Comité des droits de l'homme
Quarante-septième session
ANNEXE*
Constatations du Comité des droits de l'homme au titre du paragraphe
4 de
l'article 5 du Protocole Facultatif se rapportant au Pacte International
relatif aux Droits Civils et Politiques
- Quarante-septième session -
Communication No 274/1988*
Présentée par : Loxley Griffiths
[représenté par un conseil]
Au nom de : L'auteur
Etat partie : Jamaïque
Date de la communication : 16 janvier 1988
Le Comité des droits de l'homme, institué conformément à l'article
28 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques,
Réuni le 24 mars 1993,
Ayant achevé l'examen de la communication No 274/1988, présentée
au Comité au nom de M. Loxley Griffiths en vertu du Protocole facultatif
se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques,
Ayant tenu compte de toutes les informations écrites qui lui
ont été fournies par l'auteur de la communication, son conseil et l'Etat
partie,
Adopte ses constatations au titre du paragraphe 4 de l'article
5 du Protocole facultatif.
1. L'auteur de la communication, datée du 16 janvier 1988, est Loxley
Griffiths, citoyen jamaïquain qui purge actuellement une peine de prison
à vie au pénitencier de South Camp à Kingston (Jamaïque). Il affirme être
victime de violations, par la Jamaïque, des articles 7 et 14 du Pacte
international relatif aux droits civils et politiques. Il est représenté
par un conseil.
Les faits présentés
2.1 L'auteur était accusé du meurtre de sa femme, Joy Griffiths, commis
le 19 août 1978. Il a été jugé par le tribunal de district (Home Circuit
Court) de Kingston les 11 et 12 février 1980, reconnu coupable par
le jury des faits dont il était accusé et condamné à mort. La Cour d'appel
de la Jamaïque a rejeté son appel le 28 mai 1981 et a rendu un jugement
par écrit le 26 octobre 1981. La Section judiciaire du Conseil privé lui
a refusé l'autorisation spéciale de faire appel. L'auteur prétend que
ces retards intervenus dans la procédure judiciaire sont imputables à
des facteurs indépendants de sa volonté.
2.2 L'auteur a épousé Joy Griffiths le 18 juin 1977. Six semaines avant
sa mort, elle a quitté leur domicile et est retournée chez sa mère, Violeta
Mercurious. Selon la thèse de l'accusation, le 19 août 1978, vers 7 heures
du soir, l'auteur est arrivé à la grille de la cour de Mme Mercurious
et a commencé à parler à sa femme, qui se lavait à un tuyau. Ces faits
ont eu pour témoins Mme Mercurious et l'une de ses amies, Monica Dacres,
qui ont déposé contre l'auteur. D'après Mme Dacres, M. Griffiths portait
une jaquette qui dissimulait son bras droit. Les deux femmes ont affirmé
qu'après quelques minutes d'une conversation de plus en plus vive, l'auteur
a sorti de dessous sa jaquette une machette avec laquelle il a asséné
deux coups à sa femme. Selon le médecin légiste qui a fait l'autopsie,
Joy Griffiths est morte à la suite d'un choc hypovelmique et neurogénique
dû à une perte de sang massive causée par une blessure au cou.
2.3 Au cours du contre-interrogatoire, l'auteur a admis que ses relations
avec la famille de sa femme étaient mauvaises, mais il a soutenu qu'il
aimait sa femme. D'après lui, lorsqu'il est arrivé à la grille de la maison
de sa belle-mère le soir en question, il a vu Joy Griffiths assise sur
les genoux d'un homme appelé "Roy". Quand il lui a fait des
reproches, elle a réagi avec colère; il lui a alors demandé de lui rendre
de l'argent qu'il lui avait donné pour le garder en lieu sûr, mais elle
a refusé. Une querelle s'en est suivie et l'auteur a donné un coup de
poing à sa femme. A ce moment-là, le frère de Joy Griffiths, qui regardait
la scène du pas de la porte, a attaqué l'auteur avec un coutelas. Il a
tenté de donner deux coups de couteau à l'auteur, que ce dernier a évités
et qui ont blessé mortellement Joy Griffiths. L'auteur a nié s'être rendu
chez la mère de sa femme avec une machette.
2.4 L'auteur indique que son exécution a été ordonnée le 22 décembre
1987 et devait avoir lieu le 5 janvier 1988. Le 4 février 1991, il a informé
le Comité qu'il avait été transféré du quartier des condamnés à mort de
la prison du district de St. Catherine au pénitencier de South Camp à
Kingston. Le 24 janvier 1992, son conseil a confirmé que la peine de mort
de son client avait été commuée en peine de prison à vie le 17 septembre
1990.
La plainte
3.1 L'auteur affirme que son procès n'a pas été équitable et a été entaché
de plusieurs irrégularités. Il affirme qu'après avoir été reconnu coupable,
il a appris que le greffier du tribunal était le neveu de la victime.
Il s'est plaint à ce sujet auprès du Président du tribunal et de l'ombusdman
mais n'a pas reçu de réponse. Il ne semble pas toutefois que la question
ait été soulevée en appel. Il affirme également que le greffier et la
mère de la victime auraient été vus en train de parler à des membres du
jury pendant le procès et que c'est le greffier qui a conduit le jury
à la salle réservée à ses délibérations. L'auteur ajoute que, le 5 septembre
1988, il a eu la possibilité de parler au juge d'instance qui l'avait
condamné, et qui est maintenant à la retraite. Le juge aurait admis que
des irrégularités avaient eu lieu lors du procès mais avait ajouté qu'il
ne pouvait rien faire pour aider l'auteur.
3.2 L'auteur soutient en outre qu'il y avait dans les témoignages de
Monica Dacres et de la mère de la victime des contradictions sur lesquelles
le juge n'a pas appelé l'attention du jury. Il affirme également que le
juge a induit le jury en erreur sur la question de l'homicide involontaire
et qu'il a eu tort de refuser de soumettre au jury la question de la provocation.
Selon l'auteur, comme il existait des preuves indiquant qu'il y avait
eu provocation, le juge était tenu de laisser au jury le soin de déterminer
si les conditions requises pour plaider la provocation — conditions
qui étaient définies dans le Offences against the Person (Amendment)
Act de 1958 — avaient été remplies, c'est-à-dire si l'auteur
avait effectivement perdu son sang-froid et si une personne raisonnable
aurait perdu le sien dans les mêmes circonstances. Or le juge a donné
au jury les instructions suivantes :
"Vous devez aussi avoir la certitude que le meurtre n'a pas été
provoqué. Quand nous parlons de provocation, c'est au sens juridique
du terme, sur lequel je n'ai pas l'intention de m'étendre, car, comme
vous me l'avez entendu dire au conseil de la défense quand il a essayé
de soulever la question de la provocation, vous ne disposez d'aucune
preuve indiquant qu'il y a eu provocation au sens où la loi l'exige
et, par conséquent, la question de la provocation ne se pose pas pour
vous dans cette affaire."
3.3 Enfin, le conseil fait valoir que le fait d'avoir passé près de 11
ans dans le quartier des condamnés à mort avant d'obtenir une commutation
de peine constitue un traitement cruel, inhumain et dégradant aux termes
de l'article 7 du Pacte.
3.4 En ce qui concerne l'épuisement des recours internes, l'auteur admet
qu'il appartient à l'accusé de faire valoir ses droits constitutionnels
et de démontrer que les retards de procédure ne peuvent pas lui être imputés.
Mais il répète que les retards de procédure qui se sont produits dans
son cas ne lui sont pas imputables. Il souligne qu'il a demandé en vain
le texte écrit des jugements le concernant, qui est indispensable pour
le dép_t d'une demande d'autorisation spéciale de recours auprès de la
section judiciaire du Conseil privé. A cet égard, le conseil fait observer
que les instructions envoyées par l'auteur à un cabinet d'avocats londonien
qui avait accepté de le représenter devant la section judiciaire du Conseil
privé, à titre gracieux, lui sont parvenues au cours de l'été 1988. D'autres
actes judiciaires demandés par ce cabinet lui sont parvenus en août 1988.
Le conseil a renvoyé à l'auteur sa demande le 17 octobre 1988 en lui réclamant
des renseignements supplémentaires sur les motifs de l'appel, que la Cour
d'appel avait discutés dans son jugement sans les spécifier. De nombreuses
tentatives ont été faites pour obtenir ces renseignements auprès de la
Cour d'appel et de l'avocat commis d'office qui représentait l'auteur
pour la procédure d'appel. La cour a répondu en mars 1990 et l'avocat
en janvier 1991, mais ils n'ont pas pu fournir les renseignements demandés.
Le conseil soutient donc que les retards qui se sont produits ne sont
pas dus à la négligence de l'auteur.
Renseignements et observations présentés par l'Etat partie
4.1 Dans ses observations du 8 décembre 1988, l'Etat partie soutenait
que la communication était irrecevable en vertu du paragraphe 2 b) de
l'article 5 du Protocole facultatif, car l'affaire de l'auteur n'avait
pas alors été jugée par la section judiciaire du Conseil privé. Il ajoutait
que l'auteur pouvait obtenir à cet effet une aide judiciaire en vertu
du paragraphe 1 de l'article 3 de la loi relative à la défense des prisonniers
indigents (Poor Prisoners' Defence Act).
4.2 Dans d'autres observations présentées le 10 janvier et le 7 septembre
1990, après l'adoption de la décision du Comité sur la recevabilité, l'Etat
partie a affirmé que le règlement intérieur de la section judiciaire du
Conseil privé n'exige pas la production d'un jugement écrit de la Cour
d'appel pour le dép_t d'une demande d'autorisation spéciale de recours
devant le Conseil privé. En effet, bien que, selon l'article 4 du règlement
intérieur, l'auteur de la demande doive produire le texte du jugement
contre lequel il demande l'autorisation de faire appel, le terme "jugement"
est défini dans cet article comme désignant "un décret, une ordonnance,
une sentence ou une décision d'un tribunal, d'un juge ou d'un autre magistrat".
L'Etat partie a fait valoir que, pour pouvoir déposer une demande d'autorisation
spéciale de recours devant le Conseil privé, il suffisait par conséquent
de produire l'ordonnance ou la décision par laquelle l'appel avait été
rejeté, sans avoir à produire le jugement motivé, et que la section judiciaire
avait déjà entendu des appels sur la base d'une simple ordonnance ou décision
de la Cour d'appel.
4.3 L'Etat partie affirme qu'une copie du jugement écrit de la Cour d'appel
aurait été mise à la disposition du conseil de l'auteur à partir de la
date à laquelle le jugement avait été rendu, c'est-à-dire le 26 octobre
1981. Quant au retard indu qui serait intervenu dans la procédure judiciaire,
l'Etat partie soutient que la défense n'a produit aucune preuve établissant
la responsabilité du Gouvernement à cet égard.
4.4 Enfin, en ce qui concerne l'allégation selon laquelle le procès n'aurait
pas été équitable, l'Etat partie fait valoir, en se fondant sur la jurisprudence
du Comité, que les faits invoqués par l'auteur soulèvent uniquement des
questions relatives aux faits de la cause et aux preuves, que le Comité
n'a pas compétence pour appréciera.
Décision concernant la recevabilité et révision de cette décision
5.1 Lors de sa trente-septième session, en octobre 1989, le Comité a
examiné la question de la recevabilité de la communication. En ce qui
concerne la règle de l'épuisement des recours internes, le Comité a noté
qu'on ne pouvait pas imputer à l'auteur le fait de n'avoir pas déposé
à cette époque une demande d'autorisation spéciale de recours devant la
section judiciaire du Conseil privé, car les actes judiciaires qui doivent
accompagner toute demande d'autorisation spéciale de recours ne lui avaient
pas été transmis. Le Comité a noté en outre que le recours de l'auteur
auprès de la Cour d'appel avait été rejeté en mai 1981 et il a conclu
que les procédures de recours interne avaient "excédé des délais
raisonnables" au sens du paragraphe 2 b) de l'article 5 du Protocole
facultatif.
5.2 Le 16 octobre 1989, le Comité a déclaré que la communication était
recevable dans la mesure où elle pouvait soulever des questions relevant
de l'article 14 du Pacte.
6.1 Le Comité note que l'Etat partie a affirmé, après l'adoption de la
décision sur la recevabilité, que le texte écrit du jugement de la Cour
d'appel avait été mis à la disposition de l'auteur et de son conseil à
la date à laquelle il avait été rendu, à savoir le 26 octobre 1981, et
que rien ne prouvait que l'Etat partie ait été responsable des retards
intervenus dans l'exercice des recours internes. Le Comité saisit cette
occasion pour développer ses conclusions concernant la recevabilité.
6.2 Le Comité n'abordera pas la question de savoir si la section judiciaire
du Conseil privé peut examiner des demandes d'autorisation spéciale de
recours en l'absence d'un jugement écrit de la Cour d'appel de la Jamaïque,
car la demande de l'auteur, qui a été rejetée le 20 février 1991, était,
en fait, accompagnée dudit jugement. En ce qui concerne la question des
retards intervenus dans la procédure judiciaire, le Comité estime que
l'Etat partie n'a pas démontré que l'auteur, ou son conseil, avait fait
preuve de négligence dans l'exercice des recours dont il disposait; les
efforts que l'auteur affirme avoir faits pour obtenir le texte écrit de
l'arrêt de la Cour d'appel n'ont pas été contestés. Cela étant, le Comité
réaffirme que l'adoption d'un jugement par écrit ne suffit pas à établir
que ce jugement est "mis à la disposition" de l'appelant ou
de son conseil, et qu'il devrait y avoir des voies administratives suffisamment
efficaces permettant à l'appelant ou à son conseil de demander et d'obtenir
les documents pertinentsb.
6.3 Pour les raisons exposées ci-dessus, le Comité considère qu'il n'y
a aucune raison d'annuler la décision concernant la recevabilité du 16
octobre 1989.
Examen du bien-fondé de la demande
7.1 Le Comité doit examiner deux questions de fond : a) les irrégularités
qui auraient entaché le procès constituent-elles une violation de l'article
14 du Pacte? et b) la détention prolongée de l'intéressé dans le quartier
des condamnés à mort constitue-t-elle un traitement cruel, inhumain et
dégradant au sens de l'article 7?
7.2 Pour ce qui est de la plainte formulée par l'auteur au titre du paragraphe
1 de l'article 14, le Comité rappelle qu'en général, c'est aux tribunaux
des Etats parties au Pacte qu'il appartient d'évaluer les faits et les
éléments de preuve dans une affaire particulière et aux cours d'appel
d'apprécier l'évaluation de ces éléments de preuve par les juridictions
inférieures. En principe, il n'appartient pas au Comité d'examiner les
éléments de preuve et les instructions données aux jurés par le juge,
à moins qu'il ne soit clairement établi que celles-ci étaient manifestement
arbitraires ou équivalaient à un déni de justice ou encore que le juge
a, de toute autre façon, manqué à son devoir d'impartialité. Sur la base
des renseignements dont il dispose, le Comité ne peut conclure que les
instructions données aux jurés par le juge étaient arbitraires ou partiales,
en particulier en ce qui concerne la question de la provocation, au sens
juridique du terme, le juge ayant donné en l'occurrence aux jurés des
instructions dont il n'a pas été établi qu'elles n'étaient pas conformes
au droit jamaïquain applicable en la matière. En conséquence, le Comité
ne peut conclure que les instructions données par le juge font apparaître
une violation du paragraphe 1 de l'article 14 du Pacte.
7.3 En ce qui concerne l'allégation de l'auteur selon laquelle le procès
aurait été entaché d'irrégularités, et en particulier son affirmation
selon laquelle deux témoins à charge auraient cherché à influencer les
membres du jury, le Comité note que ces allégations n'ont pas été étayées
de preuves et ne lui permettent donc pas de conclure que l'auteur a été
privé du droit à un procès équitable. De plus, selon les informations
dont il dispose, cette dernière affirmation n'a pas été formulée devant
les tribunaux jamaïquains ni devant aucune autre instance judiciaire compétente.
Dans ces conditions, le Comité ne constate aucune violation de l'article
14.
7.4 Quant à la plainte formulée par l'auteur au titre de l'article 7,
le Comité note qu'elle a été étayée de preuves tardivement, soit après
la décision du Comité de déclarer la communication recevable au titre
de l'article 14 du Pacte et après la commutation de la peine de mort et
le transfert de l'auteur du quartier des condamnés à mort de la prison
du district de St. Catherine à un autre pénitencier. En outre, le Comité
note que la question de savoir si la détention prolongée dans le quartier
des condamnés à mort constitue un traitement cruel, inhumain ou dégradant
n'a pas été soulevée devant les tribunaux jamaïquains ni devant aucune
autre autorité compétente. Le Comité n'est donc pas en mesure d'examiner
cette allégation quant au fond. Il réaffirme toutefois que la prolongation
d'une procédure judiciaire ne constitue pas, en soi, un traitement cruel,
inhumain ou dégradant, même si elle peut être source de souffrances et
de tension psychique pour le détenu. Cela vaut également pour les procédures
d'appel et de révision dans les affaires de condamnation à mort, encore
qu'une évaluation des circonstances particulières à chaque cas soit nécessaire.
Dans les Etats dont le système judiciaire prévoit la révision des condamnations
pénales et des peines, un certain laps de temps entre l'imposition, conformément
à la loi, d'une condamnation à mort et l'épuisement des recours internes
disponibles est inhérent à la révision de la sentence.
8. Le Comité des droits de l'homme, agissant en vertu du paragraphe 4
de l'article 5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international
relatif aux droits civils et politiques, est d'avis que les faits dont
il est saisi ne révèlent pas de violation d'une disposition quelconque
du Pacte.
____________
* Conformément à l'article 85 du règlement intérieur du Comité, M. Laurel
Francis, membre du Comité, n'a pas pris part à l'adoption des constatations
du Comité.
[Texte établi en anglais (version originale) et traduit en espagnol,
en français et en russe.]
Notes
a Communication No 369/1989 (G. S. c. Jamaïque),
décision du 8 novembre 1989, par 3.2.
b Voir communication No 233/1987 (M. F. c. Jamaïque),
décision du 21 octobre 1991, par. 6.2.