Comité des droits de l'homme
Quarante-sixième session
ANNEXE*
Constatations du Comité des droits de l'homme au titre du paragraphe
4 de
l'article 5 du Protocole Facultatif se rapportant au Pacte International
relatif aux Droits Civils et Politiques
- Quarante-sixième session -
Communication No 255/1987
Présentée par : Carlton Linton [représenté par un conseil]
Au nom de : L'auteur
Etat partie : Jamaïque
Date de la communication : 11 octobre 1987
Le Comité des droits de l'homme, institué conformément à l'article
28 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques,
Réuni le 22 octobre 1992,
Ayant achevé l'examen de la communication No 255/1987, présentée
au Comité des droits de l'homme par M. Carlton Linton en vertu du Protocole
facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils
et politiques,
Ayant tenu compte de toutes les informations écrites qui lui
ont été communiquées par l'auteur de la communication, son conseil et
l'Etat partie,
Adopte les constatations suivantes au titre du paragraphe 4 de
l'article 5 du Protocole facultatif.
1. L'auteur de la communication est Carlton Linton, citoyen jamaïquain
qui purge actuellement une peine d'emprisonnement à vie à la prison du
district de St. Catherine (Jamaïque). Il affirme être victime de violations
par la Jamaïque des droits que lui reconnaissent les articles 7 et 14
du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. Il est
représenté par un conseil.
Les faits présentés
2.1 L'auteur a été arrêté en novembre 1979 pour le meurtre, commis le
2 juillet 1979, d'un garde chargé de la sécurité dans la commune de Clarendon.
Il a été jugé par un tribunal de première instance (Home Circuit Court)
de Kingston, reconnu coupable des faits dont il était accusé et condamné
à mort le 17 novembre 1981. Le 21 avril 1983, la Cour d'appel a rejeté
son recours, traitant sa demande d'autorisation de faire appel comme s'il
s'agissait d'un appel à proprement parler. Une nouvelle demande d'autorisation
spéciale de faire appel adressée à la Section judiciaire du Conseil privé
a été rejetée le 25 janvier 1988. Selon le conseil de l'auteur, la peine
de mort de l'auteur a été commuée en emprisonnement à vie par le Gouverneur
général de la Jamaïque au début de 1991.
2.2 M. Linton aurait fait partie d'un groupe de trois hommes armés qui,
le 2 juillet 1979, se sont rendus dans l'école technique Vere de la commune
de Clarendon et ont abattu la victime, un certain Simeon Jackson. L'auteur
a été identifié par le principal témoin à charge, W. Barrett, un agent
de police qui avait trouvé la victime gisant près de la loge du gardien
de l'école, comme l'un des trois hommes qui s'étaient enfuis en courant
dans un champ de canne à sucre proche de l'école; l'auteur aurait alors
porté à sa ceinture quelque chose qui "ressemblait à un pistolet".
2.3 Lors du procès, M. Linton a fait une déclaration depuis le banc des
accusés sans prêter serment. Cette déclaration était incohérente, mais
il en ressortait que l'auteur affirmait ne rien savoir du crime, et la
cour l'a interprétée comme signifiant que, selon lui, M. Barrett l'avait
accusé du meurtre par malveillance.
2.4 L'auteur estime que les preuves retenues contre lui sont de simples
présomptions et sont contradictoires et que la seule personne dont le
témoignage aurait pu démentir celui de M. Barrett a été récusée comme
témoin parce qu'elle n'avait pas présenté en temps voulu un rapport à
la police. L'auteur note également que, pendant qu'il était en détention
préventive, il a été "brutalisé et torturé pendant plus de deux mois"
par la police, qu'il accuse d'avoir "forgé de toutes pièces"
les accusations portées contre lui en chargeant un autre poste de police
de l'enquête préliminaire.
2.5 En ce qui concerne ses conditions de détention, l'auteur déclare
que, pendant toutes les années qu'il a passées dans le quartier des condamnés
à mort, il a été brutalisé et soumis à des tortures psychologiques. Depuis
1986, la situation se serait peu à peu détériorée. Ainsi, le 20 novembre
1986, au début de la matinée, une cinquantaine d'hommes menés par des
gardiens de la prison ont pénétré dans sa cellule, armés de gourdins,
de matraques et de fils électriques, l'en ont arraché et l'ont roué de
coups jusqu'à ce qu'il perde connaissance. Vers minuit, le même jour,
il s'est retrouvé sur un brancard à l'h_pital de Spanish Town; il avait
très mal, était couvert d'ecchymoses et le sang lui coulait d'une plaie
à la tête. A 1 heure du matin, il a été ramené à la prison et transféré
dans une autre cellule. Il soutient que, depuis, les gardiens essaient
de le faire passer pour un "élément subversif" afin de justifier
les brutalités dont il a été victime.
2.6 Vers la fin de janvier 1988, cinq détenus ont été transférés dans
les cellules des condamnés à mort. Lorsque le bruit a couru que les ordres
d'exécution de l'auteur et du détenu occupant la cellule voisine, F. M.,
avaient été signés, les gardiens se sont mis à tourmenter l'auteur et
F. M. en leur décrivant en détail tous les stades de l'exécution. L'auteur
et F. M. ont alors commencé à préparer leur évasion. Ils ont scié les
barreaux devant leur porte et, le 31 janvier 1988, ont tenté de s'échapper
en escaladant les murs de la prison. Les gardiens ont tiré sur eux, blessant
l'auteur à la hanche et tuant F. M. d'une balle dans la tête, alors que
celui-ci avait déjà indiqué qu'il se rendait.
2.7 L'auteur dit qu'il est resté handicapé, à la suite des blessures
reçues lors de sa tentative d'évasion car ces blessures ont été mal soignées,
ce qui fait qu'il ne peut plus marcher normalement. Il estime qu'il ne
peut pas être tenu pour responsable de la tentative d'évasion en raison
de ce qui l'avait précédée. Il déclare également s'être plaint auprès
de la personne chargée d'enquêter sur l'incident et auprès de l'aum_nier
de la prison. Il n'a reçu depuis aucune information sur le résultat de
l'enquête et la suite donnée à sa plainte.
La plainte
3.1 L'auteur se plaint de n'avoir pas bénéficié d'un procès équitable,
en violation de l'article 14 du Pacte, dans la mesure où le juge a induit
le jury en erreur en ne résumant pas correctement les conditions requises
par la loi pour qu'il y ait complicité en matière d'homicide, volontaire
ou involontaire. Il soutient que les indications données par le juge au
sujet de la complicité auraient justifié, tout au plus, une condamnation
pour cambriolage, étant donné qu'il n'a pas été demandé au jury d'examiner
la question de savoir si l'auteur avait participé à l'attaque perpétrée
contre M. Jackson et s'il y avait participé avec l'intention de causer
la mort ou un préjudice physique grave.
3.2 L'auteur soutient également, sans donner de détails, qu'il a été
mal assisté, lors de la préparation de sa défense et pendant le procès,
par l'avocat commis à sa défense. Il affirme aussi qu'il n'a pas eu la
possibilité de consulter suffisamment l'avocat avant et pendant le procès.
3.3 Le traitement subi par l'auteur pendant sa détention préventive (en
1979-1980) et pendant qu'il était dans le quartier des condamnés à mort
(en particulier en novembre 1986 et janvier 1988) constitue, selon lui,
une violation de l'article 7 et du paragraphe 1 de l'article 10 du Pacte.
Informations et observations présentées par l'Etat partie
4. Dans les observations qu'il a présentées en application de l'article
91 du règlement intérieur du Comité, l'Etat partie a affirmé que la communication
était irrecevable en vertu du paragraphe 2 b) de l'article 5 du Protocole
facultatif au motif que l'auteur n'avait pas exercé le droit de recours
dont il disposait, en vertu de l'article 25 de la Constitution jamaïquaine,
auprès de la Cour suprême (constitutionnelle) de la Jamaïque pour faire
respecter son droit à un procès équitable, droit garanti par l'article
20 de la Constitution.
Décision du Comité concernant la recevabilité
5.1 Lors de sa trente-sixième session, en juillet 1989, le Comité a examiné
la question de la recevabilité de la communication. Tout en prenant note
de l'argument de l'Etat partie selon lequel la communication était irrecevable
parce que l'auteur n'avait pas exercé les recours constitutionnels, le
Comité a conclu que le recours à la Cour suprême (constitutionnelle) ne
constituait pas pour l'auteur un recours disponible au sens du paragraphe
2 b) de l'article 5 du Protocole facultatif.
5.2 Le Comité a noté également que, depuis le procès de 1981, la procédure
de recours interne avait déjà été indûment prolongée et que, par conséquent,
la condition posée au paragraphe 2 b) de l'article 5 avait été remplie.
5.3 Le 24 juillet 1989, le Comité a déclaré la communication recevable
dans la mesure où elle pouvait soulever des questions relevant des articles
7, 10 et 14 du Pacte.
Objections de l'Etat partie à la décision concernant la recevabilité
6.1 Dans ses observations datées du 11 mars 1991, l'Etat partie déclare
que la décision du Comité concernant la recevabilité montre que le Comité
a mal compris les dispositions des paragraphes 1 et 2 de l'article 25
de la Constitution jamaïquaine. En effet, le droit de recours prévu au
paragraphe 1 de l'article 25 s'entend "sans préjudice de toute autre
voie de recours qui ... est légalement ouverte en l'espèce". Or,
selon l'Etat partie, la seule limitation prévue au paragraphe 2 de l'article
25 n'est pas applicable en l'espèce, car la violation du droit à un procès
équitable ne faisait pas partie des motifs invoqués dans les recours pénaux
formés par l'auteur.
"... Si l'infraction alléguée ne faisait pas l'objet du recours
pénal, on peut dire, par hypothèse, que ce recours ne pouvait guère
remédier à cette infraction. La décision du Comité _terait toute valeur
... aux droits constitutionnels des Jamaïquains et des personnes résidant
à la Jamaïque dans la mesure où elle ne distingue pas entre le droit
de faire appel du verdict et de la sentence du tribunal dans une affaire
pénale et le ... droit de former un recours constitutionnel..."
6.2 En ce qui concerne la conclusion du Comité selon laquelle la procédure
de recours interne avait déjà été indûment prolongée, l'Etat partie note
que rien dans la plainte de l'auteur n'indique que l'Etat partie soit
responsable en quoi que ce soit des retards qui ont pu ainsi se produire
dans la procédure judiciaire. En conséquence, l'Etat partie prie le Comité
de revoir sa décision concernant la recevabilité.
Délibérations du Comité postérieures à la décision concernant la
recevabilité et examen quant au fond
7.1 Le Comité a pris note des arguments présentés par l'Etat partie sur
la recevabilité, après la décision par laquelle il déclarait la communication
recevable, notamment en ce qui concerne les recours constitutionnels que
l'auteur peut encore former. Le Comité rappelle que, dans des affaires
récentes, la Cour suprême de la Jamaïque a autorisé la formation de recours
constitutionnels pour des violations des droits fondamentaux après le
rejet de recours formés au pénal.
7.2 Cependant, le Comité rappelle également que, dans ses observations
datées du 10 octobre 1991 concernant une autre affairea, l'Etat
partie a indiqué qu'il ne fournissait pas d'assistance judiciaire pour
la formation de recours constitutionnels et qu'il n'y était pas tenu aux
termes du Pacte, car ces recours ne concernaient pas des personnes accusées
d'une infraction pénale [art. 14, par. 3 d)]. Selon le Comité, cet argument
corrobore la conclusion figurant dans sa décision sur la recevabilité,
selon laquelle le recours constitutionnel ne constitue pas un recours
disponible pour l'auteur d'une communication qui n'a pas personnellement
les moyens de l'exercer. En l'occurrence, le Comité constate que l'auteur
ne prétend pas être dispensé de former un recours constitutionnel en raison
de son indigence, mais fait valoir que, compte tenu du refus ou de l'incapacité
de l'Etat partie de fournir une assistance judiciaire, ce recours ne constitue
pas un recours qui doit être exercé aux fins du Protocole facultatif.
7.3 Le Comité note en outre que l'auteur a été arrêté en 1979, jugé et
condamné en 1981 et que son appel a été rejeté en 1983. Se référant au
paragraphe 2 b) de l'article 5 du Protocole facultatif, le Comité estime
qu'en l'espèce, la formation de recours constitutionnels prolongerait
indûment la procédure de recours interne. Il n'y a donc aucune raison
pour qu'il revoie sa décision concernant la recevabilité du 24 juillet
1989.
8.1 Le Comité est appelé à déterminer a) si l'auteur a été privé d'un
procès équitable, en violation de l'article 14, parce que le juge aurait
mal guidé le jury sur la question de la complicité, et b) si le traitement
auquel il a été soumis en détention était contraire aux articles 7 et
10 du Pacte.
8.2 Le Comité note avec regret le manque de coopération de l'Etat partie,
qui n'a fourni aucune explication sur le fond de l'affaire. Il ressort
implicitement du paragraphe 2 de l'article 4 du Protocole facultatif qu'un
Etat partie doit communiquer au Comité toutes les informations dont il
dispose et ce même s'il fait objection à la décision du Comité concernant
la recevabilité de la communication et demande au Comité de revoir cette
décision, car le Comité considère les demandes de révision dans le cadre
de l'examen de la communication quant au fond, conformément au paragraphe
4 de l'article 93 de son règlement intérieur. En l'occurrence, il faut
prendre dûment en considération les allégations de l'auteur dans la mesure
où elles sont étayées sur des faits.
8.3 En ce qui concerne l'argument selon lequel le procès n'aurait pas
été équitable, le Comité rappelle que c'est en général aux tribunaux des
Etats parties au Pacte qu'il appartient d'évaluer les faits et les éléments
de preuve dans une affaire donnée et que c'est aux cours d'appel qu'il
appartient de juger de la manière dont ces preuves ont été évaluées par
les tribunaux inférieurs. Il n'appartient pas, en principe, au Comité
de porter un jugement sur les éléments de preuve et sur les instructions
donnés par le juge au jury dans un procès d'assises, à moins qu'il ne
puisse être prouvé que ces instructions étaient manifestement arbitraires
ou constituaient un déni de justice, ou que le juge a manqué de toute
autre façon à son devoir d'indépendance et d'impartialité. Or, les éléments
dont dispose le Comité ne révèlent pas qu'un vice de ce genre entache
les instructions données au jury dans l'affaire Linton. Le Comité conclut
donc qu'il n'y a pas eu violation du paragraphe 1 de l'article 14.
8.4 En ce qui concerne l'allégation de l'auteur selon laquelle il aurait
été mal représenté et n'aurait pas eu les moyens voulus pour préparer
sa défense, le Comité constate, d'après les informations dont il dispose,
que ces allégations n'ont pas été soumises aux tribunaux jamaïquains.
Il note également qu'elles n'ont pas été étayées par des preuves suffisantes
pour l'autoriser à conclure à une violation du paragraphe 3 b) et d) de
l'article 14 du Pacte.
8.5 S'agissant des mauvais traitements que l'auteur aurait subis lorsqu'il
était en détention préventive et lorsqu'il était dans le quartier des
condamnés à mort, le Comité estime qu'il y a lieu de distinguer entre
les diverses allégations formulées par l'auteur. Pour ce qui est des mauvais
traitements subis pendant la détention préventive, il note que les allégations
de l'auteur ne s'appuient sur aucun nouvel élément de preuve. Par contre,
d'autres considérations s'appliquent aux allégations de l'auteur concernant
la façon dont il aurait été traité en novembre 1986 et en janvier 1988,
car ces allégations n'ont pas été réfutées par l'Etat partie. En l'absence
de réfutations détaillées, le Comité estime que les brutalités dont l'auteur
a été victime le 20 novembre 1986, le simulacre d'exécution mis au point
par les gardiens de la prison et le fait de ne pas l'avoir convenablement
soigné pour les blessures qu'il a reçues au cours de sa tentative d'évasion
avortée de janvier 1988 constituent un traitement cruel et inhumain au
sens de l'article 7 du Pacte et, par conséquent, constituent aussi une
violation du paragraphe 1 de l'article 10 aux termes duquel les détenus
doivent être traités avec le respect de la dignité inhérente à la personne
humaine.
9. Le Comité des droits de l'homme, en vertu du paragraphe 4 de l'article
5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif
aux droits civils et politiques, estime que les faits dont il est saisi
révèlent une violation de l'article 7 et du paragraphe 1 de l'article
10 du Pacte.
10. Le Comité demande instamment à l'Etat partie de prendre des mesures
efficaces a) pour enquêter sur les traitements que l'auteur a subis en
novembre 1986 et après sa tentative d'évasion avortée en janvier 1988,
b) pour engager des poursuites contre toute personne reconnue responsable
de ces mauvais traitements, et c) pour lui accorder réparation.
11. Le Comité souhaiterait recevoir, dans les 90 jours qui suivront la
communication de la présente décision, des renseignements sur toutes mesures
pertinentes prises par l'Etat partie à la suite des constatations du Comité.
[Texte établi en anglais (version originale) et traduit en espagnol,
français et russe.]
Note
a Communication No 283/1988 (Aston Little c. Jamaïque),
constatations adoptées le 1er novembre 1991.