concernant
Les communications Nos 270/1988 et 271/1988
Etat partie : Jamaïque
Date de la communication : 4 et 7 janvier 1988, respectivement
Date des décisions sur la recevabilité : 21 juillet 1989 Le Comité des droits de l'homme, institué conformément à l'article 28 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, Réuni le 30 mars 1992, Ayant achevé l'examen des communications Nos 270/1988 et 271/1988, présentées au Comité par MM. Randolph Barrett et Clyde Sutcliffe en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques, Ayant tenu compte de toutes les informations écrites qui lui ont 6th fournies par les auteurs des communications et par 1'Etat partie intéressé, Adopte, au titre du paragraphe 4 de l'article 5 du Protocole facultatif, les constatations suivantes. Exposé des faits tels que présentes par les auteurs 1. Les auteurs des communications sont Randolph Barrett et Clyde Sutcliffe, deux citoyens jamaïquains en attente d'exécution à la prison du district de St Catherine (Jamaïque). Ils affirment être victimes de violation des droits : de l'homme par la Jamaïque. Ils sont représentés par un conseil. Bien que celui-ci ne fasse état que d'une violation de l'article 7 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, certaines des allégations des auteurs donnent à penser que l'article 14 est également invoqué. 2.1 Les auteurs ont été arrêtés respectivement le 10 et le 11 juillet 1977, étant soupçonnés d'avoir assassiné deux policiers au poste de police de Runaway Bay, paroisse de St. Ann. Le ministère public a soutenu qu'ils faisaient partie d'un groupe de cinq hommes interpellés par la police dans le cadre d'une enquête sur un vol commis dans une station-service proche. L'un d'entre eux (qui n'était ni M. Barrett ni M. Sutcliffe) avait sorti une mitraillette d'un sac et ouvert le feu sur les policiers, en tuant deux. Les auteurs de la communication ont été ensuite inculpés de meurtre du chef de "communauté d'intention"; ils ont nié avoir pris part au vol et avoir été en possession de marchandises dérobées. 2.2 Le procès des auteurs s'est ouvert le 10 juillet 1978 devant la Home Circuit Court de Kingston et s'est poursuivi jusqu'au 27 juillet 1978. M. Barrett et M. Sutcliffe étaient l'un et l'autre représentés par des avocats commis d'office. Au procès, un expert en balistique indépendant devait témoigner à décharge mais, comme il n'est pas arrivé à temps, l'avocat de M. Barrett a demandé un report d'audience que le juge a refuse. Le 27 juillet 1978, les auteurs des communications ont été reconnus coupables et condamnés à mort. Ils ont fait appel mais la cour d'appel jamaïquaine, qui a examiné l'affaire entre le 9 et le 12 mars 1981, a rejeté leur recours le 12 mars; le jugement a été notifié par écrit le 10 avril 1981.
2.3 Les 24 et 26 novembre 1987, respectivement, les autorités jamaïquaines ont donné l'ordre d'exécuter MM. Barrett et Sutcliffe le ler décembre 1987. L'ancien avocat commis d'office de M. Barrett, agissant aussi au nom de M. Sutcliffe, a obtenu un sursis afin qu'ils puissent présenter une requête auprès de la section judiciaire du Conseil privé. En 1988, une étude d'avocats de Londres a accepté de représenter les auteurs pour le dépôt de cette requête. Le 22 juillet 1991, la section judiciaire a rejeté la requête mais a exprimé sa préoccupation face à la longueur indue des procédures judiciaires dans cette affaire. Teneur de la plainte 3.1 Les auteurs de la communication affirment être innocents et n'avoir pas été jugés équitablement. Ils contestent l'un et l'autre la régularité de la confrontation, parce qu'elle aurait été organisée par des policiers qui auraient cherché à influencer les témoins et parce qu'il y aurait eu COllUSiOn pour garantir que les auteurs soient bien identifiés comme les responsables de la mort des policiers. M. Sutcliffe ajoute, sans donner d'autres détails, qu'il n'a pas eu la possibilité de communiquer avec un conseil jusqu'à ce qu'il ait été effectivement inculpé et dénonce "l'état de délabrement" dans lequel il se trouvait lors de la confrontation, par suite des mauvais traitements qu'il aurait subis en détention.
3.2 M. Barrett affirme en outre qu'après avoir été arrêté par la police de Browns Town et avoir séjourné brièvement a l'hôpital (où des fragments de balle ont été extraits de sa cheville), il a été détenu au secret au poste de police d'Ocho Rios, où il n'a pu recevoir la visite ni de sa famille ni d'un avocat. Prévenu qu'il allait faire l'objet d'une confrontation, il avait protesté qu'il était dépourvu de représentation judiciaire. 3.3 Pour ce qui est du déroulement du procès, M. Barrett affirme, sans donner de détails à l'appui de cette allégation, que sa défense n'a pas été préparée comme il convient. Il affirme n'avoir eu aucun contact avec son avocat entre la date à laquelle il a été condamné, en juillet 1978, et la date à laquelle ordre a été donné d'exécuter le jugement, en novembre 1987. Les lettres adressées à cet avocat sont restées sans réponse. 3.4 Pour ce qui est des conditions de détention dans le quartier des condamnés à mort, M. Sutcliffe déclare avoir été attaqué par les gardiens a plusieurs reprises. L'incident le plus sérieux se serait produit le 20 novembre 1986, lorsque les gardiens l'auraient sorti de sa cellule et frappé à coups de triques et de tuyaux en fer jusqu'à ce qu'il perde conscience. Ils l'auraient enfermé dans sa cellule et laissé plus de 12 heures sans soins médicaux ni nourriture alors qu'il avait un bras cassé et des blessures aux jambes et aux côtes. Ce n'est que le lendemain qu'il a été transporté à l'hôpital. M. Sutcliffe affirme avoir dc attendre que son bras soit guéri pour rapporter les faits à l'ombudsman parlementaire. Celui-ci, qui avait promis de s'occuper de l'affaire, ne lui a plus donné aucune nouvelle par la suite. De plus, les gardiens auraient fait pression sur lui par des menaces pour l'empêcher de poursuivre plus avant son action. 3.5 Le conseil déclare en outre que le temps passé dans le quartier des condamnés à mort, plus de 13 ans, équivaut à un traitement cruel, inhumain et dégradant, au sens de l'article 7 du Pacte. A cet égard, il est avancé que l'exécution d'un condamné à mort au bout d'une longue période est généralement reconnue comme un traitement cruel, inhumain et dégradant étant donné les affres prolongées par lesquelles le condamné passe du fait de l'attente. D'après le conseil, ces tourments ont été aggravés par la question des ordres d'exécution délivrés en novembre 1987. 3.6 Pour ce qui est des retards dans la procédure judiciaire, le conseil note que, malgré des demandes répétées, ce n'est qu'en 1988 que les auteurs ont réussi à obtenir les services gratuits d'une étude d'avocats de Londres afin de pouvoir déposer une requête à la section judiciaire du Conseil privé. Plusieurs actes judiciaires nécessaires pour préparer la requête d'autorisation spéciale de recours n'avaient pu être obtenus avant mars 1991; par conséquent, les retards qui se sont produits ne sauraient être imputés aux auteurs. Observations de 1'Etat partie au sujet de la recevabilité
4. Dans ses réponses datées du 20 juillet 1988 et du 10 janvier l'Etat partie soutenait que les communications étaient irrecevables au motif que les recours internes n'avaient pas été épuisés, étant donné que les auteursconservaient le droit de demander à la section judiciaire du Conseil privé une autorisation spéciale de recours. Une copie de la notification du jugement rendu par la cour d'appel dans l'affaire était jointe et il était précisé qu'une copie aurait pu aussi en être remise, sur demande, à l'avocat des auteurs dès le 10 avril 1981, date à laquelle notification du jugement avait été dressée. Décision du Comité concernant la recevabilité et demande de renseianements supplémentaires 5.1 Le 21 juillet 1989, le Comité a déclaré les communications recevables, notant que le recours des auteurs avait été rejeté en 1981 et que, dans ces conditions, les procédures de recours internes avaient excédé des délais raisonnables. 5.2 A sa quarante-deuxième session, le Comité a examiné plus avant les communications: il a décidé de demander à 1'Etat partie des renseignements supplémentaires et des éclaircissements au sujet des allégations de violation des articles 7 et 10 du Pacte faites par les auteurs. Réexamen de la question de la recevabilité 6.1 Dans ses réponses, datées du 23 et du 30 janvier 1992, 1'Etat partie conteste la décision de recevabilité et réaffirme que les plaintes sont irrecevables pour non-épuisement des recours internes. S'agissant des allégations de violation de l'article 7 (mauvais traitements en prison dus a la détention prolongée dans le quartier des condamnés à mort), 1'Etat partie indique que les auteurs peuvent déposer un recours constitutionnel en vertu de l'article 25 de la Constitution jamaïquaine pour violation des droits protégés par l'article 17. La décision de la Cour constitutionnelle est susceptible de recours auprès de la cour d'appel de la Jamaïque et de la section judiciaire du Conseil privé. 6.2 L'Etat partie affirme que les retards dans la procédure judiciaire sont imputables aux auteurs, qui ne se sont pas prévalus rapidement de leur droit de faire appel de la condamnation. Comme rien n'indique que 1'Etat partie était responsable de l'un quelconque de ces retards, par ses actes ou par omission, on ne saurait considérer qu'il a violé l'article 7 du Pacte. 6.3 L'Etat partie ajoute que, bien que les allégations au titre de l'article 7 soient irrecevables, "dans un souci humanitaire, il prendra des mesures pour qu'une enquête soit menée sur les allégations concernant les conditions [de détention] dans le quartier des condamnés a mort et les actes de brutalité [dans] la prison". 7.1 Le Comité a pris dûment note des réponses de 1'Etat partie datées du 23 et du 30 janvier 1992, selon lesquelles les communications demeurent irrecevables parce que les auteurs n'ont pas formé le recours constitutionnel.
7.2 Le Comité a déjà examiné les mêmes questions relatives à la recevabilité ans ses constatations concernant les communications Nos 230/1987 (Henry c. Jamaïque) et 283/1988 (Little c. Jamaïque). Dans ces deux cas, le Comité avait conclu qu'une motion constitutionnelle ne constituait pas un recours à a fois disponible et utile au sens de l'alinéa b) du paragraphe 2 de l'article 5 du Protocole facultatif et qu'en conséquence, le Comité n'avait pas de raison de ne pas examiner le fond de l'affaire. 7.3 Le Comité a pris note du fait qu'après sa décision concernant la recevabilité, la Cour suprême (constitutionnelle)de la Jamaïque avait eu l'occasion de décider si des recours devant la cour d'appel de la Jamaïque et devant la section judiciaire du Conseil privé constituaient "des moyens adéquats de réparation" au sens du paragraphe 2 de l'article 25 de la Constitution jamaïquaine. La Cour suprême avait répondu par la négative en se déclarant compétente et en examinant les motions constitutionnelles déposées au nom de Ivan Morgan et Earl Pratt (jugement rendu le 14 juin 1991). Le Comité réaffirme que, si la question est tranchée en ce qui concerne la législation jamaïquaine, l'application du paragraphe 2 b)de l'article 5 du Protocole facultatif est fonction de différentes considérations, telles que la durée des procédures judiciaires et l'existence de l'aide judiciaire. 7.4 Etant donné qu'aucune aide judiciaire n'est disponible pour pouvoir soumettre une motion constitutionnelle et compte tenu du fait que les auteurs ont été arrêtés en juillet 1977, ont été condamnés en juillet 1978 et que leurs recours ont été rejetés en mars 1981 par la cour d'appel de la Jamaïque, Puis en juillet 1991 par la section judiciaire du Conseil prive, le Comité estime qu'il n'est pas nécessaire de former un recours auprès de la Cour suprême (constitutionnelle), en vertu du paragraphe 2 b) de l'article 5 du Protocole facultatif. Il n'a par conséquent aucune raison de revenir sur sa décision de recevahilité prise le 21 juillet 1989. Examen de l'affaire quant au fond 8.1 Le Comité note qu'en dépit de plusieurs demandes d'éclaircissements, 1'Etat partie s'est borné à ne considérer que la question de la recevabilité. Le paragraphe 2 de l'article 4 du Protocole facultatif fait obligation à 1'Etat partie d'enquêter, de bonne foi, et dans les délais impartis, Sur toutes les allégations de violation du Pacte portées contre lui et contre ses autorités judiciaires, et de communiquer au Comité tous les renseignements dont il dispose. Dans les circonstances, les allégations des auteurs doivent être dûment prises en considération, dans la mesure où elles sont suffisamment étayées. 8.2 Pour ce qui est des allégations de violation du Pacte, le Comité doit répondre à trois questions : a) la façon dont les auteurs ont été représentés et le déroulement de la procédure judiciaire équivalent-ils à une violation des droits consacrés à l'article 14?; b) le fait d'avoir passé plus de 13 ans dans le quartier des condamnés à mort constitue-t-il en soi un traitement cruel, inhumain et dégradant au sens de l'article 7 du Pacte?; c) les mauvais traitements dont les auteurs auraient été victimes pendant leur détention et dans le quartier des condamnés à mort constituent-ils une violation de l'article 7? 8.3 En ce qui concerne l'allégation de violation de l'article 14, le Comité estime que les auteurs n'ont pas étayé l'allégation selon laquelle la confrontation a été 'inéquitable. La même remarque s'applique à l'allégation de M. Barrett selon laquelle sa défense a été mal préparée et il n'a pas été bien représenté devant le tribunal ainsi qu'à l'allégation de M. Sutcliffe selon laquelle il a été empêché de communiquer avec un conseil avant d'avoir été inculpé. Le Comité note a cet égard que le conseil des auteurs n'a pas avancé d'allégation au titre de l'article 14. 8.4 Les auteurs déclarent être victimes d'une violation de l'article 7 en raison de leur détention prolongée dans le quartier des condamnés à mort. Le Comité note tout d'abord que cette question n'a pas été soumise aux tribunaux jamaïquains ni à la section judiciaire du Conseil privé. Il réaffirme en outre que la prolongation d'une procédure judiciaire ne constitue pas en soi un traitement cruel, inhumain et dégradant, même si elle peut être Source de souffrances et de tensions psychiques pour le détenu. Cela vaut également pour les procédures d'appel et de révision dans les cas de condamnation à mort, encore qu'une évaluation des circonstances particulières à chaque cas soit nécessaire. Dans les Etats dont le système judiciaire prévoit la révision des condamnations pénales et des peines, un certain laps de temps entre l'imposition, conformément à la loi, d'une condamnation à mort et l'épuisement des recours est inhérent à la révision de la sentence: ainsi, même des détentions prolongées dans des conditions sévères, dans le quartier des condamnés à mort, ne peuvent être considérées d'une façon générale comme constituant un traitement cruel, inhumain ou dégradant si le condamné se prévaut simplement des recours en appel. Un délai de 10 ans entre la décision de la cour d'appel et celle de la section judiciaire du Conseil privé est désespérément long. Toutefois, il ressort des éléments de preuve dont dispose le Comité que la cour d'appel a rapidement rendu une décision écrite et que le retard dans la saisine du Comité judiciaire est largement imputable aux auteurs. 8.5 S'agissant des allégations de mauvais traitements pendant la détention et dans le quartier des condamnés à mort, le Comité estime nécessaire de faire une distinction entre les allégations particulières avancées par chacun des auteurs. M. Barrett a formulé des plaintes qui auraient pu relever de l'article 7 ou du paragraphe 1 de l'article 10 du Pacte, en particulier en ce qui concerne sa détention au secret au poste de police d'Ocho Rios, mais le Comité considère que ces plaintes n'ont pas été étayées et ne constate donc aucune violation de l'article 7 ou du paragraphe 1 de l'article 10. 8.6 M. Sutcliffe a affirmé avoir été roué de coups pendant l'instruction préliminaire et avoir été grièvement blessé par les gardiens de prison. Il affirme avoir essayé en vain d'informer les autorités pénitentiaires et l'ombudsman parlementaire des mauvais traitements subis dans le quartier des condamnés à mort; il n'a pas obtenu qu'une enquête soit ouverte mais au contraire les gardiens de prison lui ont ordonné de ne pas poursuivre son action. En ce qui concerne la première allégation, l'affirmation de l'auteur selon laquelle il aurait été soumis à la confrontation un "état dans de délabrement" n'a pas été confirmée; en outre, d'après le jugement de la cour d'appel, il semble que le jury ait eu connaissance de l'allégation de l'auteur lors du procès en juillet 1978. Le Comité ne peut donc conclure qu'il y a eu à cet égard violation des articles 7 ou 10. Toutefois, en ce qui concerne les mauvais traitements qui auraient été subis en novembre 1986, la plainte de l'auteur est mieux établie et n'a pas été réfutée par 1'Etat partie. Le Comité considère que le fait d'avoir d'abord été roué de coups jusqu'à en perdre connaissance, puis laissé sans soins médicaux en dépit d'une fracture du bras et d'autres blessures, constitue un traitement cruel et inhumain au sens de l'article 7 du Pacte et qu'il en découle aussi, par conséquent, une violation du paragraphe 1 de l'article 10. De l'avis du Comité, le fait que l'auteur de la communication ait ensuite été menacé de représailles s'il portait l'affaire devant les autorités judiciaires est une circonstance aggravante; la proposition faite par 1'Etat partie en janvier 1992, soit cinq ans après les faits, d'enquêter sur l'incident "dans un souci humanitaire" n'y change rien.
9. Le Comité des droits de l'homme, agissant en vertu du paragraphe 4 de l'article 5 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, est d'avis que les faits dont il a été saisi font apparaître une violation de l'article 7 et du paragraphe 1 de l'article 10 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques en ce qui concerne M. Sutcliffe.
10.1 Conformément aux dispositions de l'article 2 du Pacte, 1'Etat partie est tenu de prendre des mesures effectives pour remédier aux violations dont a été victime M. Sutcliffe, y compris l'octroi d'une indemnisation appropriée, et pour veiller à ce que pareilles violations ne se produisent plus a l'avenir.
10.2 Le Comité souhaiterait recevoir, dans les 90 jours, des informations sur toutes mesures pertinentes que 1'Etat partie aura prises en rapport avec ses constatations