Comité des droits de l'homme
Quarante-septième session
ANNEXE*
Constatations du Comité des droits de l'homme au titre du paragraphe
4 de
l'article 5 du Protocole Facultatif se rapportant au Pacte International
relatif aux Droits Civils et Politiques
- Quarante-septième session -
Communication No 334/1998
Présentée par : Michael Bailey
[représenté par un conseil]
Au nom de : L'auteur
Etat partie : Jamaïque
Date de la communication : 22 février 1988 (date de la première
lettre)
Le Comité des droits de l'homme, institué en vertu de l'article
28 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques,
Réuni le 31 mars 1993,
Ayant achevé l'examen de la communication No 334/1988, qui lui
a été présentée par M. Michael Bailey en vertu du Protocole facultatif
se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques,
Ayant tenu compte de toutes les informations écrites qui lui
ont été fournies par l'auteur de la communication, par son conseil et
par l'Etat partie intéressé,
Adopte ses constatations au titre du paragraphe 4 de l'article
5 du Protocole facultatif,
1. L'auteur de la communication est Michael Bailey, citoyen jamaïquain
né en septembre 1963 qui attend actuellement d'être exécuté à la prison
du district de Sainte-Catherine (Jamaïque). Il affirme être victime de
violations, commises par la Jamaïque, des articles 7 et 14, paragraphe
1, du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. Il
est représenté par un conseil.
Les faits présentés
2.1 Michael Bailey a été arrêté le 27 août 1984 et inculpé du meurtre,
le 21 juin 1984, d'une jeune fille de 19 ans, Maxine Gordon. Il a été
traduit devant la Home Circuit Court de Kingston, reconnu coupable
et condamné à mort le 30 juillet 1985. La Cour d'appel a rejeté son appel
le 30 juillet 1986 et a exposé par écrit les raisons de sa décision le
13 novembre de la même année. La Section judiciaire du Conseil privé lui
a refusé, le 24 mars 1988, l'autorisation spéciale de faire appel. Il
est précisé que, de ce fait, les recours internes utiles sont épuisés.
2.2 L'accusation reposait principalement sur la déposition écrite faite
peu après le crime par Pauline Ellis, mère de Maxine Gordon. Mme Ellis
était morte avant l'ouverture du procès mais le juge a retenu comme preuve
sa déposition écrite dans laquelle il était dit que vers 20 heures, le
21 juin 1984, Maxine et sa mère se trouvaient dans la chambre de cette
dernière. Entendant du bruit, Maxine avait regardé par la fenêtre et était
allée dans la véranda. Mme Ellis avait alors entendu deux coups de feu,
après quoi sa fille était rentrée en courant dans la chambre et s'était
cachée sous le lit. Michael Bailey l'avait suivie, une arme à feu à la
main, avait fait irruption dans la chambre et tiré plusieurs coups de
feu sous le lit en dépit des tentatives faites par Mme Ellis pour l'en
empêcher.
2.3 L'accusation a en outre soutenu qu'après avoir été arrêté et informé
de ses droits, l'auteur avait avoué avoir tiré sur Maxine Gordon, invoquant
comme motif une vieille querelle avec elle. Au cours du procès, au banc
des accusés, il a fait sans prêter serment une déclaration dans laquelle
il avait nié toute participation au crime; il avait affirmé qu'au moment
des faits, il se trouvait chez lui en compagnie de son frère et de sa
soeur. Il affirme à ce sujet que le policier qui l'avait arrêté avait
reconnu au cours du contre-interrogatoire que lui avait fait subir l'avocat
de la défense durant le procès ne plus être en possession de l'agenda
dans lequel il avait consigné les prétendus aveux de l'auteur et ne pas
pouvoir se rappeler ce qu'il en avait fait.
La plainte
3.1 L'auteur déclare ne pas avoir eu un procès équitable, ce qui constitue
une violation du paragraphe 1 de l'article 14 du Pacte. Il explique qu'après
que le juge eut résumé les faits et que le jury eut commencé à délibérer,
le Président du jury avait déclaré au juge que le jury ne parvenant pas
à se mettre d'accord sur le verdict, il souhaitait lui poser une question
particulière. Le juge avait demandé si cette question portait sur un fait
ou sur un point de droit; comme elle n'avait rien à voir avec le déroulement
du procès, il avait refusé qu'elle lui soit posée et avait prié le jury
de se retirer et de rendre son verdict sans plus tarder. Quarante-cinq
minutes plus tard, le jury rendait un verdict de culpabilité.
3.2 Selon l'auteur, le juge aurait dû autoriser le Président du jury
à poser sa question et n'avait pas donné au jury les instructions nécessaires.
Par ailleurs, il avait exercé des pressions indues sur les jurés pour
qu'ils rendent leur verdict sans tarder, ce qui est contraire aux principes
énoncés par la Cour d'appel dans l'affaire McKenna. Le conseil
de l'auteur déclare à cet égard qu'il était particulièrement important
que le jury puisse en l'espèce se prononcer en toute liberté après avoir
mûrement réfléchi car les charges qui pesaient sur l'auteur reposaient
principalement sur la déposition d'un témoin dont la sincérité ne pouvait
être vérifiée par un contre-interrogatoire.
3.3 L'auteur affirme, sans donner plus de détails, qu'il a été mal représenté,
que l'avocat commis d'office pour le défendre était inexpérimenté et que
le juge avait injustement élevé une objection contre plusieurs questions
posées et points soulevés par cet avocat.
3.4 L'auteur prétend, en outre, avoir été frappé et maltraité, en violation
de l'article 7 du Pacte, pendant qu'il se trouvait dans le quartier des
condamnés à mort. Il déclare que, le 29 mai 1990, plusieurs surveillants
l'avaient tiré de sa cellule et deux d'entre eux, qu'il nomme, l'avaient
roué de coups avec une matraque, un tuyau de fer et des gourdins en présence
d'un surveillant principal. Lorsqu'il l'avait imploré d'intervenir en
sa faveur, celui-ci lui aurait dit de se taire. L'auteur se plaint d'avoir
eu des hématomes et des plaies d'une gravité telle que c'était en rampant
qu'il avait regagné sa cellule. Dans une lettre du 14 mars 1991, dont
confirmation a été donnée par son avocat le 25 septembre 1991, il relève
que quoique blessé à la tête et aux mains et bien qu'il l'ait demandé
à plusieurs reprises, il n'avait pas été examiné par un médecin du service
pénitentiaire. Il prétend qu'il ne lui serait pas possible maintenant
d'obtenir un certificat de l'infirmerie de la prison.
3.5 Pour ce qui est de la règle relative à l'épuisement des recours internes,
l'auteur soutient qu'en ce qui concerne l'article 7 du Pacte, il a écrit
à l'ombudsman parlementaire pour demander que quelqu'un vienne à la prison
recueillir sa déclaration. A la suite de cette demande, il aurait été
menacé par des gardiens et maintenant il craint pour sa vie.
3.6 En ce qui concerne les violations à l'article 14 du Pacte, l'auteur
affirme qu'un recours constitutionnel ne serait pas utile au sens du Protocole
facultatif et dit ne pas avoir les moyens de retenir à titre privé les
services d'un conseil pour intenter une telle action, ajoutant que l'Etat
partie ne fournit aucune aide judiciaire à cet effet. Le conseil londonien
fait remarquer qu'à la Jamaïque, les avocats n'ont pas coutume de travailler
gratuitement en pareil cas et qu'il n'est arrivé qu'une seule fois que
des avocats jamaïquains acceptent de prêter leurs services dans "l'intérêt
public", à savoir dans l'affaire Pratt et Morgana.
Même si le conseil londonien acceptait de représenter l'auteur, il n'aurait
pas qualité pour comparaître devant la Cour constitutionnelle.
Commentaires et observations de l'Etat partie concernant la recevabilité
4.1 Dans une lettre du 7 juillet 1989, l'Etat partie a affirmé que la
communication était irrecevable car l'auteur n'avait pas demandé à la
Section judiciaire du Conseil privé l'autorisation spéciale de faire appel.
Bien qu'une demande dans ce sens eût été rejetée par la Section judiciaire
le 24 mars 1988, aucune autre observation n'a été reçue de l'Etat partie
sur cette question avant que ne soit examinée la question de la recevabilité
de la communication.
4.2 L'Etat partie n'a fourni aucun renseignement sur la question de savoir
si la plainte déposée par l'auteur au titre de l'article 7 était recevable,
et ce, bien qu'il eût été invité par deux fois à le faire, le 8 mai et
le 20 août 1991.
Décision du Comité concernant la recevabilité
5.1 A sa quarante-troisième session, le Comité a étudié la question de
la recevabilité de la communication. Il a constaté que l'Etat partie n'avait
pas fourni d'information détaillée sur la recevabilité de la partie de
la plainte de l'auteur concernant les articles 7 et 14 du Pacte et a décidé,
sur la base des informations dont il disposait, que le paragraphe 2 b)
de l'article 5 du Protocole facultatif ne lui interdisait pas d'examiner
la communication.
5.2 Le Comité a noté en outre qu'une partie des allégations de l'auteur
concernait la conduite du procès par le juge d'instance. Le Comité a réaffirmé
que, selon la jurisprudence, il ne lui appartenait pas en principe d'examiner
les instructions particulières données au jury par un juge d'instance
ou, comme dans l'affaire en question, la réticence du juge en face d'une
question posée par le Président du jury, à moins qu'il puisse être établi
que les instructions données au jury ou la conduite du juge étaient manifestement
arbitraires ou équivalaient à un déni de justice. Le Comité n'avait aucune
preuve que les instructions et la conduite du juge aient présenté de tels
défauts. Par conséquent, la partie de la communication qui concernait
l'article 14 du Pacte était irrecevable, en vertu de l'article 3 du Protocole
facultatif, dans la mesure où elle était incompatible avec les dispositions
du Pacte.
5.3 Le 18 octobre 1991, le Comité a déclaré la communication recevable
dans la mesure où elle semblait soulever des questions au titre des articles
7 et 10 du Pacte.
Objections de l'Etat partie à la décision concernant la recevabilité
et nouvelles observations du conseil
6.1 Dans une lettre du 30 avril 1992, l'Etat partie soutient que la communication
demeure irrecevable, l'auteur ne s'étant pas prévalu des voies de recours
que lui offre la Constitution, laquelle, au paragraphe 1 de son article
17, interdit les traitements inhumains et dégradants et prévoit en son
article 25 la possibilité, en cas de violations présumées de cette nature,
d'engager une action en réparation devant la Cour (constitutionnelle)
suprême.
6.2 L'Etat partie soutient, en outre, qu'en ce qui concerne les sévices
infligés par le personnel pénitentiaire, l'auteur dispose d'autres recours.
En plus de s'adresser à l'ombudsman, il peut porter plainte auprès du
Department of Corrections; il peut aussi engager une action en responsabilité
civile pour obtenir des dommages et intérêts pour les blessures infligées.
6.3 L'Etat partie note que "la plainte est actuellement instruite
par l'inspection du Ministère de la justice et fera bient_t l'objet d'un
rapport. Dans ces conditions, il ne serait pas judicieux que le Comité
se prononce sur le fond de l'affaire".
6.4 Dans ses commentaires, le conseil réaffirme qu'un recours d'ordre
constitutionnel ne serait d'aucune utilité pour M. Bailey car il ne bénéficierait
d'aucune assistance judiciaire pour le présenter. Quant au dép_t d'une
plainte auprès de l'ombudsman ou de l'inspection du Department of Corrections,
le conseil note que l'auteur a bien notifié l'ombudsman de ses doléances
et de ce fait a fait l'objet de menaces et d'intimidation de la part des
surveillants. Il est peu probable, dans ces conditions, qu'une plainte
ait un quelconque effet positif; de plus, le conseil note que l'Etat partie
n'a pas indiqué de quelle façon le Department of Corrections mènerait
l'enquête, quels seraient ses pouvoirs et les droits de l'auteur ou la
nature de la réparation ou du dédommagement qui pourrait en résulter.
Le conseil rejette la suggestion qu'un "rapport officiel pourrait
tenir lieu de compensation pour M. Bailey pour les blessures reçues ou
en tout état de cause lui offrir une réparation adéquate".
7.2 Le conseil rejette, dans les circonstances du cas d'espèce décrit
plus haut, comme "totalement irréalisable et irréaliste" la
possibilité pour M. Bailey d'intenter une action en responsabilité civile
pour obtenir des dommages et intérêts en réparation du préjudice subi;
d'ailleurs, l'intéressé serait, là encore, tributaire de l'assistance
judiciaire, et l'Etat partie n'a pas laissé entendre qu'il pourrait dans
ce cas en bénéficier.
Suite de la procédure après la décision de recevabilité et examen
du bien-fondé de la demande
8.1 Le Comité a pris note des arguments avancés par l'Etat partie sur
la question de la recevabilité, après que le Comité eut déclaré la communication
recevable, en particulier sur la question des recours prévus par la Constitution
qui sont ouverts à l'auteur. Il a aussi pris note des nouvelles observations
faites par le conseil à ce sujet et il rappelle que la Cour suprême de
la Jamaïque a, récemment, autorisé des personnes dont les droits fondamentaux
avaient été violés à faire usage des recours qu'ouvre la Constitution
après que les recours formés devant une juridiction pénale eurent été
rejetés.
8.2 Toutefois, le Comité rappelle aussi que dans une communication du
10 octobre 1991 concernant une autre affaireb, l'Etat partie
a indiqué qu'aucune assistance judiciaire n'était fournie en cas de requête
constitutionnelle et qu'il n'était pas tenu d'en fournir car ces requêtes
ne concernent pas l'établissement d'une accusation pour infraction pénale,
ainsi qu'il est prévu au paragraphe 3 d) de l'article 14 du Pacte. Pour
le Comité, cela confirme bien qu'un recours constitutionnel n'est pas
un recours utile ouvert à un auteur qui ne dispose pas de moyens lui permettant
de l'exercer. A cet égard, le Comité constate que l'auteur ne prétend
pas que son état d'indigence le dispense de former un tel recours mais
remarque que c'est plut_t le refus ou l'incapacité de l'Etat partie de
lui fournir une assistance judiciaire à cet effet qui lui interdit d'exercer
ce recours aux fins énoncées dans le Protocole facultatif. De même, dans
le cas présent, le dép_t d'une plainte auprès du Department of Corrections
ne constitue pas un recours que l'auteur serait tenu d'exercer en vertu
du Protocole facultatif. Il n'y a donc pas lieu de réexaminer la décision
du 18 octobre 1991 sur la recevabilité.
9.1 Le Comité relève que l'Etat partie s'en tient essentiellement à ce
qui a trait à la recevabilité et juge qu'il "n'est pas judicieux"
que le Comité examine les allégations formulées par l'auteur sur le fond
alors qu'une enquête sur les mauvais traitements qu'il aurait subis dans
le quartier des condamnés est en cours. Le paragraphe 2 de l'article 4
du Protocole facultatif fait obligation à l'Etat partie d'examiner à fond,
de bonne foi et dans les délais impartis, toutes les allégations de violations
des dispositions du Pacte portées contre lui et ses autorités judiciaires
et de transmettre au Comité tous renseignements en sa possession.
9.2 L'auteur prétend avoir été frappé et blessé par des membres du personnel
pénitentiaire lors d'un incident survenu le 29 mai 1990, ce que ne dément
pas l'Etat partie, qui se borne simplement à déclarer qu'une enquête est
en cours et que, dans ces conditions, il ne serait pas judicieux que le
Comité examine l'affaire quant au fond.
9.3 Le Comité ne saurait partager cette opinion de l'Etat partie car,
premièrement, aucun démenti n'a été opposé aux allégations de l'auteur
concernant les menaces qu'il aurait reçues des gardiens lorsqu'il a tenté
de porter l'affaire devant l'ombudsman et, deuxièmement, quelque 35 mois
après les faits, le Comité ignore si l'enquête est achevée ou au contraire
si elle se poursuit. Dans ces circonstances, le Comité a parfaitement
le droit de poursuivre l'examen de la plainte de l'auteur et, en l'absence
de toute nouvelle indication concernant une telle enquête, il convient
d'accorder leur juste poids aux allégations de l'auteur, pour autant qu'elles
soient prouvées. Le Comité estime que ces allégations ont été dûment étayées.
A son avis, le fait que M. Bailey ait été frappé à plusieurs reprises
à coups de matraque, de tuyaux de fer et de gourdins puis que, bien que
blessé à la tête et aux mains, il n'ait pas été soigné constitue un traitement
cruel et inhumain au sens de l'article 7 du Pacte et, partant, une violation
du paragraphe 1 de l'article 10.
10. Le Comité des droits de l'homme, agissant en vertu du paragraphe
4 de l'article 5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international
relatif aux droits civils et politiques, estime que les faits dont il
est saisi font apparaître une violation de l'article 7 et du paragraphe
1 de l'article 10 du Pacte.
11.1 En vertu des dispositions de l'article 2 du Pacte, l'Etat partie
est tenu de prendre des mesures efficaces pour porter remède aux violations
dont M. Bailey a été victime, notamment en l'indemnisant de manière adéquate,
et de faire en sorte que de telles violations ne se reproduisent pas à
l'avenir. A ce propos, le Comité note que, dans d'autres affaires similaires,
des allégations non contestées l'ont amené à constater des violations
du Pacte.
11.2 Le Comité souhaiterait recevoir des informations, dans les 90 jours,
sur toutes mesures pertinentes que l'Etat partie aura prises en rapport
avec ses constatations.
______________
* Conformément à l'article 85 du règlement intérieur du Comité, M. Laurel
Francis, membre du Comité, n'a pas pris part à l'adoption des constatations
du Comité.
[Texte établi en anglais (version originale) et traduit en espagnol et
en français.]
Notes
a Communications Nos 210/1986 et 225/1987 : constatations
adoptées à la trente-cinquième session, le 6 avril 1989.
b Voir la communication No 283/1988 (Aston Little
c. Jamaïque) : constatations adoptées le 1er novembre 1991, par.
7.3.