University of Minnesota



Earl Pratt et I. van Morgan c.
Jamaïque, Communication No. 225/1987, U.N. Doc. CCPR/C/35/D/225/1987 (1989).


Comité des droits de l'homme
Trente-cinquième session

Constatations du Comité des droits de l'homme aux termes du paragraphe 4
de l'article 5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international
relatif aux-droits civils et politiques -trente-cinquieme session

concernant les

Communications Nos 210/1986 et 225/1987




Présentées par : Earl Pratt et I. van Morgan

Au nom de : Les auteurs

Etat partie concerné : Jamaïque

Date des communications : 28 janvier 1986 et 12 mars 1987

Date de la décision sur la recevabilité : 24 mars 1988

Le Comité des droits de l'homme, institué aux termes de l'article 28 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

S'étant réuni le 6 avril 1989,

Ayant achevé son examen des communications Nos 210/1986 et 225/1987 présentées au Comité par Earl Pratt et Ivan Morgan en vue de leur examen en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Ayant tenu comnte de toutes les informations écrites qui lui ont été soumises par les auteurs des communications et par 1'Etat partie,

Adopte ce qui suit :



Constatations aux termes du paragraphe 4 de l'article 5 du Protocole facultatif


1. Les auteurs des communications datées du 28 janvier 1986 et du 12 mars 1987 sont Earl Pratt et Ivan Morgan, deux citoyens jamaïquains, qui sont actuellement incarcérés à la prison du district de Sainte-Catherine (Jamaïque), où ils attendent d'être exécutés. Ils sont représentés par un avocat. Ils se déclarent victimes de la violation par le Gouvernement jamaïquain des articles 6, 7 et 14 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques.

2.1 Le 6 octobre 1977, Junior Anthony Missick était tué a coups de revolver. Trois hommes auraient participé à ce meurtre, parmi lesquels les auteurs des communications, qui ont l'un et l'autre passé en jugement devant le Home Circuit Court de Kingston, du 10 au 15 janvier 1979. Il est allégué qu'un important témoin à décharge, M. Clarence Smith, qui aurait pu fournir un alibi pour M. Pratt, était prêt à déposer lorsque le procès a commencé, le vendredi 12 janvier 1979. Cependant, ce témoin se serait temporairement absenté, et, à son retour, l'audience avait été ajournée au lundi 15 janvier. A cette dernière date, M. Smith n'était pas présent, le Président du tribunal a clos les audiences sans entendre sa déposition. Le jury a déclaré les auteurs coupables d'assassinat, et le juge les a condamnés à mort.

2.2 Devant la Cour d'appel de la Jamaïque, qui a examiné l'affaire en septembre, novembre et décembre 1980, la défense a soutenu que le Président du tribunal avait "fait erreur en décidant de façon discrétionnaire de ne pas renvoyer le jury après une déposition fallacieuse, pour des motifs étrangers à l'affaire et sur la base d'une fausse interprétation de la déposition en question". La "déposition fallacieuse" en question était celle du principal témoin a charge, qui avait déclaré que M. Pratt et M. Morgan étaient depuis trois ans les amis de la victime, et que Pratt et la victime avaient antérieurement tiré des coups de feu sur un
autre de leurs amis. Le témoin n'avait pas précisé qui avait reçu ces coups de feu, ni quelles en avaient été les conséquences, donnant ainsi aux jurés l'impression que les accusés étaient capables de tuer même leurs amis. Il est allégué que le jury aurait dû être renvoyé et que le procès aurait dû recommencer, comme l'avait demandé la défense. La Cour d'appel a rejeté le recours formé devant elle, au motif que les décisions du Président du Tribunal n'avaient pas été préjudiciables aux auteurs de l'appel. Dans le cas particulier de M. Morgan, le dossier du procès montre que la seule preuve à son encontre était la déposition d'un témoin qui avait déclaré s'être trouvé avec M. Pratt au moment des coups de feu, et avoir eu, lui aussi, un revolver en sa possession. Ce témoin ne l'avait pas vu tirer à proprement parler, et aucun élément de preuve n'avait été produit pour démontrer que le meurtre était le résultat d'une entente préalable. Au cours du procès, M. Morgan avait affirmé avoir un alibi, déclarant qu'il se trouvait avec sa femme et ses enfants au moment du meurtre.

2.3 Ce n'est que près de quatre ans plus tard, le 24 septembre 1984, que la Cour d'appel a publié les motifs de sa décision. Un recours devant la section judiciaire du Conseil privé a été rejeté le 17 juillet 1986. Cependant, la section judiciaire a déclaré qu'il était inacceptable qu'il eût fallu neuf ans environ depuis la date du délit, et sept ans depuis la condamnation, pour que la section judiciaire fût saisie de l'affaire. En particulier, le retard avec lequel la Cour d'appel de la Jamaïque avait motivé sa décision, soit quatre ans environ depuis la date de son arrêt, était inexcusable, et ne devrait jamais se reproduire, surtout dans un cas de cette nature. La section judiciaire du Conseil privé a exprimé ses graves préoccupations devant le retard avec lequel la Cour d'appel avait ainsi formulé par écrit son arrêt et ses motifs, en signalant que cela risquait d'être la source de graves injustices et de constituer un traitement inhumain et dégradant. Il est allégué au nom des auteurs que ce "retard inexcusable" constituait un traitement cruel et inhumain, vu que, entre 1980 et 1984, ils se sont trouvés dans l'incapacité d'exercer leur droit de recours devant la section judiciaire du Conseil privé en vue d'obtenir une autorisation spéciale de faire appel, cette procédure étant interdite à quiconque n'est pas en possession du texte écrit de l'arrêt de la Cour d'appel. De plus, pendant toute cette période, ils sont restés détenus dans la partie de la prison qui est réservée aux condamnés attendant d'être exécutés.

2.4 Le 13 février 1987, la date de l'exécution de M. Pratt et de M. Morgan a été fixée au 24 février 1987. Un sursis d'exécution a été accordé pour les deux hommes le 23 février 1987. Ce sursis ne leur a été notifié que 45 minutes avant l'heure fixée pour leur exécution.

3. Dans le cas de M. Pratt, le Comité des droits de l'homme, par une décision provisoire datée du 21 juillet 1986, a notamment demandé à 1'Etat partie, en vertu des articles 86 et 91 du règlement intérieur du Comité, de ne pas exécuter la peine capitale à l'encontre de l'auteur avant que le Comité ait eu la possibilité d'examiner plus avant la question de la recevabilité de la communication, et l'a prié de lui fournir des précisions quant aux recours judiciaires ouverts à l'auteur. Dans une communication du 18 novembre 1986, 1'Etat partie a fourni les précisions demandées par le Comité.

4. Sous couvert d'une lettre datée du 20 mars 1987, le représentant légal des auteurs a présenté de nouveaux renseignements. En particulier, il a fait valoir : a)que le retard dans la procédure judiciaire à l'encontre des auteurs constitue une violation du droit de chacun à ce que sa cause soit entendue dans un délai raisonnable; b)que les auteurs ont été victimes d'un traitement cruel, inhumain et dégradant à cause de ce retard, et également de leur maintien en détention dans le quartier des condamnés à mort depuis qu'ils ont été reconnus coupables et condamnés en janvier 1979; c)que la signification d'un ordre d'exécution équivaudrait a un acte arbitraire de privation de la vie: et d) que le fait pour la Cour d'appel de ne pas avoir donné par écrit les motifs de sa décision dans un délai raisonnable est contraire à l'article 20 de la Constitution de la Jamaïque, contraire aussi au devoir de la Cour d'appel de motiver une décision importante et, par voie de conséquence, contraire aux principes de la justice naturelle.

5. Par une décision, datée du 24 mars 1987, concernant la communication de M. Morgan, le Comité des droits de l'homme a transmis le texte de la communication à 1'Etat partie concerné en le priant, conformément à l'article 91 du règlement intérieur, de soumettre des renseignements et observations se rapportant a la question de la recevabilité de la communication et, conformément à l'article 86
dudit règlement, de ne pas exécuter la peine de mort contre l'auteur avant que le Comité n'ait eu la possibilité de rendre une décision finale dans l'affaire. Par une autre décision au titre de l'article 91, datée du 8 avril 1987, concernant la communication de M. Pratt, le Comité a transmis à 1'Etat partie le complément d'information reçu, et l'a prié de donner des précisions sur les points suivants :
a) le délai dont la Cour d'appel a normalement besoin pour rendre un arrêt par écrit dans le cas d'appels formés contre des condamnations pour crimes punis de la peine de mort; et b) les raisons pour lesquelles la Cour d'appel a attendu trois ans et neuf mois après avoir débouté l'auteur de son recours pour rendre un arrêt par écrit. Comme dans le cas de M. Morgan, le Comité a prié 1'Etat partie, conformément à l'article 86 du règlement intérieur, de ne pas exécuter la peine de mort contre l'auteur avant que le Comité n'ait eu la possibilité de rendre une décision finale dans l'affaire.

6.1 Dans deux lettres, en date des 4 et 10 juin 1987, présentées au titre de l'article 91 et concernant les communications 210/1986 et 225/1987, 1'Etat partie a répondu aux questions posées par le Comité dans sa décision du 8 avril 1987 (voir par. 5 plus haut)et a fait objection à la recevabilité des communications pour un certain nombre de motifs.

6.2 A propos de la première question posée par le Comité, 1'Etat partie explique que "La Cour d'appel a pour pratique de rendre ses jugements en matière pénale au cours du trimestre pendant lequel l'appel est examiné, ou à tout le moins, au cours du trimestre suivant. En d'autres termes, les jugements ou leurs motifs sont normalement connus dans les trois mois suivant la procédure d'examen du recours." En ce qui concerne la deuxième question, il déclare que "le 12 novembre 1980, la demande d'autorisation de former un recours présentée par Earl Pratt et Ivan Morgan a été examinée par la Cour d'appel. La demande a été rejetée et la Cour a promis de formuler par écrit les motifs de son refus à une date ultérieure. Malheureusement, les documents relatifs à cette affaire ont été mélangés par inadvertance avec les dossiers d'affaires classées. C'est seulement pendant l'été 1984 que le juge qui devait formuler le jugement par écrit a été avisé que cela n'avait pas été fait, et qu'il s'est alors occupé de la question."

6.3 L'Etat partie fait objection a l'affirmation des auteurs selon laquelle les retards intervenus dans la procédure judiciaire constituent une violation du droit d'être jugé sans retard excessif. Il déclare que dans l'intervalle de trois ans et neuf mois qui s'est écoulé entre la date à laquelle la Cour d'appel a rendu son arrêt et la formulation de cet arrêt par écrit, les auteurs ou leur conseil avaient la possibilité de demander à la Cour d'appel de formuler sa décision par écrit, et celle-ci aurait été dans l'obligation de le faire. Selon 1'Etat partie, lorsque l'on examine une allégation d'infraction au droit d'être jugé dans un délai raisonnable, un élément important à prendre en considération est le devoir qui incombe à l'accusé d'exercer ses droits. Les auteurs n'ayant pas exercé leurs droits, 1'Etat partie considère qu'il n'y a pas eu violation de l'article 14, paragraphe 3 d)du Pacte, lequel est, à son avis, rédigé dans des termes analogues à ceux du paragraphe 1 de l'article 20 de la Constitution de la Jamaïque. Il n'est pas d'avis non plus qu'en raison des retards intervenus dans la procédure judiciaire, les auteurs ont été soumis à une peine cruelle, inhumaine ou dégradante, en violation de l'article 7 du Pacte, ni que l'ordre d'exécution des auteurs équivaudrait a un acte arbitraire de privation de la vie.

6.4 L'Etat partie soutient que les communications des auteurs sont irrecevables parce qu'ils n'ont pas épuisé les recours internes comme l'exige l'article 5, paragraphe 2 b), du Protocole facultatif. En ce qui concerne les plaintes - infraction au droit à être jugé sans retard excessif et au droit de ne pas être soumis à la torture ni a des peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants -1'Etat partie signale que les requérants auraient eu la possibilité de s'adresser a la Cour Suprême pour demander réparation en invoquant les infractions à ces droits fondamentaux, qui sont protégés respectivement aux articles 17 et 20 1)de la Constitution de la Jamaïque.


7.1 Dans leurs commentaires, en date du 29 octobre 1987, sur les observations de 1'Etat partie, les auteurs affirment que leurs allégations sont fondées et qu'ils ont effectivement épuisé les recours internes. A cet effet, ils déclarent ce qui suit :


"Dans l'affaire Riley et al. c. Attorney-General (section judiciaire du Conseil privé, 1981), il a été décidé à la majorité (3/2) que quelles que soient les raisons ou la longueur du retard apporté à l'exécution d'une peine de mort prononcée conformément à la loi, ce retard ne saurait être un motif pour considérer que l'exécution est contraire à l'article 17 de la Constitution jamaïquaine. En conséquence, les requérants soutiennent que la décision rendue dans cette affaire exclut toute argumentation et qu'il n'y a aucun motif qui permettrait, par voie de recours constitutionnel, de saisir avec succès la Cour suprême de leur cas. Ce recours serait voué à l'échec et donnerait lieu à une décision contre les requérants. Il ne s'agit donc pas d'un recours interne dont ils pourraient se prévaloir. Le 17 juillet 1986, la section judiciaire du Conseil privé a décidé de rejeter la demande d'autorisation spéciale de faire appel, déposée par les requérants."

7.2 Dans une nouvelle communication au titre de l'article 91, datée du 17 février 1988, les auteurs fournissent des renseignements supplémentaires sur l'allégation de violation de l'article 14 du Pacte, en ce sens qu'ils n'avaient pas bénéficié d'un procès équitable et se sont vu refuser la possibilité d'établir leur innocence. Ils déclarent que, pendant le procès, interrogé par le juge, le principal témoin à charge a répondu que M. Pratt avait tiré sur quelqu'un, mais que ce n'était pas la victime; ensuite, le juge a demandé au greffier de donner lecture de cette déposition sujette à caution et, qui plus est, a entendu les observations de l'avocat à son sujet en présence du jury. Il était donc impossible que le jury ignore cette déposition très préjudiciable à M. Pratt, et, par association, à M. Morgan. En outre, le fait que l'avocat a présenté ses observations en présence du jury immédiatement après l'interrogatoire du témoin par le juge met encore plus en évidence le caractère préjudiciable de la déposition au regard du jury. Les auteurs déclarent que le préjudice était tel que le juge n'a pas pu rétablir l'équilibre dans son résumé à l'intention du jury et, en tout cas, il n'a pas voulu le faire. Les auteurs y voient une marque de parti pris du juge à leur encontre. Selon eux, le refus par le juge de confirmer au jury qu'ils avaient jusqu'alors une bonne réputation est un autre exemple du parti pris manifeste par ce magistrat. Ils estiment que cet élément aurait dû être retenu. Enfin, ils font valoir qu'ils ont été mal défendus. En particulier, ils déclarent que l'avocat de M. Pratt a eu tort, alors qu'on attendait l'arrivée d'un témoin essentiel qui aurait apporté un alibi en attestant que M. Pratt ne se trouvait pas sur les lieux du crime, de décider de clore l'affaire et d'en faire part à la Cour. Ceci est étayé par une déclaration de la Cour d'appel qui, en rejetant une demande visant a citer à comparaitre un nouveau témoin à décharge, a critiqué l'avocat de M. Pratt comme suit : "... il est évident qu'il ne s'agissait pas de la non-disponibilité du témoin... En réalité, nous avons estimé que l'avocat au procès avait choisi de clore l'affaire et de prendre un risque calculé."

7.3 Pour les raisons indiquées ci-dessus, les auteurs déclarent qu'on leur a effectivement refusé la possibilité d'établir leur innocence. Ils se réfèrent à cet égard à la résolution 1984/50, "Garanties pour la protection des droits des personnes passibles de la peine de mort", adoptée par le Conseil économique et social le 25 mai 1904, et en particulier à la garantie No 5 :

". . . La peine capitale ne peut être exécutée qu'en vertu d'un jugement final rendu par un tribunal compétent après une procédure juridique offrant toutes les garanties possibles pour assurer un procès équitable, garanties égales au moins à celles énoncées à l'article 14 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, y compris le droit de toute personne suspectée ou accusée d'un crime passible de la peine de mort de bénéficier d'une assistance judiciaire appropriée à tous les stades de la procédure."

8. Le 23 février 1988, un second ordre d'exécution pour le 8 mars 1988 a été établi à l'encontre des auteurs. Par télégramme daté du 24 février 1988 adressé au Premier Ministre adjoint et Ministre des affaires étrangères de la Jamaïque, le Président du Comité des droits de l'homme a renouvelé la demande de sursis d'exécution formulée par le Comité, conformément à ses décisions du 24 mars et du
8 avril 1987. Un deuxième sursis a été accordé pour les deux hommes le ler mars 1988.

9.1 Avant d'examiner les affirmations contenues dans une communication, le Comité des droits de l'homme doit, selon l'article 87 de son règlement intérieur provisoire, décider si la communication est recevable conformément au Protocole facultatif se rapportant au Pacte.

9.2 Ayant considéré que les communications Nos 210/1986 et 225/1987 avaient trait aux mêmes événements réputés s'être produits en Jamaïque depuis octobre 1977 et qu'elles pouvaient donc à bon droit être traitées conjointement, le Comité a décidé, le 24 mars 1988, de traiter conjointement ces deux communications en application du paragraphe 2 de l'article 88 de son règlement intérieur provisoire.

9.3 Le Comité a établi que, conformément aux dispositions de l'alinéa a)du paragraphe 2 de l'article 5 du Protocole facultatif, ces deux affaires avaient été examinées par la Commission interaméricaine des droits de l'homme, mais qu'elles n'étaient plus soumises à aucune autre procédure .internationale d'enquête ou de règlement.

9.4 Au sujet de l'argument de 1'Etat partie selon lequel les auteurs n'auraient pas épuisé les recours internes, vu qu'ils auraient pu soumettre leur affaire à la Cour suprême de la Jamaïque, le Comité a noté que les allégations concernant des violations des articles 14 et 7 du Pacte étaient inextricablement mêlées et qu'en ce qui concernait l'article 14, les recours disponibles avaient eté épuisés. En Conséquence, le Comité n'a pu conclure que les auteurs n'avaient pas satisfait aux conditions de l'article 5, paragraphe 2 b), du Protocole facultatif.

10. En conséquence, le 24 mars 1988, le Comité des droits de l'homme a décidé que les communications étaient recevables.

11.1 Dans ses observations présentées le 19 août 1988 en vertu du paragraphe 2 de l'article 4 du Protocole facultatif, 1'Etat partie note qu'en ce qui concerne l'allégation des auteurs au sujet d'une violation de l'article 6, la décision du Comité sur la recevabilité permet de penser que le Comité a renoncé a examiner cette allégation. S'agissant des prétendues violations des articles 7 et 14, il réitère ses arguments exposés au paragraphe 6.4 ci-dessus et commente les affirmations des auteurs contenues au paragraphe 7.1 ci-dessus. S'agissant de l'argument selon lequel tout recours constitutionnel aurait dans leur cas été voué à l'échec en raison du précédent créé par la décision du Conseil privé dans l'affaire Riley c. Attorney-General, il fait remarquer que la condition selon laquelle tous les recours internes disponibles doivent avoir été épuisés a été adoptée par consensus par les Etats parties au Protocole facultatif et qu'en l'occurrence, on ne peut conclure que cette condition a été remplie ou est considérée comme n'étant plus nécessaire, comme l'affirment les auteurs. La seule réserve, énoncée à
la fin du paragraphe 2 b) de l'article 5, selon laquelle il est dérogé à la règle générale "si les procédures de recours excèdent des délais raisonnables", est déclarée inapplicable dans l'affaire considérée.

11.2 L'Etat partie rejette l'argument selon lequel "tout recours formé auprès de la Cour suprême en vertu de l'article 17 de la Constitution jamaïquaine serait voué à l'échec en raison de la décision du Conseil privé dans l'affaire Riley". Il soutient que bien qu'il soit vrai que le principe de la jurisprudence est généralement applicable, il n'en reste pas moins que ce principe n'est pas pris en considération lorsqu'une décision précédente a été prise per incuriam (par négligence). Les auteurs devraient donc montrer que la décision dans l'affaire Riley c. Attorney-General n'a pas été prise par inadvertance, Compte tenu notamment des opinions dissidentes de lord Scarman et lord Brightman. En conséquence, 1'Etat partie soutient qu'il n'y a pas de raison de rejeter son opinion selon laquelle, dans la mesure où elles se réfèrent à l'article 7, les communications des auteurs sont irrecevables.

11.3 S'agissant de la prétendue violation de l'article 14, 1'Etat partie fait mention des "aspects surprenants" de la façon dont la décision du Comité sur la recevabilité traite de cette question ainsi que de sa réponse antérieure, selon laquelle les communications sont irrecevables du fait que les recours internes n'ont pas été épuisés puisque les auteurs ne se sont pas prévalus des recours
prévus à l'article 25 de la Constitution jamaïquaine. Il fait valoir que, les auteurs ne s'étant pas plaints de l'absence de recours à cet égard, on aurait pu s'attendre que le Comité déclare la communication irrecevable pour non-épuisement des recours internes. Il qualifie l'argumentation du Comité d" 'irréfléchie" et déclare que la conclusion du Comité selon laquelle les recours internes ont été épuisés au regard de l'article 14 repose sur la simple affirmation "que les allégations concernant des violations des articles 14 et 7 du Pacte sont inextricablement mêlées et qu'en ce qui concerne l'article 14, les recours disponibles ont été épuisés".

11.4 D'après 1'Etat partie, cette dernière conclusion est :


11.5 L'Etat partie conclut en conséquence que la décision du Comité sur la recevabilité est "injustifiée et dénuée de fondement" et réaffirme qu'il considère les allégations relatives à une violation de l'article 14 comme irrecevables en raison du non-épuisement des recours internes.

12.1 Le Comité des droits de l'homme a examiné les communications en cause en tenant compte de toutes les informations qui lui ont été soumises par les parties, conformément aux dispositions du paragraphe 1 de l'article 5 du Protocole facultatif.

12.2 Le Comité a pris note du fait que 1'Etat partie, s'agissant des prétendues violations des articles 7 et 14, soutient que les recours internes n'ont pas été épuisés par les auteurs. Il estime opportun de développer ses conclusions quant à la recevabilité.

12.3 L'Etat partie a soutenu que le Comité n'était pas habilité a décider du champ d'application de la règle relative aux recours internes [sauf si les procédures de recours excèdent des délais raisonnables], en ce sens que lorsque les recours internes n'ont pas été épuisés il doit déclarer une communication irrecevable. Cela est correct en priorité, mais il incombe nécessairement au Comité de
déterminer s'il reste des recours internes effectifs dont l'auteur peut se prévaloir. C'est un principe bien établi du droit international et de la jurisprudence du Comité que la règle relative aux recours internes ne s'applique pas aux recours qui n'ont objectivement aucune chance d'aboutir.

12.4 Le Comité a dûment pris acte de l'argument de 1'Etat partie selon lequel un recours constitutionnel formé auprès de la Cour suprême de la Jamaïque en faveur des auteurs n'était pas voué a l'échec du seul fait du précédent constitué par le jugement de la Section judiciaire du Conseil privé dans l'affaire Riley c. Attorney-General, et que les auteurs auraient pu discuter que ledit jugement ait été rendu per incuriam.

12.5 Un examen approfondi du jugement du Conseil privé dans l'affaire Riley ne conduit pas a la conclusion qu'il ait été rendu per incuriam. Ce jugement confirme explicitement les conclusions du Conseil privé dans une autre affaire concernant le chapitre III de la Constitution jamaïquaine, par lesquelles il avait été soutenu que ce chapitre reposait sur l'hypothèse que "les droits fondamentaux dont il traite sont déjà garantis au peuple jamaïquain par les lois existantes", et que "les lois en vigueur ne doivent pas être passées au crible en vue de déterminer si elles sont ou non exactement conformes" aux dispositions du chapitre III. Et s'il est vrai que lord Scarman et lord Brightman ont différé de l'opinion majoritaire, ils n'en ont pas moins reconnu que le recours constitutionnel n'était ouvert que lorsqu'il n'existait pas d'autre moyen adéquat d'obtenir réparation. Dans ces conditions, l'avocat des auteurs était objectivement en droit d'estimer, en se fondant sur le principe de la jurisprudence, qu'un recours constitutionnel dans les affaires Earl Pratt et Ivan Morgan serait voué à l'échec, et que tous les recours internes effectifs avaient donc été épuisés.

12.6 Dans le paragraphe 1 de son article 20, la Constitution jamaïquaine garantit le droit à un procès équitable et, dans son
article 25, prévoit l'application des dispositions garantissant les droits de l'individu. Le paragraphe 2 de l'article 25 stipule que la Cour suprême a compétence pour connaître et décider des requêtes", mais ajoute in fine les réserves suivantes :

"Etant entendu que la Cour suprême n'exercera pas ses pouvoirs aux termes du présent article si elle est convaincue que la personne en cause dispose ou a disposé, par toute autre voie de droit, de moyens adéquats de réparation pour la violation alléguée."'

De l'avis du Comité, les auteurs disposaient, au regard de la violation alléguée de leurs droits à un procès équitable, de moyens de réparation consistant à former un appel auprès de la Cour suprême de la Jamaïque et à adresser à la Section judiciaire du Conseil privé une demande d'autorisation spéciale de faire appel. Leur affaire entre par conséquent dans le champ d'application des réserves
formulées au paragraphe 2 de l'article 25, ce qui confirme en outre qu'aucun autre recours interne n'aurait été disponible par voie de recours constitutionnel.

12.7 Pour les raisons indiquées ci-dessus, le Comité n'est pas convaincu qu'un recours constitutionnel constituerait pour les auteurs un recours effectif, au sens du paragraphe 2 b)de l'article 5 du Protocole facultatif. Il en conclut en conséquence qu'il n'a pas de raison de réviser sa décision du 24 mars 1988 sur la recevabilité.

13.1 S'agissant de la prétendue violation de l'article 14, le Comité est saisi de deux questions : la première question est de savoir si la façon dont ont été examinés les problèmes relatifs à la représentation légale et à la disponibilité des témoins revenait à une violation des garanties de procès équitable; la seconde question est de savoir si un retard excessif est intervenu dans la procédure d'appel. Le Comité a examiné les renseignements dont il était saisi a propos du jugement devant le Home Circuit Court de Kingston et des recours qui ont été introduits ultérieurement.

13.2 En ce qui concerne la première question, le Comité note que les auteurs ont pu se faire représenter légalement. Bien que les personnes qui se prévalent du droit à la représentation par un défenseur commis d'office puissent souvent estimer qu'elles auraient été mieux représentées par un avocat de leur propre choix, cet état de choses ne constitue pas une violation de l'article 14, paragraphe 3 d), par 1'Etat partie. Le Comité n'est pas non plus en mesure d'établir si le fait que l'avocat de M. Pratt n'ait pas insisté pour que le témoin qui aurait pu fournir un alibi à son client soit cité à comparaître avant que l'affaire soit close relevait du discernement professionnel ou de la négligence. Le fait que la Cour d'appel elle-même n'ait pas insisté pour entendre ce témoin ne constitue pas, de l'avis du Comité, une violation de l'article 14, paragraphe 3 e), du Pacte.

13.3 En ce qui concerne la seconde question, celui-ci a noté que les retards intervenus dans la procédure judiciaire engagée contre les auteurs constituent une violation de leur droit à être entendu dans un délai raisonnable. Le Comité note tout d'abord que les paragraphes 3 c)et 5 de l'article 14 doivent être lus parallèlement, d'où il ressort que le droit à faire examiner la déclaration de culpabilité et la sentence doit pouvoir être exercé sans retard excessif. Dans ce contexte, le Comité rappelle son Commentaire général sur l'article 14, dans lequel il précise notamment que "toutes les étapes [de la procédure judiciaire]doivent se dérouler sans retard excessif. Pour que ce droit soit effectif, il doit exister une procédure qui garantisse que le procès se déroulera sans retard excessif, aussi bien en première instance qu'en appel."

13.4 L'Etat partie a soutenu que le délai de trois ans et neuf mois qui s'est écoulé entre le rejet du recours formé par les auteurs et la formulation par écrit de l'arrêt de la cour d'appel était imputable a une erreur et que les auteurs auraient dû exercer leur droit de recevoir plus tôt le texte écrit de l'arrêt. Le Comité estime que les autorités judiciaires de la Jamaïque sont objectivement responsables du retard de 45 mois intervenu. Cette responsabilité vaut même si les
accusés dans un procès ne demandent pas la formulation par écrit de l'arrêt rendu et elle n'est en rien diminuée du fait que les accusés n'ont pas présenté de requête dans ce sens. Le Comité constate en outre que le Conseil privé lui-même a estimé que ce retard était inexcusable (voir par. 2.3 ci-dessus).

13.5 En l'absence d'arrêt écrit de la Cour d'appel, les auteurs n'ont pu former de recours devant le Conseil privé, d'où il ressort qu'il y a eu violation de l'article 14, paragraphes 3 c)et 5. Peu importe qu'en l'occurrence, le Conseil privé ait confirmé la déclaration de culpabilité. Le Comité note que dans toutes les affaires, et surtout dans les affaires où la peine capitale est en jeu, les accusés ont droit à un procès et à la possibilité de se pourvoir en appel sans retard excessif, quelle que soit l'issue de ces procédures judiciaires.

13.6 S'agissant de l'article 7, le Comité est saisi de deux questions. La première question est de savoir si les retards excessifs intervenus dans la procédure judiciaire constituaient non seulement une violation de l'article 14 mais aussi "un traitement cruel, inhumain ou dégradant". La possibilité qu'un retard, tel que celui qui est intervenu dans cette affaire puisse constituer un traitement cruel et inhumain a été mentionnée par le Conseil privé. En principe, une procédure judiciaire prolongée ne constitue pas en soi un traitement cruel, inhumain. ou dégradant, même si elle peut être pour les prisonniers condamnés une cause de tension nerveuse. Toutefois, il pourrait en aller autrement dans les affaires où la peine capitale est en jeu et il serait donc nécessaire d'évaluer les circonstances propres à chaque affaire. En l'occurrence, eux un traitement cruel, inhumain ou dégradant au sens de l'article 7.


13.7 La seconde question concerne l'établissement d'un ordre d'exécution et la notification de la décision de surseoir à l'exécution. L'établissement d'un ordre d'exécution provoque nécessairement chez l'individu concerné une angoisse intense. Dans le cas des auteurs, des ordres d'exécution ont été signés à deux reprises par le Gouverneur général, une première fois le 13 février 1987 et à nouveau le 23 février 1988. Il a été établi sans conteste que la décision de surseoir une première fois à l'exécution, prise à midi le 23 février 1987, n'a été notifiée aux auteurs que 45 minutes avant l'heure prévue pour l'exécution le 24 février 1987. Le Comité considère que le fait de laisser s'écouler un délai de près de 20 heures entre le moment où un sursis d'exécution a été accorde et celui où les auteurs ont été retirés de leur cellule de condamnés constitue un traitement cruel et inhumain au sens de l'article 7.

14. Le Comité des droits de l'homme, agissant en vertu du paragraphe 4 de l'article 5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques, est d'avis que les faits constatés par le Comité révèlent des violations du Pacte en ce qui concerne : a) L'article 7, parce que M. Pratt et M. Morgan n'ont été prévenus que 45 minutes avant l'heure prévue pour leur exécution le 24 février 1987 qu'un sursis d'exécution leur avait été accordé le 23 février 1987; b) L'article 14, paragraphe 3 c), en conjonction avec le paragraphe 5, parce que les auteurs n'ont pas été jugés sans retard excessif.

15. Le Comité est d'avis que, dans le cas d'un procès capital, les Etats parties ont le devoir impératif de respecter rigoureusement toutes les garanties de procès équitable énoncées dans l'article 14 du Pacte. Bien que dans cette affaire l'article 6 ne soit pas directement invoqué puisque la peine capitale n'est pas en soi illégale aux termes du Pacte, ce châtiment ne devrait pas être infligé dans les situations où 1'Etat partie a violé l'une quelconque des obligations qui lui incombent en vertu du Pacte. Le Comité est d'avis que les victimes des violations des dispositions du paragraphe 3 c) de l'article 14 et de l'article 7 ont droit à une réparation: la condition préalable nécessaire en l'occurrence est la commutation de la sentence.



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