'incorporation éventuelle de cette décision dans le droit et la pratique de la Norvège. C'est pourquoi 1'Etat partie conclut qu'il ne s'agit pas d'un cas urgent qui justifie que l'on n'épuise pas les recours internes et que l'on saisisse directement le Comité des droits de l'homme de l'organisation des Nations Unies.
4.4 Dans les nouvelles observations qu'il a présentées en application de l'article 91 le 24 février 1988, 1'Etat partie explique que "toute personne ayant un intérêt juridique peut demander aux tribunaux ordinaires de vérifier qu'une loi, en l'espèce la loi sur les jardins d'enfants, est conforme au droit. C'est ce qu'auraient pu faire les plaignants quand ils ont décidé, au printemps de 1987, de porter l'affaire directement devant le Comité des droits de l'homme".
4.5 L'Etat partie fait à nouveau observer que les tribunaux norvégiens ont donné un poids considérable aux conventions et traités internationaux dans l'interprétation du droit interne, même si ces instruments n'ont pas dté formellement incorporés dans la législation nationale. Il mentionne plusieurs décisions de la Cour suprême qui portent sur le lien entre les instruments relatifs aux droits de l'homme et le droit interne et concernent les éventuels conflits entre les lois norvégiennes et le Pacte international relatif aux droits civils et politiques. Bien que, dans ces affaires, la Cour ait jugé qu'il n'y avait pas de contradiction entre les lois internes et les instruments relatifs aux droits de l'homme, elle a indiqué clairement que les règles du droit international doivent être prises en considération pour interpréter les lois internes. A ce propos, 1'Etat partie répète que "la possibilité d'infirmer complètement une loi nationale au motif qu'elle est en contradiction avec le Pacte ne peut être écartée", et souligne que, dans tous les cas où étaient invoques les instruments internationaux relatifs aux droits de l'homme, la Cour suprême a pris position sur la question de la contradiction entre la loi norvégienne et l'instrument international et n'a pas refusé de statuer. Dans un cas récent, par exemple, "Il s'agissait de savoir si une école privde formant des travailleurs sociaux et appartenant a une fondation chrétienne pouvait demander aux postulants (futurs enseignants) d'indiquer leurs convictions religieuses. Dans cette affaire, la Cour a pris clairement position sur la pertinence juridique des normes internationales dans l'interprétation du droit interne. Le premier juge qui a voté, et qui a été suivi par la Cour unanime, a déclaré : 'i1 ne me paraît pas contestable que la Convention (Convention No 111 de l'OIT) doive avoir du poids dans l'interprétation de l'article 55 A de la loi de 1977 sur le milieu professionnel'. Le vote de la Cour montre qu'une grande attention et un poids considérable sont accordés à la Convention". (Norsk Rettstidende 1986, p. 1250 et suiv.).
4.6 Compte tenu de ce qui précède, 1'Etat partie fait valoir que les auteurs avaient de bonnes chances d'obtenir que les tribunaux norvégiens vérifient si la loi sur les jardins d'enfants est compatible avec le Pacte. Ainsi, ils auraient pu invoquer le Pacte et demander aux tribunaux d'interpréter la loi à la lumière de cet instrument et d'annuler la disposition relative à la religion chrétienne au motif qu'elle était incompatible avec le Pacte. En outre, ils auraient pu soutenir que la loi est contraire au paragraphe 1 de l'article 2 de la Constitution norvégienne, aux termes duquel "tous les habitants du Royaume ont le droit de pratiquer librement leur religion". Dans l'interprétation de cet article, les instruments internationaux relatifs aux droits de l'homme sont des éléments importants dont le juge doit tenir compte.
5.1 Le 10 septembre 1987 et le 5 avril 1988 les auteurs ont fait part de leurs commentaires portant réponse aux observations de 1'Etat partie sur la recevabilité de la communication.
5.2 Les auteurs contestent le point de vue de 1'Etat partie selon lequel la communication est irrecevable au motif que les recours internes n'ont pas été épuisés. Ils font observer que le Gouvernement norvégien soutient que l'affaire aurait dû être portée devant les tribunaux nationaux, alors que leur principal argument est précisément que ces tribunaux ne sont pas compétents pour se prononcer sur le point en litige. Ils soulignent qu'ils ont toujours soutenu non pas que la pratique suivie dans les jardins d'enfants était contraire a la loi sur les jardins d'enfants et a son règlement d'application mais qu'elle était contraire aux instruments internationaux relatifs aux droits de l'homme.
5.3 Les auteurs maintiennent que leur affaire doit pouvoir être examinée par le Comité des droits de l'homme sans avoir été soumise au préalable aux tribunaux norvégiens. Ils affirment que les decisions de la Cour suprême citées par 1'Etat partie dans ses observations du 24 fevrier 1988 ne sont pas pertinentes.
5.4 Les auteurs concluent qu'aucune mesure pratique n'a été mise en oeuvre par les autorités norvégiennes pour éviter que les enfants de familles non chrétiennes soient exposés à des influences chrétiennes, puisque, malgré tous leurs efforts, eux-mêmes n'ont pas réussi à empêcher que leur fille subisse de telles influences.
6.1 Avant d'examiner les affirmations figurant dans une communication, le Comité des droits de l'homme doit, selon l'article 87 de son règlement intérieur provisoire, décider si la communication est recevable conformément au Protocole facultatif se rapportant au Pacte.
6.2 Le Comité note à ce sujet que les auteurs n'ont pas épuisé les recours internes qui, selon l'Etat partie, leur étaient ouverts. Il note que les auteurs doutaient que les dispositions du Pacte international relatif aux droits civils et politiques soient appliquées par la justice norvégienne, et qu'ils étaient convaincus que la question ne pouvait être réglée de façon satisfaisante devant un tribunal norvégien. Toutefois l'Etat partie affirme que le Pacte aurait été une source de droit d'un poids considérable pour ce qui est d'interpréter la portée de la disposition relative à la religion chrétienne, et qu'il était raisonnable de penser que, si les auteurs avaient saisi de l'affaire les tribunaux norvégiens, ils auraient pu effectivement contester devant ces tribunaux la compatibilité entre, d'une part, le Pacte et, d'autre part, la disposition relative à la religion chrétienne de la loi sur les jardins d'enfants et la pratique en vigueur. Le Comité note en outre qu'il existait une possibilité de règlement rapide de l'affaire si celle-ci était portée par les auteurs devant les tribunaux locaux. En conséquence, le Comité conclut que l'on ne peut pas estimer a priori qu'il aurait éte vain de saisir de l'affaire les tribunaux norvégiens, et que les doutes manifestés par les auteurs quant à l'efficacité des recours internes ne les dispensaient pas de l'obligation de les épuiser. Les conditions de l'article 5, paragraphe 2 b)du Protocole facultatif ne sont donc pas remplies en l'espèce.
7. En conséquence, le Comité des droits de l'homme decide :
1. Que la communication est irrecevable;
2. Que la présente décision sera communiquée aux auteurs et à 1'Etat partie.