University of Minnesota



S. E. (nom supprimé) et ses enfants disparus c. Argentine, Communication No. 275/1988, U.N. Doc. CCPR/C/38/D/275/1988 (1990).



Comité des droits de l'homme

Trente-huitième session

DECISION DU COMITE DES DROITS DE L'HOMME EN VERTU DU PROTOCOLE FACULTATIF
SE RAPPORTANT AU PACTE INTERNATIONAL RELATIF AUX DROITS CIVILS ET
POLITIQUES -TRENTE-HUITIEME SESSION

concernant la

Communication No. 275/1988


Présentée par: S. E. (nom supprimé)

Au nom de : L'auteur et ses enfants disparus

Etat partie concerné : Argentine

Date d'entrée en vigueur pour 1'Argentine du Pacte et du Protocole facultatif : 8 novembre 1986

Date de la communication : 10 février 1988 (date de la lettre initiale)

Le Comité des droits de l'homme, créé en vertu de l'article 28 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Réuni le 26 mars 199,

Adopte la décision ci-après :

Décision concernant la recevabilité


1. L'auteur de la communication est une citoyenne argentine résidant en Argentine. Elle écrit en son nom et au nom de ses trois enfants disparus, nés respectivement en 1951, 1953 et 1956, et prétend être victime de violations du Pacte par le Gouvernement argentin. L'auteur est représentée par un avocat.

Circonstances de l'affaire

2.1 L'auteur déclare que son fils aîné L. M. E. a été enlevé en Argentine le 10 août 1976 par des personnes appartenant ou liées à la police, aux forces de sécurité ou aux forces armées, sans doute en raison de ses opinions politiques. C. E. (son autre fils) et L. E. (sa fille) ont été arrêtés le 4 novembre 1976 en Uruguay et auraient été vus en novembre/décembre 1976 en Argentine, dans un camp de
concentration connu sous le nom de "La banque" et dans un poste de police (Brigada Guenes) de Buenos Aires. On ne sait pas ce qu'ils sont devenus depuis, malgré toutes les démarches faites par l'auteur pour connaître leur sort.

2.2 Le 24 décembre 1986, l'Assemblée législative argentine a adopté la loi No 23 492 dite "du Point final" (" Ley de Punto Final"), qui fixait un délai de 60 jours pour engager toute nouvelle action pénale concernant des événements remontant à la période dite de la "guerre sale" (guerra sucia). Ce délai a expiré le 22 février 1987. Le 8 juin 1987, la loi No 23 521 dite "Loi sur le devoir d'obéissance" ("Ley de Obediencia Debida") a été promulguée. Cette loi établit comme présomption irréfragable que les membres des services de sécurité, des services de police et des services pénitentiaires ne peuvent être punis pour des délits qu'ils ont commis en obéissant aux ordres reçus. La loi s'applique également aux officiers supérieurs qui n'ont pas eu un rôle de décision dans les violations. Les tribunaux argentins ont confirmé la constitutionnalité de cette loi.

2.3 A la suite d" une plainte déposée le 19 juin 1984, la Commission nationale d'enquête sur la disparition de personnes (CONADEP) a ouvert une enquête sur la disparition de L. M. E. (dossier CONADEP 5448), L. E. (No. 5449)et C. E. (No 5450). Elle n'a cependant pas pu retrouver la trace des personnes disparues.

2.4 L'article 6 de la loi du Point final dispose expressément que "l'extinction de l'action pénale conformément à l'article premier est sans effet sur l'action civile".

2.5 L'auteur n'a pas engagé d'action civile en réparation.

2.6 En vertu de l'article 4037 du Code civil argentin, l'action civile se prescrit par deux ans, à compter de la date de la prétendue violation.

La plainte

3.1 L'auteur soutient que la promulgation de la loi du Point final et de la loi sur le devoir d'obéissance constitue une violation par l'Argentine de ses obligations en vertu de l'article 2 du Pacte, et en particulier de son engagement d'adopter "telles mesures d'ordre législatif ou autre, propres à donner effet aux droits reconnus dans le présent Pacte" (art. 2, par. 2), de "garantir que toute personne dont les droits et libertés reconnus dans le présent pacte auront 6th violés disposera d'un recours utile..." [art. 2, par. 3 a)]et de "garantir que l'autorité compétente, judiciaire, administrative ou législative -.. statuera sur les droits de la personne qui forme le recours" et de "développer les possibilités de recours juridictionnel" [art. 2, par. 3 b)].

3.2 En particulier, l'auteur fait valoir que la disparition de ses enfants n'a jamais fait l'objet d'une enquête exhaustive. Elle demande que l'enquête soit rouverte.

Observations de l'Etat partie

4.1 L'Etat partie fait remarquer que les disparitions ont eu lieu en 1976 pendant le gouvernement militaire, c'est-à-dire 10 ans avant l'entrée en vigueur du Pacte et du Protocole facultatif à l'égard de l'Argentine.

4.2 En ce qui concerne l'application dans le temps du Pacte et du Protocole facultatif, 1'Etat partie fait valoir que la règle générale pour les normes juridiques est la non-rétroactivité. Dans le domaine particulier du droit des traités, cette conclusion est corroborée par une pratique internationale fermement établie. Aussi bien la Cour permanente de justice internationale (séries A/B,
No 4, 24) que la Cour internationale de Justice (Recueil 1952, 40)ont statué qu'il n'y avait pas lieu de considérer qu'un traité puisse avoir un effet rétroactif à moins que cette intention ne se trouve exprimée dans le traité ou ne puisse être déduite clairement de ses dispositions. La validité du principe de non-rétroactivité des traités a été consacrée par la Convention de Vienne. de 1969 sur le droit des traites (entrée en vigueur le 27 janvier 1980), dont l'article 28 codifie cette règle du droit coutumier international
: "A moins qu'une intention différente ne ressorte du traité ou ne soit par ailleurs établie, les dispositions d'un traité ne lient pas une partie en ce qui concerne un acte ou fait antérieur a la date d'entrée en vigueur de ce traité au regard de cette partie ou une situation qui avait cessé d'exister a cette date."

La communication doit donc être déclarée irrecevable ratione temporis.

4.3 En ce qui concerne l'enquête sur la disparition des trois enfants de l'auteur, 1'Etat partie rappelle les recherches entreprises par la CONADEP, qui malheureusement n'ont pas abouti. A cet égard, 1'Etat partie rappelle aussi que le rapport de la CONADEP concerne plus de 8 900 disparitions.

4.4 Le cas des enfants de Ilauteur a également été soumis au Groupe de travail des Nations Unies sur les disparitions forcées ou involontaires le 13 août 1980. Les recherches menées par 1'Etat partie n'ont pas permis de déterminer ou se trouvaient les enfants de l'auteur, ni quand et où ils seraient morts.

4.5 En ce qui concerne la possibilité d'engager une action civile en réparation, 1'Etat partie fait observer que l'auteur aurait pu le faire, mais qu'elle ne l'a pas fait. Le délai de prescription est maintenant écoulé.

Travaux du Comité et questions considérées

5.1 Avant d'examiner une plainte soumise dans une communication, le Comité des droits de l'homme doit, conformément à l'article 87 de son règlement intérieur, décider si la communication est ou non recevable en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.

5.2 En ce qui concerne l'application ratione temporis du Pacte international relatif aux droits civils et politiques et du Protocole facultatif, le Comite rappelle que ces deux instruments sont entrés en vigueur à l'égard de l'Argentine le 8 novembre 1986. Il fait observer que, le Pacte ne pouvant être appliqué rétroactivement, il n'a pas compétence ratione temnoris pour examiner des allégations de violations se rapportant à une époque qui a précédé l'entrée en vigueur de cet instrument pour 1'Etat partie concerné.

5.3 Il reste au Comité a déterminer si des violations du Pacte se sont produites après son entrée en vigueur. L'auteur a invoqué l'article 2 du Pacte et s'est plaint que son droit à un recours ait été violé. A cet égard, le Comité rappelle sa jurisprudence antérieure, selon laquelle les dispositions de l'article 2 du Pacte constituent des engagements généraux pris par les Etats et ne peuvent être invoqués isolément par les individus au titre du Protocole facultatif (M. G. E. et - S.P.C. Trinité-et-Tobaao , communication No 168/1987, par. 6.2, déclarée irrecevable le 3 novembre 1989). En gardant à l'esprit le fait que l'article 2 ne peut être invoqué par des particuliers qu'avec d'autres articles du Pacte, le Comité fait observer que le paragraphe 3 a) de l'article 2 du Pacte dispose que chaque Etat partie s'engage a "garantir que toute personne dont les droits et libertés reconnus dans le présent Pacte auront été violés disposera d'un recours utile..." (non souligné dans le texte). Partant, aux termes de l'article 2, seule une violation établie d'un droit reconnu dans le Pacte ouvre droit a un recours. Or, les événements qui auraient pu constituer des violations de plusieurs articles du Pacte et qui auraient pu ouvrir droit à un recours se sont produits avant l'entrée en vigueur de cet instrument et de son protocole facultatif a l'égard de l'Argentine. Cette affaire ne peut pas être examinée par le Comité, étant donné que cet aspect de la communication est irrecevable ratione temporis.

5.4 Le Comité estime nécessaire de rappeler à 1'Etat partie qu'il est tenu, en ce qui concerne les violations survenues ou continuant aorès l'entrée en vigueur du Pacte, d'enquêter à fond sur les violations présumées et d'accorder lorsqu'il y a lieu des recours aux victimes ou a leurs ayants droit.

5.5 S'agissant de l'argument selon lequel la promulgation de la loi 23 521 a privé l'auteur du droit de voir poursuivre certains agents du Gouvernement, le Comité rappelle sa jurisprudence antérieure selon laquelle Pacte le ne garantit pas a un individu le droit de demander que 1'Etat engage des poursuites criminelles contre une autre personne (B. C. M. A. c. Pays-Bas, communication No 21311986, par. 11.6, déclarée irrecevable le 30 mars 1989). En conséquence, cette partie de la communication est irrecevable ratione materiae car elle est incompatible avec les dispositions du Pacte.

6. En conséquence, le Comité des droits de l'homme décide que :

a) La communication est irrecevable:

b) Cette décision sera communiquée à 1'Etat partie et à l'auteur, par l'intermédiaire de son avocat.




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