Comité des droits de l'homme
Cinquante-et-unième session
ANNEXE
Constatations du Comité des droits de l'homme au titre du paragraphe
4 de
l'article 5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international
relatif aux droits civils et politiques
- Cinquante-et-unième session -
Communication No 322/1988
Présentée par : Hugo Rodríguez
Au nom de : L'auteur
État partie : Uruguay
Date de la communication : 23 juillet 1988 (date de la lettre
initiale)
Le Comité des droits de l'homme, institué conformément à l'article
28 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques,
Réuni le 19 juillet 1994,
Ayant achevé l'examen de la communication No 322/1988 présentée
au Comité des droits de l'homme par M. Hugo Rodríguez en vertu du Protocole
facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils
et politiques,
Ayant tenu compte de toutes les informations écrites qui lui
ont été communiquées par l'auteur de la communication et l'État partie,
Adopte les constatations suivantes au titre du paragraphe 4 de
l'article 5 du Protocole facultatif.
1. L'auteur de la communication est Hugo Rodríguez, citoyen uruguayen
résidant à Montevideo. Tout en invoquant la violation par le Gouvernement
uruguayen des articles 7, 9, 10, 14, 15, 18 et 19 du Pacte international
relatif aux droits civils et politiques, il demande au Comité des droits
de l'homme de prendre essentiellement en considération ses allégations
concernant l'article 7 du Pacte et le manquement de la part de l'État
partie à l'obligation de mener une enquête, de châtier les coupables et
de le dédommager de façon appropriée. L'auteur est l'époux de Lucía Arzuaga
Gilboa, dont la communication No 147/1983 a également été examinée par
le Comitéa.
Rappel des faits présentés par l'auteur
2.1 En juin 1983, l'auteur et sa femme ainsi qu'un groupe d'autres personnes
ont été arrêtés par la police uruguayenne. L'auteur a été conduit par
des policiers en civil au quartier général de la police secrète (Dirección
Nacional de Información e Inteligencia), où il serait resté pendant plusieurs
heures ligoté à une chaise, menottes aux poignets et un capuchon sur la
tête. On l'aurait fait se déshabiller et il aurait été contraint de rester
debout, les mains toujours attachées, pendant qu'on lui jetait sur le
corps des seaux d'eau froide. Le lendemain, on l'aurait fait s'étendre,
nu, sur un lit métallique sans matelas, les jambes et les bras attachés
aux montants; puis on lui aurait envoyé des décharges électriques ("picana
eléctrica") dans les paupières, le nez et les parties génitales.
Il aurait été soumis à un autre supplice qui consistait à lui enrouler
autour des doigts et du pénis un fil métallique dans lequel on faisait
passer un courant électrique ("magneto") et à déverser sur lui
des seaux d'eau sale. Le jour suivant, on l'aurait suspendu par les bras,
puis on lui aurait envoyé des décharges électriques dans les doigts. Il
aurait subi ce genre de sévices sept jours durant, avant d'être enfermé
dans une cellule où il serait resté au secret pendant une semaine. Le
24 juin 1983, l'auteur a comparu devant un juge militaire qui l'a inculpé
pour des motifs non précisés. Il est resté incarcéré à la prison Libertad
jusqu'au 27 décembre 1984.
2.2 L'auteur a déclaré qu'il n'avait pas été possible pendant sa détention
ni même après, et ce jusqu'à ce qu'un gouvernement civil ait succédé à
la dictature militaire, de faire ouvrir une enquête judiciaire à son sujet.
Après le rétablissement des garanties constitutionnelles, en mars 1985,
une plainte officielle a été déposée auprès des autorités compétentes.
Le 27 septembre 1985, le tribunal de première instance (Juzgado Letrado
de Primera Instancia en lo Penal de 4° Turno) a été saisi d'une action
en justice de portée générale dénonçant les abus qui auraient été commis
dans les locaux de la police secrète, y compris sur la personne de l'auteur
et de sa femme. Aucune instruction judiciaire n'a toutefois été ouverte
en raison d'un différend portant sur la compétence des tribunaux, les
autorités militaires soutenant que seuls les tribunaux militaires pouvaient
connaître de cette plainte. À la fin de 1986, la Cour suprême de justice
uruguayenne décida que les tribunaux civils étaient compétents mais, au
même moment — le 22 décembre 1986 —, le Parlement promulguait
la loi No 15848, dite loi de limitation des poursuites pénales ou loi
sur l'extinction de l'action publique (Ley de Caducidad) qui suspendait,
avec effet immédiat, toute enquête judiciaire dans ce genre d'affaire
et empêchait les poursuites à l'encontre des auteurs de crimes de cette
catégorie commis pendant les années de dictature militaire.
Teneur de la plainte
3. L'auteur soutient que les sévices auxquels il a été soumis constituent
des violations de l'article 7 du Pacte et affirme que lui-même et d'autres
personnes se sont vu dénier le droit à une compensation appropriée, à
savoir l'ouverture d'une enquête sur les sévices que leur auraient infligés
les autorités militaires, le châtiment des responsables et le dédommagement
des victimes. Il précise à cet égard que l'État membre a systématiquement
enjoint aux juges d'appliquer la loi No 15848 et de classer toutes les
affaires en cours. Le Président de la République aurait lui-même recommandé
que ladite procédure soit appliquée sans exception. L'auteur prétend en
outre que l'État ne peut, par un acte législatif, violer ses engagements
internationaux et, partant, empêcher que justice soit rendue aux victimes
des abus commis sous le régime militaire.
Observations et précisions émanant de l'État partie et commentaires
de l'auteur
4.1 L'État partie soutient que la communication devrait être déclarée
non recevable, faisant valoir que les recours internes n'ont pas été épuisés.
Il dément les allégations de l'auteur selon lesquelles sa plainte et la
procédure judiciaire n'ont pas eu de suite du fait de la loi No 15848.
Premièrement, l'application de ladite loi ne se traduit pas nécessairement
par la suspension immédiate des instructions judiciaires concernant des
cas présumés de torture et d'autres abus; un mécanisme de consultation
entre pouvoir exécutif et pouvoir judiciaire est d'ailleurs prévu en son
article 3. Deuxièmement, l'article 4 de la loi n'interdit pas toute action
judiciaire dans les affaires semblables à celle invoquée par l'auteur
puisque cette disposition "autorise le pouvoir exécutif à enquêter
sur les plaintes concernant la disparition de personnes au cours de rafles
présumées des forces armées ou de la police". Troisièmement, le plaignant
aurait pu invoquer l'inconstitutionnalité de la loi No 15848; s'il avait
eu gain de cause, il y aurait eu réactivation de l'action judiciaire visant
à établir la véracité des faits incriminés.
4.2 L'État partie précise en outre qu'il existe d'autres recours, judiciaires
et extrajudiciaires, qui n'ont pas été épuisés en l'occurrence. En premier
lieu, "la seule chose que la loi No 15848 n'autorise pas ..., c'est
la poursuite de l'action pénale contre les auteurs éventuels d'infractions;
les victimes des violations présumées ne sont pas laissées pour autant
sans protection". Les victimes de sévices peuvent en effet demander
réparation par voie judiciaire ou administrative, selon qu'il convient.
Il est possible, par exemple, de demander réparation à l'État uruguayen
devant le tribunal administratif compétent. L'État partie fait observer
qu'il a été donné suite à maintes demandes d'indemnisation et que d'autres
actions engagées au même titre sont en cours devant les tribunaux.
4.3 Subsidiairement, d'autres arguments sont invoqués concernant la conformité
de la loi No 15848 avec les obligations de l'État partie au regard du
droit international. Celui-ci précise que ladite loi "prévoyait effectivement
une amnistie, d'un type particulier et assujettie à certaines conditions,
en faveur des membres des forces armées ou de la police accusés d'avoir
violé les droits de l'homme sous le régime ... précédent ... On entendait,
objectif qui demeure, renforcer par ces dispositions légales les institutions
démocratiques et assurer une paix sociale nécessaire à l'établissement
d'une base solide de respect des droits de l'homme". Il est argué
par ailleurs de la légalité de ce que l'on appelle les actes de clémence,
qui découle des dispositions du paragraphe 4 de l'article 6 du Pacte et
de l'article 4 de la Convention américaine relative aux droits de l'homme.
En définitive, il faut voir dans l'amnistie ou le non-exercice de l'action
pénale non seulement une forme valable d'application du droit, mais aussi
le meilleur moyen de garantir qu'il ne se reproduise plus à l'avenir de
situations mettant en péril le respect des droits de l'homme. Pour étayer
cet argument, l'État partie se reporte à une sentence de la Cour interaméricaine
des droits de l'hommeb.
5.1 S'exprimant au sujet des observations de l'État partie, l'auteur
soutient que la loi No 15848 n'autorise pas le pouvoir exécutif à enquêter
sur les cas de torture : l'article 4 de cette loi ne s'applique qu'à la
disparition présumée de personnes.
5.2 Quant à la possibilité de former un recours pour contester la constitutionnalité
de la loi, l'auteur fait observer que celle de la loi No 15848 a déjà
été contestée par d'autres plaignants et que la Cour suprême de justice
a jugé que cette loi n'était pas inconstitutionnelle.
Délibérations et décision du Comité concernant la recevabilité
6.1 À sa quarante-quatrième session, le Comité a examiné la recevabilité
de la communication. Il s'est assuré, comme le requiert l'alinéa a) du
paragraphe 2 de l'article 5 du Protocole facultatif, que cette question
n'était pas déjà en cours d'examen devant la Commission interaméricaine
des droits de l'homme.
6.2 Le Comité a pris note de l'affirmation de l'État partie selon laquelle
l'auteur n'avait pas épuisé tous les recours internes disponibles et qu'il
pouvait encore se prévaloir de recours civils, administratifs et constitutionnels.
Il a noté qu'aux termes de l'alinéa b) du paragraphe 2 de l'article 5
du Protocole facultatif, l'auteur d'une communication n'est tenu d'épuiser
les recours internes que dans la mesure où ceux-ci sont disponibles et
opérants et qu'il n'a pas à utiliser de recours extraordinaires ou de
recours dont la disponibilité n'est pas suffisamment manifeste.
6.3 De l'avis du Comité, le recours en inconstitutionnalité de la loi
No 15848 s'inscrivait dans cette dernière catégorie, du fait en particulier
que la Cour suprême a estimé que la loi était constitutionnelle. De même,
alors que l'État partie souligne la disponibilité de recours administratifs
par lesquels la demande d'indemnisation de l'auteur pourrait être satisfaite,
ce dernier a vraisemblablement raison lorsqu'il affirme que l'application
stricte de la loi No 15848 rend vaine toute tentative d'obtenir un dédommagement,
puisque son application empêche l'ouverture d'aucune enquête officielle
sur ses allégations. En outre, l'auteur a déclaré que le 27 septembre
1985 il avait, avec d'autres personnes, entamé une procédure auprès du
Juzgado Letrado de Primera Instancia en lo Penal afin qu'une enquête
soit menée sur les violences présumées. L'État partie n'a pas expliqué
pour quelles raisons cette enquête n'avait jamais eu lieu. Étant donné
la gravité des allégations, il incombait à l'État partie de procéder à
une enquête, même si, aux termes de la loi No 15848, aucune sanction pénale
ne pouvait être imposée aux personnes responsables de torture et de mauvais
traitements de prisonniers. L'absence d'une telle enquête et d'un rapport
d'enquête définitif entravait considérablement l'exercice de recours civils,
notamment en vue d'une indemnisation. Dans ces circonstances, le Comité
a conclu que l'État partie avait lui-même empêché que soient épuisés les
recours internes, et que la plainte déposée par l'auteur auprès du Juzgado
Letrado de Primera Instancia devait être considérée comme un effort
suffisant de sa part pour appliquer les dispositions de l'alinéa b) du
paragraphe 2 de l'article 5.
6.4 L'auteur prétendait que l'application de la loi No 15848 avait contrecarré
son droit de voir certains fonctionnaires gouvernementaux faire l'objet
d'une action pénale; le Comité a rappelé à cet égard sa jurisprudence
selon laquelle le Pacte ne donne pas à un individu le droit d'exiger d'un
État partie qu'il entame une action pénale contre une autre personnec.
En conséquence, le Comité a estimé que cette partie de la communication
n'était pas recevable ratione materiae dans la mesure où elle était
incompatible avec les dispositions du Pacte.
7. Le 20 mars 1992, le Comité des droits de l'homme a décidé que la communication
était recevable dans la mesure où il apparaissait qu'elle soulevait des
questions relevant de l'article 7 du Pacte.
Les observations de l'État partie
8.1 Le 3 novembre 1992, l'État partie a communiqué ses observations sur
la décision du Comité concernant la recevabilité, en mettant l'accent
sur la légitimité de la loi No 15848 au regard du droit international.
Il estimait que la décision du Comité n'était pas fondée, car la faculté
qu'a l'État de décider une amnistie ou d'éteindre l'action publique relève
exclusivement de son ordre juridique interne et s'exerce, partant, constitutionnellement.
8.2 L'État partie souligne que la loi No 15848 concernant l'extinction
de l'action publique a été approuvée par référendum, "gage exemplaire
de la démocratie directe pratiquée par le peuple uruguayen". En outre,
par sa décision du 2 mai 1988, la Cour suprême a déclaré cette loi constitutionnelle,
affirmant qu'elle constituait un acte souverain de clémence, pleinement
conforme aux instruments internationaux relatifs aux droits de l'homme.
8.3 Il est argué que les notions de démocratie et de réconciliation devraient
être prises en considération lorsqu'on examine les lois relatives à l'amnistie
et à l'arrêt des poursuites. L'État partie signale que d'autres lois pertinentes
ont été adoptées dans ce contexte, notamment la loi No 15737, adoptée
le 15 mars 1985, qui prévoit l'amnistie de tous les délits politiques
ordinaires et de tous les délits militaires connexes, commis depuis le
1er janvier 1962, et reconnaît à tous les Uruguayens qui le souhaitent
le droit de rentrer en Uruguay et à tous les fonctionnaires licenciés
par le gouvernement militaire le droit d'être rétablis dans leurs fonctions.
Cette loi exclut expressément de l'amnistie deux délits : les traitements
inhumains ou dégradants et les disparitions de personnes, dont se sont
rendus responsables des policiers ou des membres des forces armées. La
loi No 15783 du 28 novembre 1985 dispose que les personnes qui ont été
licenciées arbitrairement pour des motifs politiques, idéologiques ou
syndicaux ont le droit d'être rétablies dans leurs fonctions.
8.4 En ce qui concerne le droit à des garanties judiciaires et l'obligation
d'enquêter, l'État partie affirme que la loi No 15848 ne restreint en
rien les possibilités de recours juridictionnelles mentionnées au paragraphe
3 de l'article 2 du Pacte. En application de cette loi, seule s'est éteinte
pour l'État l'obligation d'intenter une action pénale. Toutefois, la loi
ne supprime pas les effets juridiques des délits dans d'autres domaines
que le domaine pénal. L'État fait en outre valoir que sa position est
conforme à la décision rendue par la Cour interaméricaine des droits de
l'homme dans l'affaire Velasquez Rodríguez, où il est dit que la
protection internationale des droits de l'homme ne doit pas être confondue
avec la justice pénale (par. 174).
8.5 L'État partie affirme à ce propos qu'"enquêter sur des faits
passés ... amènerait à ranimer des affrontements vécus entre les personnes
et les groupes, ce qui n'est pas de nature à faciliter la réconciliation,
la pacification et le renforcement des institutions démocratiques".
En outre, "le devoir de mener une enquête n'est pas mentionné expressément
dans le Pacte et ne fait donc pas l'objet de dispositions qui en réglementent
l'exercice; rien n'indique non plus dans le Pacte que ce devoir doive
prendre le pas sur d'autres — notamment celui de réprimer —
ni ne lui confère aucune sorte de vie juridique indépendante, détachée
du contexte juridico-politique dans lequel s'inscrit l'ensemble des droits
de l'homme... L'État peut, dans le respect de la loi et dans certaines
circonstances, s'abstenir de mettre à la disposition de l'intéressé les
moyens de faire officiellement et publiquement établir la vérité devant
un tribunal pénal, l'intérêt général primant sur les intérêts particuliers.
Cela n'empêche évidemment en rien l'intéressé d'exercer librement ses
droits individuels, comme le droit à l'information, ce qui, dans de nombreux
cas, permet de connaître la vérité, même si ce n'est pas par le truchement
des autorités publiques elles-mêmes".
8.6 Quant à l'affirmation de l'auteur selon laquelle la loi No 15848
"rend vaine toute tentative d'obtenir un dédommagement puisque son
application empêche l'ouverture d'aucune enquête officielle sur ses allégations",
l'État partie affirme qu'il y a eu de nombreux cas où de telles plaintes
ont eu des suites favorables dans le cadre d'une action civile et où une
réparation financière a été obtenue.
9. Les observations de l'État partie ont été communiquées à l'auteur
pour commentaires le 5 janvier 1993. Un rappel daté du 9 juin 1993 est
resté sans réponse.
Constatations du Comité quant au fond
10. Le Comité a pris dûment note de l'affirmation de l'État partie, selon
laquelle sa décision concernant la recevabilité n'était pas suffisamment
fondée.
11. Bien que l'État partie n'ait pas spécifiquement invoqué le paragraphe
4 de l'article 93 du règlement intérieur du Comité, celui-ci a d'office
réexaminé sa décision du 20 mars 1992 à la lumière des arguments de l'État
partie. Le Comité réitère ses conclusions, à savoir que les conditions
de recevabilité de la communication étaient remplies. Il n'y a donc aucune
raison pour qu'il revienne sur sa décision.
12.1 En ce qui concerne le fond de la communication, le Comité note que
l'État partie n'a pas contesté les allégations de l'auteur, selon lesquelles
il a été soumis à la torture par les autorités du régime militaire qui
était alors celui de l'Uruguay. Étant donné que les allégations de l'auteur
sont étayées, le Comité estime qu'il ressort des faits dont il a été saisi
que le régime militaire uruguayen a violé l'article 7 du Pacte. Cela étant,
le Comité note que bien que le Protocole facultatif définisse une procédure
d'examen des communications individuelles, l'État partie n'a pas abordé
les questions soulevées par l'auteur à propos des tortures dont il aurait
été victime, pas plus qu'il n'a présenté d'informations sur aucune enquête
relative aux allégations de torture formulées par l'auteur. L'État partie
s'est en fait contenté de justifier, en termes généraux, la décision du
Gouvernement uruguayen d'adopter une loi d'amnistie.
12.2 Quant au recours utile dont l'auteur doit pouvoir se prévaloir conformément
au paragraphe 3 de l'article 2 du Pacte, le Comité estime que l'adoption
de la loi No 15848 et la façon dont celle-ci a été appliquée ont rendu
la réalisation du droit de l'auteur de disposer d'un recours utile extrêmement
difficile.
12.3 Le Comité ne peut se ranger à l'avis de l'État partie, selon lequel
celui-ci n'aurait pas l'obligation d'enquêter sur des violations des droits
protégés par le Pacte qui sont le fait d'un régime précédent, en particulier
s'agissant de crimes aussi graves que la torture. Le paragraphe 3 a) de
l'article 2 du Pacte dispose clairement que chaque État partie s'engage
à "garantir que toute personne dont les droits et libertés reconnus
dans le présent pacte auront été violés, disposera d'un recours utile,
alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant
dans l'exercice de leurs fonctions officielles". Le Comité renvoie,
dans ce contexte, à son observation générale No 20 (44) sur l'article
7d, qui dispose que les allégations de torture doivent faire
l'objet d'une enquête complète par l'État :
"L'article 7 devrait être lu conjointement avec le paragraphe 3
de l'article 2 du Pacte... Le droit de porter plainte contre des actes
prohibés par l'article 7 doit être reconnu dans le droit interne. Les
plaintes doivent faire l'objet d'enquêtes rapides et impartiales des
autorités compétentes pour rendre les recours efficaces...
Le Comité a noté que certains États avaient octroyé l'amnistie pour
des actes de torture. L'amnistie est généralement incompatible avec
le devoir qu'ont les États d'enquêter sur de tels actes; de garantir
la protection contre de tels actes dans leur juridiction; et de veiller
à ce qu'ils ne se reproduisent pas à l'avenir. Les États ne peuvent
priver les particuliers du droit à un recours utile, y compris le droit
à une indemnisation et à la réadaptation la plus complète possible."
L'État partie a laissé entendre que l'auteur pouvait toujours mener
sa propre enquête sur les tortures dont il a été victime. Le Comité estime
que la responsabilité de mener une telle enquête fait partie de l'obligation
qui incombe à l'État partie d'accorder un recours utile. Ayant examiné
les circonstances particulières de l'espèce, le Comité estime que l'auteur
ne disposait pas d'un recours utile.
12.4 Le Comité réaffirme en outre sa position selon laquelle les amnisties
prononcées pour des violations flagrantes des droits de l'homme et une
législation telle que la loi No 15848, dite Ley de Caducidad de la
Pretensión Punitiva del Estado, sont incompatibles avec les obligations
contractées par l'État partie en vertu du Pacte. Le Comité note avec une
profonde inquiétude que l'adoption de cette loi exclut effectivement,
dans un certain nombre de cas, la possibilité de mener une enquête sur
les violations des droits de l'homme commises dans le passé et empêche
par conséquent l'État partie de s'acquitter de la responsabilité qui lui
incombe de fournir un recours utile aux victimes desdites violations.
De surcroît, le Comité craint qu'en adoptant cette loi, l'État partie
n'ait contribué à créer un climat d'impunité qui peut nuire à l'ordre
démocratique et donner lieu à d'autres violations graves des droits de
l'hommee.
13. Le Comité des droits de l'homme, agissant en vertu du paragraphe
4 de l'article 5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international
relatif aux droits civils et politiques, estime que les faits dont il
est saisi font apparaître une violation de l'article 7 et du paragraphe
3 de l'article 2 du Pacte.
14. Le Comité est d'avis que M. Hugo Rodríguez a droit, en vertu de l'article
2 du paragraphe 3 du Pacte, à un recours utile. Il invite instamment l'État
partie à prendre les mesures qui s'imposent : a) afin qu'il soit procédé
à une enquête officielle sur les allégations de l'auteur selon lesquelles
il a été torturé, pour identifier les responsables des tortures et des
mauvais traitements et permettre à l'auteur d'obtenir réparation au civil;
b) afin que l'auteur soit indemnisé comme il convient; et c) afin que
de telles violations ne se reproduisent pas.
15. Le Comité souhaiterait recevoir, dans un délai de 90 jours, les observations
de l'État partie se rapportant à ses constatations.
[Texte adopté en anglais (version originale) et traduit en espagnol et
français.]
Notes
a Voir Documents officiels de l'Assemblée générale, quarante
et unième session, Supplément No 40 (A/41/40), annexe VIII.B, constatations
adoptées à la vingt-sixième session, le 1er novembre 1985, dans lesquelles
le Comité a conclu qu'il ressortait des faits qu'il y avait eu violation
des articles 7 et 10 (par. 1) du Pacte.
b Jugement prononcé le 29 juillet 1988 par la Cour interaméricaine
des droits de l'homme au sujet de la plainte de Velasquez Rodríguez.
À comparer, toutefois, avec l'avis consultatif OC-13/93 du 16 juillet
1993, affirmant que la Commission interaméricaine des droits de l'homme
était compétente pour juger qu'une norme de droit interne d'un État partie
est contraire aux obligations contractées par ce dernier au titre de la
Convention américaine relative aux droits de l'homme. Voir également la
résolution No 22/88 dans l'affaire No 9850 concernant l'Argentine, en
date du 4 octobre 1990, et le rapport No 29/92 du 2 octobre 1992 sur les
affaires 10029, 10036, 10145, 10305, 10372, 10373, 10374 et 10375 concernant
l'Uruguay, dans lesquelles la Commission a conclu "que la loi 15848
du 22 décembre 1986 est incompatible avec l'article XVIII (droit à un
procès équitable) de la Déclaration américaine des droits et devoirs de
l'homme et avec les articles 1, 8 et 25 de la Convention américaine relative
aux droits de l'homme". De plus, la Commission interaméricaine des
droits de l'homme a recommandé au Gouvernement uruguayen d'accorder aux
victimes auteurs des plaintes ou à leurs ayants droit une juste réparation
et "d'adopter les mesures nécessaires pour élucider les faits et
identifier les responsables des violations des droits de l'homme commises
durant la période du gouvernement de facto". (Rapport annuel de
la Commission interaméricaine des droits de l'homme, 1992-1993, p.
165.)
c Voir Documents officiels de l'Assemblée générale, quarante-quatrième
session, Supplément No 40 (A/44/40), annexe XI.B, communication No
213/1986 (H. C. M. A. c. Pays-Bas) (par. 11.6), déclarée
irrecevable le 30 mars 1989; et ibid., quarante-cinquième session,
Supplément No 40 (A/45/40), annexe X.J, communication No 275/1988
(S. E. c. Argentine) (par. 5.5), déclarée irrecevable le
26 mars 1990.
d Adoptée à sa quarante-quatrième session, en 1992; voir
Documents officiels de l'Assemblée générale, quarante-septième session,
Supplément No 40 (A/47/40), annexe VI.A.
e Voir les observations du Comité sur le troisième rapport
périodique de l'Uruguay présenté conformément à l'article 40 du Pacte,
adoptées le 8 avril 1993 (Documents officiels de l'Assemblée générale,
quarante-huitième session, Supplément No 40 (A/48/40), chap. III).