Communication No 293/1988
2.1 L'auteur, qui était caporal dans la police jamaïquaine, avait été affecté au commissariat de police de Morant Bay, dans la commune de Saint-James. Tard dans la soirée du 11 juin 1984, il a été envoyé en mission dans le district de Prospect avec trois autres policiers du poste de Morant Bay, afin de rechercher un criminel local notoire suspecté de vol avec effraction. L'auteur déclare que c'est dans l'exercice de ses fonctions que, cette nuit-là, il a tiré sur deux personnes, Maureen Robinson et Leroy Sutton, qui s'étaient approchées du véhicule de police autour duquel les policiers se regroupaient. Mme Robinson est morte sur le coup; M. Sutton, atteint par une balle tirée par l'arme de service de calibre 0.38 de l'auteur, est resté paralysé et est décédé en décembre 1985. L'enquête de police a établi que les autres policiers et une tierce personne qui avait été interrogée par eux avaient vu Mme Robinson et M. Sutton, que l'un des policiers leur avait dit de rentrer chez eux étant donné l'heure tardive, et qu'ils étaient restés assis près de la voiture de police pendant cinq minutes. L'auteur, lui, affirme qu'il a vu ces deux personnes pour la première fois lorsque la morte et le blessé ont été placés dans le coffre de la voiture. 2.2 L'auteur déclare que juste avant qu'il ne tire les coups fatals, on avait tiré sur lui de l'endroit où les victimes se tenaient ou marchaient: il soutient qu'il a donc agi en état de légitime défense. L'accusation, pour sa part. affirme que les victimes ont été abattues dans le dos et que les coups ont été tirés d'une faible distance, évaluée à environ sept mètres. Après une enquête qui a duré trois jours, l'auteur a été arrêté et inculpé de meurtre. Il affirme qu'il a été accusé sur la foi de faux témoignages. Au cours d'une enquête préliminaire qui a été faite à Morant Bay en mars 1985, Leroy Sutton a été interrogé par l'avocat de l'auteur. En octobre 1985, M. Sutton a signé devant le juge d'instruction une déposition écrite accusant l'auteur. Cette déposition a ensuite été produite comme pièce à conviction et retenue par le juge de première instance. 2.3 L'auteur a été jugé par la Home Circuit Court de Kingston. Durant le procès, qui s'est tenu du 18 au 20 mai 1987, il a été représenté par deux avocats commis d'office, H. E. et N. E., l'un et l'autre 'Queen's Counsel'. L'auteur a plaidé non coupable mais a été reconnu coupable et condamné à la peine de mort. Il n'a fallu que 11 minutes au jury pour prononcer le verdict, rendu à l'unanimité. Le 25 janvier 1988, la Cour d'appel de la Jamaïque a rejeté le pourvoi de l'auteur, qui contestait la recevabilité, comme élément de preuve, d'une déposition écrite faite par un témoin décédé avant l'ouverture du procès, Une demande d'autorisation spéciale de recours devant la section judiciaire du Conseil privé présentée par la suite a été rejetée le 24 juillet 1989. 2.4 L'avocat dit que son client a épuisé tous les recours internes qui lui étaient offerts et que le fait d'attaquer la constitutionnalité de la décision devant la Cour suprême (Cour constitutionnelle)ne constitue pas un recours possible et effectif. 2.5 L'avocat indique par ailleurs que 1'Etat partie ne fournit pas d'aide judiciaire dans le cas des recours pour inconstitutionnalité. Même si l'auteur avait en théorie accès à ce type de recours, il ne pourrait pas l'exercer faute d'assistance judiciaire. La Plainte
3.1 L'auteur fait valoir que son procès a été transféré de Saint-Thomas à Kingston, après que ses avocats eurent fait l'objet de menaces et de menées d'intimidation ce qui, d'après lui, a considérablement retardé la procédure. 3.2 En ce qui concerne les circonstances du procès, l'auteur affirme que les jurés ont été intimidés par la police. Selon lui, des habitants du district de Saint-Thomas seraient venus a la Home Circuit Court a Kingston et, en présence des personnes qui étaient sur le point d'étre désignées comme jurés, auraient identifié l'auteur en disant : "Voilà le policier du PNP, le tueur de Saint-Thomas, celui qui a tiré sur le garçon et la fille -qu'on le pende!". L'avocat de l'auteur aurait été informé de ce fait mais n'aurait rien fait, et aurait en outre négligé de réfuter les faux témoignages contre l'auteur et de produire le registre du commissariat, qui selon l'auteur était un élément de preuve important. L'auteur affirme en outre que le juge a fait pression sur les témoins à charge et intimidé à la fois les jurés et les avocats de la défense. 3.3 Selon l'auteur, ses ex-collègues policiers ont été menacés et on leur a dit qu'ils perdraient leur emploi et seraient mutés loin de leur famille, voire accusés de complicité avec l'auteur, s'ils ne témoignaient pas contre celui-ci. 3.4 L'auteur fait valoir en outre qu'il n'a pas pu suffisamment s'entretenir avec ses avocats, qui ne lui ont jamais rendu visite pendant sa détention préventive et ont laissé sans réponse les lettres qu'il leur a adressées: sa femme s'est rendue à leur cabinet à différentes reprises, mais n'a pu obtenir d'eux qu'une simple promesse qu'ils prendraient contact avec lui. Il déclare avoir appelé l'attention de l'un de ses avocats sur les éléments qui, a 'son avis, avaient été inéquitables dans la conduite de son procès et dans l'enquête préliminaire, et indique que l'avocat avait promis d'en informer son/ses confrère(s)mais n'en a rien fait. L'un de ses avocats a soumis un témoin à charge a un contre-interrogatoire pendant le procès, mais selon l'auteur, le juge a déclaré irrecevables nombre des questions ainsi posées et accepté les objections opposées par l'accusation à d'autres questions. Un seul témoin avait déposé en faveur de l'auteur, qui affirme que cette personne avait été entendue comme témoin à charge au cours de l'enquête préliminaire, mais que son témoignage avait alors été rejeté. 3.5 Enfin, l'auteur affirme que le responsable de l'enquête, militant du Jamaican Labour Party (J. L. P.), qui n'a pas été appelé à la barre des témoins lors du procès, a été soudoyé par le député de Saint-Thomas afin qu'il poursuive l'enquête. L'auteur pense que cet enquêteur ne s'est pas présenté devant le tribunal parce qu'il ne voulait pas être vu des autres témoins, auxquels il n'avait pas remis la part du pot-de-vin qui leur avait été promise. De même, l'auteur affirme que le député, le chef de la police et d'autres personnes ont fait beaucoup de bruit autour de son inculpation, influençant défavorablement les éventuels jurés à son égard. Renseignements et observations presentés par 1'Etat partie 4.1 Dans une communication datée du 17 novembre 1988, 1'Etat partie a déclaré la demande irrecevable au motif que les recours internes n'avaient pas été épuisés, l'auteur n'ayant pas présenté de demande d'autorisation spéciale de recours devant la section judiciaire du Conseil privé. Dans des communications datées du 8 mai et du 26 septembre 1990, adressées au Comité après que celui-ci eut déclaré la plainte recevable, 1'Etat partie a argué que cette plainte demeurait irrecevable puisque l'auteur ne s'était pas prévalu des voies de recours pour inconstitutionnalité, comme le permet la section 25 de la Constitution jamaïquaine. Toute décision de la Cour suprême (Cour constitutionnelle) pouvait faire l'objet d'un appel d'abord devant la Cour d'appel de la Jamaïque, puis à partir de là devant la section judiciaire du Conseil privé. 4.2 L'Etat partie soutient que nombre des éléments dont l'auteur fait état, notamment en ce qui concerne la défense et le fait que ses avocats n'aient pas soumis les témoins à charge à un contre-interrogatoire, ne permettent pas de conclure à la responsabilité de l'autorité judiciaire. De surcroît, et se référant à de récentes décisions du Comité, l'Etat partie fait observer que les faits présentés ont simplement pour objet de soulever des questions d'appréciation des preuves, que le Comité n'a pas compétence pour examiner. 4.3 L'Etat partie invoque en outre le paragraphe 2 de la section 24 de sa constitution, qui dispose que nul ne doit faire l'objet d'un traitement discriminatoire de la part de quiconque agissant dans le cadre de l'application d'une loi écrite ou dans l'exercice d'une fonction ou d'une autorité publique. La sous-section 3 qualifie de "discriminatoire" un traitement différent qui est appliqué à une personne uniquement ou essentiellement en raison de particularités de cette personne, par exemple, ses opinions politiques. L'Etat partie déclare que l'auteur peut invoquer la section 25 de la Constitution pour demander réparation de la discrimination dont il prétend avoir été l'objet du fait de son affiliation politique. I1 considère donc que la communication est irrecevable, du fait que les recours internes n'ont pas été complètement épuisés. 4.4 S'agissant des retards indus de la procédure dont s'est plaint l'auteur, 1'Etat partie note dans une communication datée du 30 octobre 1991 qu'ils tenaient au fait que son avocat avait demandé le transfert du procès étant donné ce qui lui semblait être des menaces et des menées d'intimidation. L'Etat partie estime que la décision de tenir le procès ailleurs ne viole aucune disposition du Pacte. 4.5 En ce qui concerne les griefs exposés aux paragraphes 3.2 à 3.4 ci-dessus, 1'Etat partie fait observer qu'ils se rapportent à une prétendue violation du droit à un procès équitable et qu'ils n'ont pas été examinés par les autorités judiciaires en vertu de la section 25 de la Constitution. 4.6 Enfin, 1'Etat partie juge "dénuée de tout fondement" l'allégation selon laquelle l'officier chargé de l'enquête avait reçu des pots-de-vin d'un membre du Parlement. Décision concernant la recevabilité et révision de la décision 5.1 Le Comité a examiné la recevabilité de la communication au cours de sa trente-septième session. Il a estimé qu'étant donné que la section judiciaire du Conseil privé avait rejeté le 24 juillet 1989 la demande d'autorisation spéciale de recours de l'auteur, celui-ci n'avait plus d'autres voies de recours effectives. 5.2 Le 19 octobre 1989, le Comité a déclaré la communication recevable dans la mesure où elle semblait soulever des questions visées à l'article 14 du Pacte. 6.1 Le Comité a dûment pris acte des, arguments que 1'Etat partie a présentés après la décision concernant la recevabilité de la communication, arguments selon lesquels les recours internes n'avaient pas été épuisés en ce qui concerne la prétendue violation de l'article 14 et la discrimination dont l'auteur estime avoir fait l'objet du fait de ses opinions politiques.
6.2 Le Comité réitère que les recours internes tels que les entend le Protocole facultatif doivent être à la fois disponibles et effectifs. Le Comité rappelle que dans une autre affaire, 1'Etat partie avait indiqué que l'aide judiciaire n'était pas prévue dans le cas des requêtes pour inconstitutionnalité. Le Comité estime en conséquence qu'une requête de cette nature ne constitue pas en l'espèce un recours disponible et effectif au sens de l'alinéa 2 b) de l'article 5 du Protocole facultatif. I1 n'y a donc pas lieu de réviser la décision concernant la recevabilité qu'il a prise le 19 octobre 1989. Examen au fond 7.1 En ce qui concerne la prétendue violation de l'article 14, le Comité doit se prononcer sur trois questions essentielles, à savoir a) si les menées d'intimidation que le juge aurait exercées à l'encontre des jurés et les objections qu'il a opposées à plusieurs questions de l'avocat de l'auteur revenaient à priver ce dernier d'un procès équitable; b) si les allusions a l'affiliation politique de l'auteur et les irrégularités relevées dans la conduite de l'enquête de police violaient le principe de l'égalité devant la loi; et c) si l'auteur avait eu le temps et les moyens matériels de préparer sa défense et la possibilité de faire appel à des témoins pouvant déposer en sa faveur. 7.2 S'agissant de la première de ces questions visées a l'article 14, le Comité réaffirme que c'est aux juridictions d'appel des Etats parties au Pacte qu'il revient généralement d'évaluer les faits et éléments de preuve se rapportant à une affaire donnée. En principe, le Comité n'a pas compétence pour apprécier la manière dont le juge de première instance a mené le procès ou les recommandations qu'il a faites aux jurés, à moins qu'il ne soit possible d'établir que ces instructions étaient manifestement arbitraires ou équivalaient a un déni de justice, ou que le juge a ouvertement manqué à son devoir d'impartialité. Le Comité ne relève pas d'éléments lui permettant de conclure à de telles failles. En particulier, il ne peut pas conclure après avoir examiné les dossiers dont il est saisi et notamment les minutes du procès, qu'en soulevant des objections à plusieurs questions posées par l'avocat lors du contre-interrogatoire, ou en acceptant les objections de l'accusation a certaines questions de la défense, le juge ait failli à son devoir d'impartialité. Rien ne prouve non plus qu'il ait "intimidé" l'un quelconque des témoins par ses questions. Le Comité estime donc qu'il n'y a pas eu violation du paragraphe 1 de l'article 14 du Pacte. 7.3 Au stade de l'examen de la communication quant au fond, le Comité se prévaut de la possibilité qui lui est offerte en vertu du paragraphe 4 de l'article 93 de son règlement intérieur de reprendre l'examen de la question de la recevabilité. S'agissant de l'allégation de l'auteur selon laquelle son appartenance politique a été utilisée contre lui pendant le procès, le Comité, après examen minutieux des éléments qui lui ont été communiqués, ne relève pas de preuves à l'appui d'une telle allégation aux fins de recevabilité. Il en va de même de l'allégation selon laquelle l'officier chargé de l'enquête aurait été soudoyé par un député du district où s'était produit le meurtre. Le Comité note en outre que cette dernière allégation a été formulée par le conseil de l'auteur alors que le Comité avait déjà pris sa décision concernant la recevabilité, le 19 octobre 1989, que les tribunaux internes n'ont pas été saisis d'une plainte au motif de discrimination pour opinion politique et qu'à cet égard, les recours internes n'ont pas été épuisés. En conséquence, cette partie de la communication est irrecevable en vertu de l'article 2 et du paragraphe 2 b)de l'article 5 du Protocole facultatif. 7.4 Au sujet de la violation des alinéas 3 b)et e)de l'article 14 du Pacte dont la plainte fait état, le Comité note que le droit d'un accusé de disposer du temps et des moyens matériels nécessaires pour préparer sa défense constitue un important élément de la garantie d'un procès équitable et est un corollaire du principe du respect des droits de la défense. Le temps dont a besoin un accusé pour préparer sa défense varie selon les circonstances de l'affaire considérée. Le Comité note que l'auteur a bénéficié des services d'avocats compétents, qui n'ont pas jugé utile de demander un délai supplémentaire pour la préparation de la défense. Il n'est pas en mesure d'établir si cet avocat, en n'introduisant pas le registre du commissariat de police comme élément de preuve ou en ne faisantpas appel à d'autres témoins a décharge, ont exercé leur jugement professionnel ou s'ils ont fait preuve de négligence. Par conséquent, les dossiers communiqués au Comité ne permettent pas de conclure qu'il y a eu violation des alinéas 3 b) et e) de l'article 14. 8. Le Comité des droits de l'homme, autorisé à présenter ses constatations en vertu du paragraphe 4 de l'article 5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques, déclare que les faits qui ont été portés à sa connaissance ne font apparaître aucune violation d'une disposition quelconque du Pacte.