Comité des droits de l'homme
Quarante-septième session
ANNEXE*
Constatations du Comité des droits de l'homme au titre du paragraphe
4 de
l'article 5 du Protocole Facultatif se rapportant au Pacte International
relatif aux Droits Civils et Politiques
- Quarante-septième session -
Communication No 282/1988
Présentée par : Leaford Smith
[représenté par un conseil]
Au nom de : L'auteur
Etat partie intéressé : Jamaïque
Date de la communication : 15 février 1988 (date de la première
lettre)
Le Comité des droits de l'homme, institué conformément à l'article
28 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques,
Réuni le 31 mars 1993,
Ayant achevé l'examen de la communication No 282/1988, qui lui
a été présentée par M. Leaford Smith, en vertu du Protocole facultatif
se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques,
Ayant tenu compte de toutes les informations écrites qui lui
ont été fournies par l'auteur de la communication, son conseil et l'Etat
partie intéressé,
Adopte ses constatations au titre du paragraphe 4 de l'article
5 du Protocole facultatif.
1. L'auteur de la communication est Leaford Smith, citoyen jamaïquain,
actuellement détenu à la prison du district de St. Catherine (Jamaïque),
où il attend d'être exécuté. Il affirme être victime de violations des
droits de l'homme de la part de l'Etat jamaïquain.
2.1 L'auteur a été arrêté le 27 octobre 1980 et inculpé du meurtre, le
26 octobre 1980, dans la paroisse de St. James, d'un certain Errol McGhie.
Le 26 janvier 1982, il a été reconnu coupable et condamné à mort par le
tribunal de district de St. James. La Cour d'appel de la Jamaïque l'a
débouté en appel le 24 septembre 1984. Une demande d'autorisation spéciale
de recours auprès de la Section judiciaire du Conseil privé a été rejetée
en février 1987 au motif que la Cour d'appel de la Jamaïque n'avait pas
rendu son arrêt par écrit. Une deuxième demande d'autorisation, préparée
et soumise par le représentant de l'auteur à Londres, a été rejetée le
15 décembre 1987 pour des raisons non spécifiées.
Les faits présentés
2.2 Lors du procès, le frère de la victime, Owen McGhie, a témoigné que
dans la soirée du 26 octobre 1980, alors qu'en compagnie de la victime
et de trois autres hommes il bavardait sur la route principale, l'auteur
avait surgi d'un champ, armé d'un fusil à canon scié et tiré sur eux.
Le ministère public a fait fond en outre sur les témoignages faits sous
la foi du serment, lors de l'enquête préliminaire, qui s'est déroulée
du 16 janvier au 26 mars 1981, par un autre frère de la victime, Merrick
McGhie, et par un certain Ephel Williams. Aucun des deux témoins n'était
présent lors du procès.
2.3 L'auteur a déclaré sous la foi du serment, lors du procès, que la
victime et ses compagnons l'attendaient, postés en embuscade et armés
du fusil, car ils le suspectaient d'avoir averti un groupe de "travaillistes"
(partisans du Parti travailliste jamaïquain) que l'on complotait de les
attaquer. L'auteur soutient qu'un certain Lloyd Smart l'aurait mis en
joue mais que le coup serait parti accidentellement, alors que lui, Leaford
Smith, s'efforçait d'arracher l'arme des mains de Lloyd Smart, tuant Errol
McGhie.
2.4 Pour l'auteur, les témoignages sur lesquels se fondait le ministère
public, selon lesquels le coup fatal avait été tiré à une distance d'environ
cinq mètres, étaient contredits par le rapport médical, d'après lequel
il l'avait été à une distance d'une soixantaine de centimètres (deux pieds)
au maximum. L'auteur soutient en outre qu'une balle tirée sur un groupe
de personnes avec un fusil à canon scié de 60 centimètres aurait fait
plus d'une victime.
2.5 Pour ce qui est des voies de recours, l'auteur indique que la Cour
d'appel n'avait jamais rendu qu'un jugement oral et que le Conseil jamaïquain
pour les droits de l'homme l'avait par la suite informé qu'il ne fallait
pas compter sur un arrêt écrit.
2.6 Le 17 novembre 1987, l'ordre d'exécution a été donné pour le 24 novembre
1987. Une demande de sursis à l'exécution a été adressée au Gouverneur
général de la Jamaïque par l'avocat de l'auteur, au motif qu'il avait
été découvert de nouveaux éléments de preuve de nature à justifier une
révision du procès. On peut lire notamment dans la requête de l'avocat,
les passages suivants :
"... J'ai eu l'occasion de lire la déposition d'Ephel Williams
et compte tenu de toutes les circonstances de l'affaire, il semblerait
que certaines révélations concernant ce qui s'est réellement passé la
nuit du 26 octobre 1980 doivent, Monsieur le Président, vous amener
à tout le moins, à accorder un sursis d'exécution afin que ces révélations
puissent être rapidement examinées et vérifiées.
Du témoignage donné par l'inspecteur de police, retranscrit à la page
40 des minutes du procès, il ressort que lorsque Leaford Smith se trouvait
en état d'arrestation au poste de police de Montego Bay, il a déclaré
: 'Je n'ai jamais eu l'intention de l'abattre'. La même déclaration
est consignée par deux fois encore, à la page 41 et à la page 46.
Ce fait aurait entraîné un verdict d'homicide par imprudence si l'on
en avait eu connaissance alors...
Il faut garder à l'esprit qu'au moment où se sont passés les faits,
la détention illégale d'armes était sanctionnée d'une peine obligatoire
d'emprisonnement à vie, ce qui explique que l'on ait fabriqué de toutes
pièces une version des faits et que les parties en présence, conscientes
qu'elles pouvaient chacune avoir à répondre de l'accusation plus grave
encore de meurtre, se soient accusées réciproquement.
Quoique le ministère public n'ait pas à charge d'établir le 'mobile'
et qu'aucun mobile n'ait été établi dans cette affaire, les témoins
cités par lui ont déclaré que MM. Smith et Errol McGhie étaient en bons
termes...
Ce fait tend à renforcer encore la crédibilité du témoignage d'Ephel
Williams qui est encore étayé par le rapport du médecin légiste où il
est dit que le coup qui a tué Errol McGhie a été tiré d'une distance
d'une soixantaine de centimètres (deux pieds) ce qui est en contradiction
avec la version du ministère public qui évalue cette distance à 5,40
m (18 pieds)..."
2.7 Un sursis d'exécution a été accordé; en application de l'alinéa a)
du paragraphe 1 de l'article 29 du Judicature Act (la loi sur la
compétence des tribunaux d'appel), le Gouverneur général a renvoyé l'affaire
devant la Cour d'appel pour révisiona. La Cour d'appel a, par
la suite, autorisé la défense à présenter de nouveaux éléments de preuve
et une audience a été fixée au 29 février 1988; l'audience a été repoussée,
en raison, a-t-il été indiqué, du fait que l'on n'avait pas pu mettre
la main sur certains documents pertinents.
2.8 L'auteur a fait suivre, sous couvert d'une lettre datée du 10 janvier
1989, une lettre de son conseil signalant que, le 5 décembre 1988, la
Cour d'appel avait rejeté les nouveaux éléments de preuve. Trois dépositions
faites sous la foi du serment ont été présentées à la cour, qui toutes
étaient en contradiction avec les témoignages à charge et à décharge produits
lors du procès. Ainsi, celles de Merrick McGhie et d'Ephel Williams contredisaient
les témoignages à charge qu'ils avaient donnés sous la foi du serment.
Ni M. McGhie ni M. Williams n'ont pu être retrouvés par les autorités.
La troisième déposition, celle d'une certaine Angela Robinson, contredisait
en partie les dépositions de l'auteur. Bien que ce témoin ait été présent
à l'audience du 5 décembre 1988, les juges ont refusé de l'entendre au
motif que les dépositions en question ne satisfaisaient pas aux critères
de recevabilité de nouvelles preuvesb.
2.9 Les auteurs des dépositions susmentionnées nient avoir vu M. Smith
surgir d'un champ d'ignames et tirer délibérément sur le groupe de personnes
parmi lesquelles se trouvait la victime. Merrick McGhie précise notamment,
dans sa déposition, en date du 1er décembre 1987 : "Tout ce que l'on
a pu dire sur le meurtre de mon frère ... qu'il a été délibérément visé
est inexact... Si mon frère Owen a accusé avec autant d'insistance Leaford
Smith d'avoir tiré intentionnellement sur mon frère Errol, c'est parce
qu'il ne voulait pas être accusé de possession illégale d'arme à feu."
2.10 Ephel Williams, dans sa déposition du 8 août 1984, déclare : "La
première fois que j'ai été appelé à témoigner devant le tribunal chargé
de l'application de la réglementation concernant les armes à feu, je ...
n'y suis pas allé. La deuxième fois, on m'a délivré une citation àcomparaître.
Je ne suis pas non plus allé témoigner au procès car je ne voulais plus
entrer dans la combine qui consistait à accuser Leaford Smith d'avoir
tiré sur Errol ... et je craignais, à juste titre, si je me présentais
au tribunal pour y dire la vérité, de faire l'objet de sévères représailles
de la part de tous les parents d'Errol et en particulier d'Owen McGhie.
... C'est parce que Owen, Merrick, Errol, Leaford, Junior James et moi
étions très proches, étant donné que nous partagions les mêmes convictions
politiques et militions ensemble pour le socialisme, que par loyauté à
leur égard et, plus encore, par crainte de représailles, j'ai accepté
de raconter cette histoire. C'est ce qui explique pourquoi je n'ai pas
dit précédemment la vérité. Ni Owen ni Leaford n'ont dit la vérité au
tribunal. Le coup est parti alors que l'arme passait des mains de Leaford
Smith à celles d'Owen McGhie qui voulait la regarder."
La plainte
3.1 L'auteur affirme ne pas avoir bénéficié d'un procès équitable. Il
prétend ne pas avoir eu le temps nécessaire pour préparer sa défense et
n'avoir pu s'entretenir avec son conseil que le jour de l'ouverture de
son procès. Il dit avoir, par ailleurs, été informé que l'un des jurés
avait été vu au domicile de la victime la veille de l'ouverture du procès.
Le juge n'aurait pas pris ce fait en considération. Dans ce contexte,
l'auteur souligne que, si son procès a duré deux jours, il a fallu au
jury moins de 20 minutes pour rendre son verdict. Il fait valoir en outre
que le juge n'a pas pris en considération la différence entre le témoignage
du principal témoin à charge et celui du médecin légiste. Il indique qu'alors
que l'on pouvait recueillir le témoignage d'au moins cinq témoins oculaires,
deux seulement avaient été cités à comparaître, parmi lesquels seul Owen
McGhie avait déclaré l'avoir vu effectivement tirer le coup de feu.
3.2 Pour ce qui des voies de recours, l'auteur fait valoir que, si la
Cour d'appel de la Jamaïque n'est pas légalement tenue de rendre ses arrêts
par écrit, elle se doit de le faire dans l'intérêt de la justice, notamment
dans les cas de condamnations à mort. L'auteur soutient en outre que l'absence
d'un arrêt écrit l'a empêché de se pourvoir efficacement auprès de la
section judiciaire du Conseil privé, cette instance ayant rejeté sa demande
faute de pouvoir examiner le fond de l'appel interjeté contre le jugement
de condamnation.
Observations de l'Etat partie quant à la recevabilité
4. Dans ses observations en date du 7 décembre 1988, l'Etat partie fait
valoir que la communication est irrecevable au motif que la condition
d'épuisement des recours internes énoncée à l'alinéa b) du paragraphe
2 de l'article 5 du Protocole facultatif n'est pas remplie, sans fournir
plus de précisions.
Décision du Comité quant à la recevabilité
5. Le 17 octobre 1989, le Comité a déclaré la communication recevable
au regard de l'article 14 du Pacte. Il a noté que l'Etat partie soutenait
que la communication était irrecevable du fait du non-épuisement des recours
internes et observé que la section judiciaire du Conseil privé avait,
à deux reprises, débouté l'auteur d'une demande spéciale d'autorisation
de recours et que la Cour d'appel avait rejeté sa demande de révision
au motif que les nouvelles preuves produites n'étaient pas recevables.
Le Comité considérait qu'en l'espèce l'auteur n'avait plus aucun recours
efficace à sa disposition.
Réexamen de la décision concernant la recevabilité
6.1 Dans une autre lettre en date du 7 janvier 1991, l'Etat partie a
réitéré que la communication était irrecevable du fait que les recours
internes n'avaient pas été épuisés. Pour ce qui est des violations qui
auraient été commises au regard de l'article 14, il soutient que l'auteur
a encore la possibilité, en vertu de l'article 25 de la Constitution jamaïquaine,
de présenter un recours constitutionnel en invoquant la violation des
droits que lui reconnaît celle-ci en son article 20.
6.2 En réponse à ces observations de l'Etat partie, l'avocat soutient
qu'un recours constitutionnel devant la Cour suprême de la Jamaïque échouerait
inévitablement, compte tenu du précédent que constituent les décisions
prises par la section judiciaire du Conseil privé dans les affaires DPP
c. Nasralla [(1967) 2 AER 161] et Noel Riley et consorts
c. Attorney General [(1982) 3 AER 469] selon lesquelles la Constitution
jamaïquaine est là pour empêcher l'application de lois injustes et pas
simplement l'imposition d'un traitement inéquitable dans le cadre de la
loi. Etant donné que l'auteur prétend avoir fait l'objet d'un traitement
inéquitable dans le cadre de la loi et non que des lois adoptées postérieurement
à la Constitution sont inconstitutionnelles, il n'a pas véritablement
la possibilité de former un recours constitutionnel.
6.3 L'avocat fait valoir, en outre, qu'en admettant même que l'Etat partie
puisse, du moins en théorie, affirmer à juste titre que l'auteur avait
effectivement la possibilité de former un recours constitutionnel, ce
dernier n'aurait pu se prévaloir d'un tel recours dans la pratique, faute
de moyens financiers et en l'absence d'assistance judiciaire. L'avocat
affirme qu'il est extrêmement difficile à la Jamaïque de se faire représenter
par un avocat commis d'office pour présenter un recours constitutionnel.
L'avocat conclut, par conséquent, devant l'incapacité de l'Etat partie
à fournir une assistance judiciaire à cet effet ou son peu d'empressement
à le faire, qu'on ne saurait reprocher à M. Smith de s'être abstenu de
présenter un recours constitutionnel.
7.1 Le Comité a pris note des observations faites par l'Etat partie au
sujet de la recevabilité de la communication après que le Comité l'eut
déclarée recevable, concernant notamment la possibilité que l'auteur a
toujours d'introduire une requête constitutionnelle. Le Comité rappelle
que la Cour suprême de la Jamaïque a récemment autorisé des demandes de
recours constitutionnel pour violations de droits fondamentaux, alors
que leurs auteurs avaient été déboutés de leurs demandes d'appel au pénal.
7.2 Cependant, le Comité rappelle également que, par sa communication
du 10 octobre 1991 concernant une autre affairec, l'Etat partie
indiquait qu'une assistance judiciaire n'était pas fournie pour les requêtes
constitutionnelles et qu'il n'était pas tenu par le Pacte de fournir une
assistance judiciaire pour ces requêtes, car ces recours ne concernaient
pas l'établissement d'une accusation pour infraction pénale, ainsi qu'il
était prévu à l'article 14, paragraphe 3 d) du Pacte. Pour le Comité,
cette indication confirme la conclusion à laquelle il est parvenu, dans
sa décision concernant la recevabilité, à savoir qu'une requête constitutionnelle
n'est pas un recours disponible si l'auteur n'a pas les moyens d'en introduire
un. Le Comité fait observer qu'en l'occurrence l'auteur ne prétend pas
être dispensé de présenter un recours constitutionnel à cause de son indigence;
c'est le refus ou l'incapacité de l'Etat partie de lui fournir une assistance
judiciaire qui fait qu'il ne peut introduire de recours aux fins du Protocole
facultatif. En conséquence, le Comité n'a aucune raison de revoir sa décision
du 15 mars 1990 concernant la recevabilité de la communication.
7.3 De plus, étant donné que l'auteur a été arrêté en 1980, condamné
en janvier 1982, que son recours en appel a été rejeté en octobre 1984
par la Cour d'appel et que ses demandes d'autorisation spéciale de recours
l'ont été en 1987 par la section judiciaire du Conseil privé, étant donné
par ailleurs que la Cour d'appel de la Jamaïque a rejeté, en décembre
1988, le recours en révision de l'auteur, le Comité estime aussi que la
présentation d'un recours constitutionnel auprès de la Cour (constitutionnelle)
suprême entraînerait une prolongation excessive des procédures de recours
et que, si l'on considère en outre le défaut d'assistance judiciaire,
on ne saurait faire obligation à l'auteur en vertu de l'alinéa b) du paragraphe
2 de l'article 5 du Protocole facultatif, de présenter un tel recours.
Le Comité ne voit, par conséquent, aucune raison de revenir sur la décision
de recevabilité qu'il a prise le 17 octobre 1989.
Examen du bien-fondé de la demande
8. L'Etat partie soutient que, étant donné que la plainte portée par
l'auteur pour jugement inéquitable est fondée sur le caractère contradictoire
des témoignages entendus lors du procès, les questions soulevées concernent
essentiellement des faits et des éléments de preuve que le Comité n'a
pas compétence pour évaluer. L'Etat partie se réfère à cet égard à la
jurisprudence du Comité.
9.1 Le conseil fait valoir que M. Smith n'a pas eu la possibilité de
consulter ses conseils, avant le procès, pour préparer sa défense. Il
n'a eu qu'une très courte entrevue avec son avocat, à l'occasion d'une
brève suspension d'audience, dans la matinée de la première journée du
procès. L'avocat estime, par conséquent, que le fait que l'auteur n'ait
pas eu suffisamment de temps pour préparer sa défense constitue une violation
de l'alinéa b) du paragraphe 3 de l'article 14 du Pacte.
9.2 Le conseil fait valoir en outre que du fait que l'auteur n'a pas
eu la possibilité de consulter ses conseils, plusieurs témoins à décharge
dont le témoignage eût pu être déterminant n'ont pu être retrouvés ou
entendus lors du procès, ce qui constitue une violation de l'alinéa e)
du paragraphe 3 de l'article 14 du Pacte. Ainsi :
a) Selon Owen McGhie, le principal témoin à charge, cinq hommes étaient
présents au moment où s'est produit le meurtre. Parmi les quatre témoins
à charge qui pouvaient être appelés à témoigner, seul Owen McGhie et un
certain Junior James ont été cités à comparaître. Owen McGhie a été le
seul à dire qu'il avait vu le coup partir; Junior James n'a donné que
des éléments de preuve indirects. Ni Ephel Williams, ni Merrick McGhie,
n'ont été appelés à témoigner; bien qu'ils aient l'un et l'autre fait
des dépositions lors de l'enquête préliminaire, L. B., l'inspecteur de
police chargé de l'enquête, a déclaré lors du procès n'avoir pas pu entrer
en contact avec eux. Des dépositions qu'avaient faites les deux hommes,
il ressort que, s'ils avaient pu être interrogés à ce moment-là par la
défense et le ministère public, leur témoignage aurait pu être crucial;
b) Owen McGhie a laissé entendre qu'un certain F. était présent sur
les lieux du crime et L. B. a témoigné lors du procès que F. avait été
arrêté et inculpé, mais qu'il avait été ultérieurement acquitté. L'avocat
argue que, faute de temps pour préparer la défense, il n'a pas eu la possibilité
de s'entretenir avec F., ni de lui demander de témoigner;
c) L'auteur a soutenu tout au long de son procès que, le lendemain du
meurtre, il s'était rendu au poste de police de Spring Mount avec un certain
F. W. dans l'intention de faire une déposition sur ce qui s'était produit.
L'inspecteur de service avait refusé de prendre sa déposition, disant
qu'il savait déjà que lui, Leaford Smith, avait abattu la victime. L'auteur
avait alors été placé en détention. Le 28 octobre 1980, il a vu L. B.
au poste de police qui donnait à l'inspecteur susmentionné l'ordre de
le transférer au poste de Montego Bay. L. B. a toutefois déclaré initialement
qu'il n'avait vu M. Smith que le 10 novembre 1980, au poste de police
de Montego Bay, où celui-ci a été inculpé du meurtre d'Errol McGhie; ultérieurement,
lors d'un contre-interrogatoire, L. B. a admis qu'il avait bien vu M.
Smith quelque temps auparavant, au poste de police de Spring Mount. L'avocat
soutient que la défense n'a pas exploité efficacement cette importante
différence lors du procès. Il soutient en outre que faute de disposer
de suffisamment de temps pour préparer la défense, on n'a pas cherché
à vérifier les dires de l'auteur et que ni F. W. ni l'inspecteur de police
en cause n'ont été appelés à témoigner;
d) L'auteur soutient en outre que F. n'était pas présent sur les lieux
du crime; il prétend que Lloyd Smart qui se trouvait sur les lieux, a
été placé en détention puis relâché ultérieurement. Lors d'un contre-interrogatoire,
Owen McGhie a reconnu que Lloyd Smart avait été détenu en relation avec
le meurtre. L. B., toutefois, a nié qu'il ait jamais été arrêté. Selon
l'avocat, il y a là un conflit important de témoignages qui tend à conforter
les doutes que l'on peut avoir quant à l'honnêteté de L. B.; néanmoins
les procès-verbaux de police concernant la garde à vue n'ont pas été vérifiés
par la défense, celle-ci n'ayant pas eu suffisamment de temps pour se
préparer.
9.3 Le conseil note que l'auteur a dû attendre 14 mois après son arrestation
avant d'être jugé. Il s'est écoulé en particulier 10 mois après la cl_ture
de l'enquête préliminaire; pendant cette période, l'auteur n'a bénéficié
d'aucune assistance judiciaire et, se trouvant toujours détenu en garde
à vue, il ne lui a pas été possible de mener sa propre enquête afin de
préparer sa défense.
9.4 Le conseil note en outre qu'il a fallu attendre encore 32 mois avant
que l'appel interjeté ait été entendu et rejeté, et qu'à ce jour, aucun
arrêt n'a été rendu par écrit par la Cour d'appel. L'avocat soumet à cet
égard une lettre datée du 20 juin 1986, émanant du greffe de la Cour d'appel,
dans laquelle il est indiqué qu'il n'y a pas à attendre en l'espèce qu'un
arrêt soit rendu par écrit. Le fait que la Cour d'appel n'ait pas rendu
son arrêt par écrit dans un délai raisonnable constitue, de l'avis de
l'avocat, une violation des paragraphes 3 c) et 5 de l'article 14 du Pacte,
puisque l'auteur n'a pu, de ce fait, présenter effectivement une requête
à la section judiciaire du Conseil privé. L'avocat souligne que l'article
4 du règlement du Conseil privé dispose qu'un jugement motivé de la Cour
d'appel est exigé pour que la section judiciaire puisse connaître d'un
appel. En ce qui concerne l'audience d'appel du 5 décembre 1988, l'avocat
affirme que le représentant de l'auteur a été assuré que la Cour d'appel
dresserait ultérieurement un exposé de ses motifs par écrit, mais que
quatre ans plus tard on attendait toujours ce document. L'avocat soutient,
par conséquent, que l'auteur a une fois encore été empêché de présenter
effectivement un recours devant la section judiciaire du Conseil privé,
ce qui contrevient aux paragraphes 3 c) et 5 de l'article 14.
9.5 Enfin, se référant à la jurisprudence du Comité, le Conseil soutient
que l'imposition d'une condamnation à mort à l'issue d'un procès dans
lequel les dispositions du Pacte n'ont pas été respectées constitue, s'il
n'y a plus aucune possibilité de recours contre cette sentence, une violation
de l'article 6 du Pacte. L'auteur ne disposant plus d'aucun autre recours,
et le jugement définitif le condamnant à mort ayant été prononcé, à l'issue
d'un procès qui ne s'est pas déroulé conformément au Pacte, il y a bien
eu en l'espèce violation de l'article 6.
10.1 Le Comité, en ce qui concerne le fond des allégations de M. Smith,
note avec préoccupation que l'Etat partie s'est borné à faire observer
que les faits invoqués par l'auteur relevaient des faits et éléments de
preuve que le Comité n'avait pas compétence pour évaluer. L'Etat partie
n'a répondu à aucune des allégations précises de l'auteur faisant état
de violations des garanties d'un procès équitable. Le paragraphe 2 de
l'article 4 du Protocole facultatif fait obligation à l'Etat partie d'enquêter
de bonne foi sur toutes les allégations de violation du Pacte portées
contre eux et contre ses autorités judiciaires, et de communiquer au Comité
tous les renseignements dont il dispose. Le Comité est d'avis qu'en l'espèce,
le rejet sommaire des allégations de l'auteur ne répond pas aux exigences
du paragraphe 2 de l'article 4. Dans les circonstances, les allégations
de l'auteur doivent être dûment prises en considération, dans la mesure
où elles sont suffisamment étayées.
10.2 Le Comité ne peut admettre l'affirmation de l'Etat partie selon
laquelle les questions soulevées par la communication ont trait uniquement
aux faits et aux éléments de preuve. La communication soulève d'autres
questions concernant les lois jamaïquaines et la manière dont elles sont
appliquées lorsque la peine capitale est prononcée, questions qui exigent
d'être examinées quant au fond. Le Comité réaffirme sa jurisprudence,
à savoir qu'il appartient, en principe, aux tribunaux des Etats
parties au Pacte d'évaluer les faits et les éléments de preuve dans une
affaire donnée ou de réexaminer les instructions spécifiques qui ont été
données au jury par le juge, à moins qu'il puisse être établi que ces
instructions ou la conduite du procès par le juge sont manifestement entachées
d'arbitraire ou constituent un déni de justice. Ayant examiné la transcription
des minutes du procès, le Comité note que le rapport médical montre que,
selon toute vraisemblance, le coup fatal a été tiré à bout portant. Ce
rapport a été porté à l'attention du jury par le juge et le jury a choisi
de ne pas prendre ce témoignage en considération. Dès lors, le Comité
ne considère pas que les garanties d'un procès équitable aient été violées
à cet égard.
10.3 Pour ce qui est de l'allégation de l'auteur que le jury, ou l'un
de ses membres, n'était pas impartial, le Comité note que ce point n'est
pas étayé par des faits, et ne fait donc pas apparaître de violation de
l'article 14 du Pacte.
10.4 En ce qui concerne les allégations de l'auteur selon lesquelles
il n'a pas disposé d'un temps suffisant pour préparer sa défense et que,
de ce fait, plusieurs témoins à décharge dont le témoignage aurait pu
être déterminant n'avaient pas été retrouvés ou appelés à témoigner, le
Comité rappelle sa jurisprudence, selon laquelle le droit pour un accusé
de disposer de suffisamment de temps et de moyens pour préparer sa défense
est un élément important de la garantie d'un procès équitable et un corollaire
du principe de l'égalité des armesd. La définition de ce qu'il
faut entendre par "suffisamment de temps" exige une évaluation
des circonstances propres à chaque cas. Dans le cas présent, il est incontesté
que la défense a été préparée le jour même de l'ouverture du procès. Les
renseignements dont dispose le Comité révèlent que l'un des avocats commis
d'office a demandé à être remplacé par un autre avocat. Un autre des avocats
assignés pour représenter l'auteur s'étant retiré la veille du procès,
l'avocat qui allait l'y représenter a demandé, alors que le procès devait
s'ouvrir à 10 heures, à ce qu'il soit repoussé à 14 heures, afin de lui
permettre de se faire assister professionnellement et de consulter son
client, car il n'avait pu obtenir des autorités pénitentiaires l'autorisation
de lui rendre visite la veille dans la soirée. Le Comité note que cette
demande a été accordée par le juge, manifestement décidé à réduire l'arriéré
des affaires en instance devant le tribunal. Ainsi, une fois que le jury
a été constitué, l'avocat n'a disposé que de quatre heures pour s'entretenir
avec l'auteur, ce qu'il n'a pu faire que superficiellement. Le Comité
estime que cela est insuffisant pour préparer adéquatement la défense
dans une affaire où la peine capitale peut être prononcée. Il semble aussi,
sur la base des renseignements disponibles, que cela a eu une incidence
sur la possibilité qu'avait l'avocat de déterminer quels témoins devaient
être appelés à la barre. De l'avis du Comité, cela constitue une violation
de l'alinéa b) du paragraphe 3 de l'article 14 du Pacte.
10.5 Il reste au Comité à décider si le fait, pour la Cour d'appel de
la Jamaïque, de n'avoir pas motivé sa décision, constitue une violation
de l'un des droits garantis à l'auteur par le Pacte. Le paragraphe 5 de
l'article 14 de celui-ci reconnaît à toute personne reconnue coupable
d'une infraction le droit de faire examiner "par une juridiction
supérieure la déclaration de culpabilité et la condamnation, conformément
à la loi"e. Pour qu'une personne condamnée puisse effectivement
exercer ce droit, il faut, pour chacune des instances d'appel disponibles,
qu'elle ait la possibilité d'avoir accès, dans un délai raisonnable, au
jugement dûment motivé. Le Comité note que la section judiciaire du Conseil
privé a rejeté la première demande d'autorisation de faire appel présentée
par l'auteur, en raison de l'absence d'un jugement écrit de la Cour d'appel
de la Jamaïque. Il note en outre que plus de quatre ans après le rejet
du deuxième appel de l'auteur par la Cour d'appel en septembre 1984 et
de ses demandes d'autorisation de pourvoir par la section judiciaire du
Conseil privé en février et en décembre 1987, aucun jugement motivé n'a
été produit, ce qui une fois encore dénie à l'auteur la possibilité de
former efficacement un recours devant la section judiciaire. Le Comité
estime, par conséquent, qu'il y a eu violation des droits reconnus à M.
Smith en vertu de l'alinéa c) du paragraphe 3 et du paragraphe 5 de l'article
14 du Pacte.
10.6 Le Comité est d'avis que prononcer la peine de mort au terme d'un
procès où les dispositions du Pacte n'ont pas été respectées et sans que
cette peine ne soit plus susceptible d'appel constitue une violation de
l'article 6 du Pacte. Comme il l'a noté dans son observation générale
6 16), la disposition selon laquelle la peine de mort ne peut être prononcée
que selon la législation en vigueur et ne doit pas être en contradiction
avec les dispositions du Pacte implique que "les garanties d'ordre
procédural prescrites dans le Pacte doivent être observées, y compris
le droit à un jugement équitable rendu par un tribunal indépendant, la
présomption d'innocence, les garanties minima de la défense et le droit
de recourir à une instance supérieure"f. Dans le cas présent,
il faut conclure que la condamnation à mort définitive a été prononcée
sans que les garanties d'un procès équitable énoncées à l'article 14 aient
été observées et que, de ce fait, le droit consacré à l'article 6 du Pacte
a été violé.
11. Le Comité des droits de l'homme, agissant en vertu du paragraphe
4 de l'article 5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international
relatif aux droits civils et politiques, est d'avis que les faits tels
qu'ils ont été présentés font apparaître une violation des alinéas b)
et c) du paragraphe 3 lus à la lumière du paragraphe 5 de l'article 14
du Pacte, et conséquemment de l'article 6.
12. Dans le cas d'un procès pouvant entraîner la peine capitale, le devoir
qu'ont les Etats parties de respecter rigoureusement toutes les garanties
d'un procès équitable énoncées à l'article 14 du Pacte ne peut souffrir
aucune exception. Le Comité est d'avis que l'Etat partie est tenu, aux
termes des dispositions de l'alinéa a) du paragraphe 3 de l'article 2
du Pacte, de prendre pour remédier aux violations de l'article 14 et conséquemment
de l'article 6 dont M. Leaford Smith a été victime des mesures efficaces,
ce qui, dans le cas d'espèce, implique qu'il soit remis en liberté.
13. Le Comité souhaiterait recevoir des informations dans un délai de
90 jours sur toutes mesures pertinentes que l'Etat partie aura prises
en rapport avec ses constatations.
______________
* Conformément à l'article 85 du règlement intérieur du Comité, M. Laurel
Francis, membre du Comité, n'a pas pris part à l'adoption des constatations
du Comité.
[Texte établi en anglais (version originale) et traduit en espagnol et
en français.]
Notes
a L'alinéa a) du paragraphe 1 de l'article 29 du Judicature
Act (la loi sur la compétence des tribunaux d'appel) dispose : "Le
Gouverneur général ... peut, s'il le juge bon, renvoyer à tout moment
l'affaire devant la Cour d'appel qui entendra la cause et rendra son jugement
de la même manière que si l'individu condamné avait lui-même fait appel".
b La Cour d'appel accepte d'entendre de nouveaux témoignages,
si leurs éléments sont en rapport avec l'affaire, s'ils sont crédibles
et s'ils n'étaient pas disponibles lors du procès. Il semblerait que la
Cour d'appel n'ait pas été convaincue de la crédibilité des dépositions
d'Ephel Williams et Merrick McGhie, celles-ci étant en contradiction avec
le témoignage qu'ils avaient fait sous la foi du serment lors de l'instruction
préliminaire; celle de Mme Robinson aurait été refusée au motif qu'elle
n'avait pas vu ce qui s'était effectivement passé sur les lieux du crime.
Il ne s'agit là toutefois que d'hypothèses, la Cour d'appel n'ayant pas
par écrit rendu d'arrêt motivé précisant les raisons pour lesquelles elle
avait rejeté ces nouveaux témoignages, quoiqu'il ait été déclaré lors
de l'audience qu'un arrêt motivé serait dressé ultérieurement.
c Communication No 283/1988 (Aston Little c. Jamaïque),
constatations adoptées le 1er novembre 1991.
d Voir les communications No 253/1987 (Paul Kelly
c. Jamaïque), constatations adoptées le 8 avril 1991, par. 5.9;
et No 283/1988 (Aston Little c. Jamaïque), constatations
adoptées le 1er novembre 1992, par. 8.3.
e Voir la communication No 230/1987 (R. Henry c. Jamaïque),
constatations adoptées le 1er novembre 1991, par. 8.4.
f Voir CCPR/C/21/Rev.1, observation générale 6 [16], par.
7.