Comité des droits de l'homme
Cinquantième session
ANNEXE
Constatations du Comité des droits de l'homme au
titre du paragraphe 4 de l'article 5 du Protocole
facultatif se rapportant au Pacte international
relatif aux droits civils et politiques
- Cinquantième session -
Communication No 353/1988
Présentée par : Lloyd Grant (représenté par un conseil)
Au nom de : L'auteur
État partie : Jamaïque
Date de la communication : 24 novembre 1988 (date de la lettre
initiale)
Le Comité des droits de l'homme, institué conformément à l'article
28 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques,
Réuni le 31 mars 1994,
Ayant achevé l'examen de la communication No 353/1988, présentée
au Comité des droits de l'homme par M. Lloyd Grant en vertu du Protocole
facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils
et politiques,
Ayant tenu compte de toutes les informations écrites qui lui
ont été communiquées par l'auteur de la communication, son conseil et
l'État partie,
Adopte les constatations suivantes au titre du paragraphe 4 de
l'article 5 du Protocole facultatif.
Rappel des faits présentés par l'auteur
1. L'auteur de la communication est Lloyd Grant, citoyen jamaïcain actuellement
en attente d'exécution à la prison du district de Sainte-Catherine (Jamaïque).
Une communication soumise antérieurement par l'auteur au Comité des droits
de l'homme a été enregistrée sous le No 285/1988; le 26 juillet 1988,
le Comité l'a déclarée irrecevable pour cause de non-épuisement des recours
internes, car l'auteur n'avait pas encore demandé l'autorisation de former
recours auprès de la section judiciaire du Conseil privé. Conformément
au paragraphe 2 de l'article 92 de son règlement intérieur, le Comité
a prévu la possibilité de reconsidérer sa décision lorsque les recours
auraient été épuisés. Le 21 novembre 1988, la section judiciaire du Conseil
privé a rejeté la demande d'autorisation spéciale déposée par l'auteur.
Ce dernier a alors soumis à nouveau son affaire. Il prétend être victime
de violations par la Jamaïque des articles 6, 7, 10 et 14 du Pacte international
relatif aux droits civils et politiques. Il est représenté par un conseil.
2.1 L'auteur et son frère, Vincent Grant, ont été jugés par le tribunal
de district de Hanover du 4 au 7 novembre 1986 pour le meurtre, le 2 octobre
1985, d'un certain T. M. Ils ont été tous deux déclarés coupables et condamnés
à mort. Le 5 octobre 1987, la Cour d'appel de la Jamaïque a débouté l'auteur
de son appel, mais a acquitté son frère. Le 21 novembre 1988, la section
judiciaire du Conseil privé a rejeté la demande d'autorisation spéciale
déposée par l'auteur. On peut à présent considérer que tous les recours
internes ont été épuisés.
2.2 L'auteur a été interrogé par la police le 7 octobre 1985 au sujet
du meurtre de T. M., qui avait été tué durant un vol commis à son domicile
dans la paroisse de Hanover, à plus de 250 km du domicile de l'auteur.
Ce dernier a expliqué qu'il avait connu la victime à l'époque où il vivait
à Hanover, mais qu'il ne s'était pas rendu dans cette ville depuis juin
1985 et qu'il ignorait tout du crime. Il a néanmoins été arrêté et détenu.
Le 25 octobre 1985, il y a eu une séance d'identification, au cours de
laquelle l'auteur a été identifié par l'épouse de la victime, E. M., qu'il
connaissait aussi. Il a ensuite été accusé du meurtre de T.M., de même
que Vincent Grant, qui vivait alors à Hanover.
2.3 Aux dires de l'accusation, l'auteur a agi en complicité avec son
frère et un troisième homme non identifié. Elle se fondait sur les déclarations
faites à la séance d'identification par E. M. et un certain D. S., et
sur celles qu'auraient faites les deux accusés après mise en garde.
2.4 E. M. a déclaré que Vincent Grant, qu'elle connaissait depuis toujours,
est entré dans sa boutique l'après-midi du 1er octobre 1985. Alors qu'elle
lui parlait, il est resté silencieux, le regard fixé sur sa maison située
en face de la boutique. Ensuite, il est sorti. Plus tard, D. S. est venu
à la boutique et lui a dit avoir vu Vincent Grant qui, une machette acérée
à la main, regardait la bananeraie de E. M. depuis la porte de la maison
de celle-ci où il était appuyé ainsi que deux hommes masqués, tous deux
munis d'une machette, qui se trouvaient dans la plantation. D. S. a ajouté
que, malgré le masque, il avait reconnu Lloyd Grant, qui s'est enfui lorsqu'on
lui a demandé ce qu'il faisait dans la propriété de M. E. M. a en outre
déclaré qu'après avoir verrouillé les portes et les fenêtres de la maison,
elle et son mari étaient allés se coucher, laissant une lampe à pétrole
allumée dans le salon. Vers 1 heure du matin, réveillée par un bruit,
elle s'est rendue dans le salon où elle a surpris deux hommes qui l'ont
immédiatement assaillie. À leur demande, elle leur a remis la totalité
de l'argent qui se trouvait dans la maison. On l'a ensuite obligée à se
coucher à même le sol, le visage tourné vers le plancher, et l'un des
hommes, qu'elle a identifié comme étant Lloyd Grant, s'est penché vers
elle pour lui demander si elle le connaissait. Sur sa réponse négative,
il s'est redressé et a attaqué son mari qui venait d'entrer dans la pièce.
Il s'en est suivi une bagarre et son mari s'est écroulé sur le sol. Lloyd
Grant, a-t-elle ajouté, l'a ensuite humiliée et attaquée, ce qui lui a
donné largement le temps de voir son visage. Finalement, E. M. a déclaré
qu'avant leur départ, les deux hommes ont échangé des paroles avec un
troisième homme qui, apparemment, les attendait à l'extérieur de la cour.
2.5 L'autopsie a révélé que de T. M. était mort exsangue des suites d'hémorragie
provoquée par égorgement et qu'il avait la nuque brisée.
2.6 Au tribunal, D. S. a encore déclaré que le 2 octobre 1985, entre
2 et 3 heures du matin, il avait vu en rentrant chez lui Vincent et Lloyd
Grant et un troisième homme non identifié s'enfuir en courant du lieu
du crime.
2.7 Les déclarations qu'auraient faites les deux accusés à la police
les 7 et 11 octobre 1985 ont été acceptées comme preuves par le juge après
contestation lors de l'examen préliminaire. Vincent Grant aurait déclaré
à la police qu'il avait été contraint par son frère de l'accompagner ainsi
qu'un autre homme au domicile de T. M. d'où, une fois les deux autres
entrés, il s'était enfui. Quant à l'auteur, il a identifié Vincent Grant
comme étant le cerveau de l'opération, a donné des précisions sur le cambriolage
et son entrée dans la maison de T. M. en compagnie de son frère et d'une
troisième personne. Il aurait ajouté que, lui-même se trouvant à l'extérieur
occupé à maîtriser E. M., la troisième personne était sortie de la maison
en lui disant qu'il avait "occis" T. M.
2.8 L'auteur a présenté un alibi pour sa défense. Au banc des accusés,
il a déclaré, sans prêter serment, qu'il se trouvait chez lui à Kingston
en compagnie de son amie au moment du crime. Il a ajouté qu'il avait été
contraint par la police de signer, le 11 octobre 1985, une déclaration
préparée d'avance. Vincent Grant a lui aussi déclaré au banc des accusés,
sans prêter serment, que, le 2 octobre 1985, il était chez lui en compagnie
de son amie, qu'il était allé se coucher à 5 heures et qu'il n'était nullement
au courant du meurtre.
2.9 S'agissant de l'identification de Vincent Grant (qui n'avait pas
été reconnu par E. M.), il ressortait du témoignage de D. S. que l'obscurité
l'avait empêché de bien voir. Devant la Cour d'appel, le conseil de Vincent
Grant a fait valoir, entre autres, que le juge n'avait pas suffisamment
mis en garde le jury quant aux risques inhérents à l'identification visuelle,
ni rattaché cette mise en garde à la déclaration de D. S. La Cour d'appel
a estimé, comme le conseil, que le juge avait négligé le fait que les
déclarations d'identification faites à propos des deux accusés étaient
sensiblement différentes et que chaque cas requérait un traitement approprié
et spécifique. La Cour d'appel a par la suite acquitté Vincent Grant.
2.10 Devant la Cour d'appel, le conseil de l'auteur a reconnu "qu'il
existait des preuves accablantes contre son client, à la lumière notamment
de la déposition de E. M., et que, tout en estimant que le juge aurait
pu donner des instructions plus utiles à propos de l'identification de
l'auteur, il ne pensait pas que l'on puisse tirer d'argument raisonnable
en droit de ce que le juge avait effectivement dit". Il a encore
reconnu "que le juge avait donné les instructions voulues au sujet
de la complicité et que, tout bien considéré, il ne voyait aucun motif
valable pour plaider en faveur de son client". La Cour d'appel s'est
rangée à l'avis du conseil en déclarant ne constater, dans le cas de l'auteur,
aucune irrégularité dans les instructions données par le juge ou jury
et en ajoutant que les preuves réunies contre lui étaient "accablantes".
2.11 Pendant toute la durée du procès en première instance et en appel,
l'auteur a été représenté par des avocats désignés d'office. Un cabinet
d'avocats de Londres l'a représenté gratuitement devant la section judiciaire
du Conseil privé.
2.12 L'acte dont l'auteur a été reconnu coupable a été qualifié, le 18
décembre 1992, de crime capital au regard de la loi (amendement) de 1992
sur les crimes contre la personne. Le 6 janvier 1993, l'auteur a saisi
la Cour d'appel d'une demande en réexamen de la qualification de l'acte.
La procédure de réexamen engagée en application de cette loi est actuellement
suspendue en attendant l'issue, dans une autre affaire, d'un recours introduit
devant la Cour suprême pour contester la constitutionnalité de la procédure
de qualification établie par cette loi.
Teneur de la plainte
3.1 S'agissant des articles 7 et 10 du Pacte, l'auteur affirme que, le
8 octobre 1985, il a été roué de coups par des policiers, frappé à la
tête à l'aide d'un revolver et menacé de mort, tandis qu'un autre tirait
des coups de feu pour l'effrayer. Le 11 octobre 1985, il aurait été à
nouveau passé à tabac par la police; il déclare avoir été fouetté au moyen
d'un câble électrique et avoir reçu des décharges électriques. Il affirme
encore que, dans le quartier des condamnés à mort, les installations pour
les visites sont insuffisantes et se plaint que l'hygiène laisse beaucoup
à désirer et que la prison est extrêmement surpeuplée.
3.2 S'agissant de l'allégation de procès inéquitable fondée sur l'article
14 du Pacte, il est déclaré que :
a) L'auteur n'a pas reçu de conseils juridiques pendant l'audience préliminaire.
C'est seulement un mois avant le procès qu'une avocate lui a été commise
d'office. Alors même qu'un ajournement avait été prévu à cet effet, celle-ci
ne l'a consulté que la veille de l'ouverture du procès et ce, pendant
40 minutes seulement;
b) Les circonstances de l'affaire n'ont pas donné lieu à une enquête
avant le début du procès. L'avocate n'a pas cherché à obtenir le témoignage
de l'amie de l'auteur, P. D., ou de sa mère. Alors que l'auteur l'en avait
prié, il ne s'est pas mis en rapport avec P. D., dont le témoignage aurait
fourni un alibi à l'auteur;
c) L'avocate n'a pas mis en cause la fiabilité de l'identification de
l'auteur par E. M. Si cette dernière avait été interrogée sur la date
à laquelle elle avait vu l'auteur pour la dernière fois, il se serait
avéré qu'elle ne l'avait pas vu depuis une dizaine d'années, lorsqu'il
avait 14 ou 15 ans;
d) L'avocate n'a pas passé en revue les déclarations faites par l'accusation
avec l'auteur;
e) Le conseil en appel a renoncé à faire recours ou ne l'a pas présenté
en bonne et due forme, ce qui aurait nui à la cause de l'auteur devant
la section judiciaire du Conseil privé, laquelle a reconnu qu'il y avait
peut-être des points de droit sur lesquels la Cour d'appel aurait dû se
pencher;
f) Le conseil en appel a aussi refusé de citer P. D. à comparaître.
L'auteur n'aurait bénéficié de la représentation voulue, en violation
du paragraphe 3 d) de l'article 14, ni devant le tribunal de district
ni devant la Cour d'appel.
Renseignements et observations communiqués par l'État partie
4. Dans ses réponses du 8 mai 1990 et du 18 avril 1991, l'État partie
a fait valoir que la communication était irrecevable au motif du non-épuisement
des recours internes disponibles exigé au paragraphe 2 b) de l'article
5 du Protocole facultatif, puisque l'auteur ne s'était pas prévalu du
recours constitutionnel auprès de la Cour suprême (constitutionnelle)
de la Jamaïque. L'État partie a ajouté que la communication ne faisait
pas apparaître de violation de l'un quelconque des droits énoncés dans
le Pacte.
Décision du Comité concernant la recevabilité
5.1 À sa quarante-quatrième session, le Comité a examiné la recevabilité
de la communication. S'agissant des plaintes de l'auteur concernant les
conditions de détention dans le quartier des condamnés à mort, le Comité
a noté que l'auteur n'avait pas indiqué les démarches qu'il aurait faites
pour soumettre ses doléances aux autorités pénitentiaires, ni les enquêtes
qui auraient pu avoir lieu. En conséquence, le Comité a estimé qu'à cet
égard, les recours internes n'avaient pas été épuisés.
5.2 S'agissant de l'allégation de mauvais traitements de la part de la
police, le Comité a noté que cette question avait été soulevée devant
le tribunal de première instance et que l'État partie n'avait pas donné
les informations précises que le Comité lui avait demandées au sujet de
cette allégation. Étant donné que l'auteur, vu son dénuement, avait besoin
d'une aide judiciaire et que cette aide n'était pas prévue pour le dép_t
de recours constitutionnels, le Comité a constaté qu'il n'existait en
l'occurrence pas d'autres recours dont l'auteur pouvait se prévaloir.
5.3 Quant aux allégations de procès inéquitable, le Comité a noté que
les griefs de l'auteur portaient essentiellement sur l'insuffisance de
la préparation de sa défense et de sa représentation devant les tribunaux
jamaïcains. Il a estimé que ces griefs pouvaient soulever, au titre du
paragraphe 3 b), d) et e) de l'article 14 du Pacte, des questions à examiner
quant au fond.
5.4 Le 20 mars 1992, le Comité a déclaré la communication recevable dans
la mesure où elle semblait soulever des questions au titre des articles
7 et 10 et du paragraphe 3 b), d) et e) de l'article 14 du Pacte.
Demande de réexamen de la recevabilité présentée par l'État partie
et observations du conseil
6.1 Dans une lettre en date du 1er octobre 1992, l'État partie affirme
que la communication est irrecevable du fait que les recours internes
n'ont pas été épuisés. Il explique que les droits consacrés dans le Pacte,
qui auraient été violés dans le cas de l'auteur, sont identiques à ceux
qui sont énoncés aux articles 17 1) et 20 6) c) et d) de la Constitution
jamaïcaine. Par conséquent, ayant épuisé les recours de la procédure criminelle,
il appartient à l'auteur, en vertu de l'article 25 de la Constitution,
de demander réparation des violations présumées de ses droits constitutionnels
devant la Cour suprême (constitutionnelle) de la Jamaïque.
6.2 Pour ce qui est de la violation de l'article 7, l'État partie affirme
que l'auteur n'a pas fourni de preuves à l'appui de sa plainte; aucun
rapport médical n'a été présenté pour étayer l'allégation de mauvais traitements
et rien n'atteste qu'il a porté plainte auprès des autorités locales compétentes.
Il déclare par ailleurs que, pour les allégations de violation des droits
prévus aux articles 7 et 10 du Pacte, il conviendrait d'intenter une action
civile en dommages-intérêts pour voies de fait.
6.3 En ce qui concerne les allégations de violation du paragraphe 3 b),
d), et e) de l'article 14, l'État partie se reporte à une opinion individuelle
annexée aux constatations du Comité relatives à la communication No 253/1987a,
et maintient que l'obligation de l'État partie d'assurer la représentation
en justice de l'accusé ne peut aller au-delà de l'affectation, de bonne
foi, d'un conseil au service de l'accusé et que les erreurs de jugement
commises par les avocats désignés d'office ne peuvent être attribuées
à l'État partie, pas plus que celles qui sont commises par les avocats
à titre privé. Il conclut en affirmant que le Comité appliquerait deux
poids deux mesures s'il tenait les avocats commis d'office pour plus responsables
que leurs homologues, et s'il venait de ce fait à tenir l'État partie
pour responsable de leurs erreurs de jugement.
7.1 À propos de la demande de réexamen de la décision concernant la recevabilité
introduite par l'État partie, le conseil signale que celui-ci n'a pas
précisé qu'une requête constitutionnelle pouvait être un recours utile
dont l'auteur aurait pu se prévaloir. En l'espèce, l'auteur ne le peut
pas car il n'a pas les moyens de s'engager dans cette voie et ne peut
disposer d'une aide judiciaire à cette fin. De plus, l'auteur n'a pas
été en mesure de se faire représenter à titre gracieux en Jamaïque pour
présenter une telle requête. Pour ces raisons, la requête constitutionnelle
ne figure pas au nombre des recours que l'auteur est tenu d'épuiser en
application du paragraphe 2 b) de l'article 5 du Protocole facultatif.
De plus, l'exercice de ce recours, et l'action qui en découlerait, entraîneraient
une prolongation déraisonnable de toute la procédure.
7.2 S'agissant des mauvais traitements qui auraient été infligés en violation
des articles 7 et 10 du Pacte, le conseil affirme que, le 8 octobre 1985,
l'auteur a été extrait de sa cellule (au commissariat de police central
de Kingston) et emmené dans un bureau où quatre policiers l'ont interrogé
sans motif et sans l'informer de ses droits. Au cours de l'interrogatoire,
les quatre policiers l'auraient roué de coups pour l'obliger à passer
aux aveux. Le lendemain soir, trois policiers l'ont emmené au poste de
police de Montego Bay. En cours de route, ils ont quitté l'autoroute pour
s'engager sur une "route déserte", où ils l'ont à nouveau questionné
et passé à tabac, alors qu'il avait les mains liées derrière le dos. Un
des policiers l'a frappé à l'oreille gauche avec son revolver, provoquant
ainsi un saignement, alors qu'un autre tirait des coups de feu près de
sa tête. Le 11 octobre 1985, deux policiers ont sorti l'auteur de sa cellule
pour l'emmener dans une pièce à l'étage où l'attendait le commissaire.
En présence de ce dernier, les deux policiers l'ont fouetté avec un câble
électrique jusqu'à ce qu'il saigne. L'un d'eux a branché le câble pour
lui infliger deux décharges sur les c_tes.
7.3 Pour ce qui est de la préparation insuffisante de la défense et de
la représentation de l'auteur devant les tribunaux jamaïcains, il est
affirmé que l'auteur n'était pas représenté lors des interrogatoires de
police ni au cours de l'audience préliminaire. C'est en septembre 1986
qu'il a vu pour la première fois l'avocate qui lui était commise pour
le procès. Celle-ci aurait demandé au juge de différer le procès car elle
avait besoin de plus de temps pour préparer la défense. L'audience a alors
été reportée au 3 novembre 1986. Bien qu'au moment de demander l'ajournement,
l'avocate ait promis à l'auteur d'examiner l'affaire avec lui le soir
même, elle ne s'est jamais présentée. Le 3 novembre 1986, elle lui a rendu
visite dans la cellule du tribunal. Au cours de l'entrevue, qui n'a duré
que 40 minutes, elle a recueilli la première déclaration de l'auteur,
mais elle ne s'est pas enquise des circonstances de l'affaire avant le
procès ni de l'alibi de l'auteur. Ce dernier affirme que durant le procès,
il s'est entretenu une nouvelle fois avec son avocate, mais qu'elle ne
s'était pas conformée à ses instructions.
7.4 À propos du fait que l'avocate n'a pas cherché à obtenir le témoignage
de l'amie de l'auteur, le conseil fournit une déclaration faite sous serment
de P. D., datée du 4 décembre 1989, et un questionnaire, daté du 22 mars
1990; P. D. affirme que l'auteur était en sa compagnie durant toute la
nuit du 1er au 2 octobre 1985 et que sa mère et une certaine P. M. pourraient
corroborer ses dires. Il ressort encore de cette déclaration qu'un jour,
durant l'audience, elle avait été informée par la police que sa présence
était requise, mais qu'elle ne s'était pas déplacée parce qu'elle n'avait
pas d'argent et que la police lui aurait déclaré ne pas avoir de véhicule
disponible pour la transporter jusqu'au tribunal de district. D'après
le conseil, si l'on n'avait pas recherché ni convoqué des témoins, c'était
surtout parce que l'assistance judiciaire était si peu rémunérée que l'avocate
ne pouvait pas procéder aux enquêtes nécessaires ni prendre les mesures
voulues pour bien préparer la défense de l'auteur.
7.5 En ce qui concerne la défense proprement dite au cours du procès,
il est affirmé que l'avocate n'a pas contesté correctement le témoignage
d'E. M. et de D. S., en particulier à propos de l'identification de l'auteur,
et qu'elle n'a fait aucune intervention au moment où le conseil de l'accusation
posait des questions essentielles aux témoins à charge.
7.6 Pour ce qui est de la préparation de la défense de l'auteur en appel,
le conseil renvoie à la copie d'une annexe au "questionnaire du Conseil
privé à l'intention des détenus qui forment recours" où l'auteur
affirme : "D. C. (conseil qui lui avait été commis en appel) est
venu une fois à la prison pour y rencontrer une dizaine de détenus (dont
j'étais) et je me suis entretenu avec lui pendant une vingtaine de minutes.
Au cours de ces 20 minutes, il m'a demandé si j'avais la moindre information
sur le crime et si j'avais éventuellement des témoins. Je lui ai demandé,
à lui aussi, de convoquer mon amie au tribunal, mais il ne l'a pas fait".
Le conseil commis en appel n'ayant pas représenté l'auteur en première
instance, il était essentiel de laisser à celui-ci assez de temps pour
s'entretenir avec son représentant avant l'audience, mais le temps imparti
à cet effet a été tout à fait insuffisant. Ce qui vient d'être dit montre
que les droits de l'auteur prévus au paragraphe 3 d) de l'article 14 n'ont
pas été respectés, puisqu'il ne bénéficiait pas des services d'un défenseur
de son choix.
7.7 En ce qui concerne l'affirmation selon laquelle D. C. a renoncé à
faire appel en bonne et due forme, le conseil renvoie à l'arrêt écrit
rendu par la Cour d'appel et à une lettre datée du 8 février 1988 adressée
par D. C. au Conseil jamaïcain pour les droits de l'homme. Dans cette
lettre, D. C. déclare : "Je peux toutefois dire que les instructions
du juge en matière d'identification n'étaient certainement pas les meilleures,
mais les mises en garde d'usage ont été faites et, sur le fond, je ne
peux pas recommander le réexamen de l'affaire". Selon le conseil,
il y avait dans cette affaire plusieurs moyens d'appel que l'on aurait
pu faire valoir, tels que le témoignage de P. D. (si elle avait été citée
à comparaître) et la fiabilité de l'identification d'E. M. et de D. S.,
d'autant plus que, chez ce dernier, le point faible de l'identification
touchait les deux accusésb.
7.8 Outre les observations ci-dessus, qui concernent les plaintes dont
le Comité était saisi lorsque la communication a été déclarée recevable
le 20 mars 1992, les observations du conseil, en date du 12 mars 1993,
font état de plusieurs allégations nouvelles ayant trait aux articles
6, 9 (par. 1, 2 et 3), 14 (par. 1, 2, 3 c) et 5) et 15 du Pacte. Aux fins
de la présente communication, ces nouvelles allégations ont été présentées
trop tard.
Examen quant au fond
8.1 Le Comité a noté que l'État partie lui a demandé de revoir sa décision
sur la recevabilité. Il rappelle que les recours internes au sens du Protocole
facultatif doivent être à la fois disponibles et utiles. Le Comité estime
qu'en l'absence d'assistance judiciaire, un recours constitutionnel ne
constitue pas, en l'espèce, un recours disponible au sens du paragraphe
2 b) de l'article 5 du Protocole facultatif que l'auteur n'a pas encore
épuiséc. Il n'y a donc aucune raison de revoir la décision
prise antérieurement par le Comité en ce qui concerne la recevabilité.
8.2 Le Comité a examiné la communication compte tenu de toutes les informations
qui lui ont été communiquées par les parties, comme le veut le paragraphe
1 de l'article 5 du Protocole facultatif.
8.3 Au sujet des mauvais traitements que la police aurait fait subir
à l'auteur les 8 et 11 octobre 1985, le Comité relève dans les minutes
du procès que les policiers présumés responsables ont été soumis à un
contre-interrogatoire serré par l'avocate de l'auteur tant durant qu'après
l'examen préliminaire. En l'absence de rapport médical à l'appui, le Comité
ne peut constater aucune violation des articles 7 et 10 du Pacte dans
cette affaire.
8.4 Concernant les plaintes de l'auteur relatives à la préparation de
sa défense et à sa représentation lors du procès, le Comité rappelle que
le droit de l'accusé de disposer de suffisamment de temps et de moyens
pour préparer sa défense constitue un élément fondamental de la garantie
d'un procès équitable et un aspect important du principe de l'égalité
des moyens de défense. Pour déterminer si le temps disponible était "suffisant",
il faut évaluer les circonstances au cas par cas. Le Comité note que les
documents dont il est saisi ne précisent pas si l'avocate ou l'auteur
se sont plaints auprès du juge du manque de temps ou de moyens pour la
préparation de la défense. Rien n'indique non plus que l'avocate de l'auteur
ait fait preuve de négligence dans la conduite de la défense. À cet égard,
le Comité relève que d'après les minutes du procès, E. M. et D. S. ont
fait l'objet d'un contre-interrogatoire poussé de la part de la défense
sur la question de l'identification. Il ne constate donc aucune violation
du paragraphe 3 b) et d) de l'article 14 durant le procès de l'auteur.
8.5 L'auteur affirme en outre qu'il n'a pas pu obtenir la comparution
de témoins à décharge, en particulier de son amie, P. D. Le Comité relève
dans les minutes du Procès que l'avocate de l'auteur a bien contacté l'amie
en question et a demandé au juge, lors de la deuxième journée d'audience,
de citer P. D. à comparaître. Le juge a alors demandé à la police d'avertir
ce témoin qui, comme il est indiqué plus haut au paragraphe 7.4, n'a pas
pu se présenter. Le Comité est d'avis que, dans les circonstances et vu
que l'accusé encourait la peine de mort, le juge aurait dû reporter le
procès et aurait dû délivrer un ordre de comparution afin d'entendre la
déposition de P. D. Le Comité estime en outre que la police aurait dû
mettre un moyen de transport à la disposition de celle-ci. Dans la mesure
où la non-comparution de P. D. au procès est imputable aux autorités de
l'État partie, le Comité juge que la procédure pénale n'a pas été menée
en l'espèce dans le respect des paragraphes 1 et 3 e) du Pacte.
8.6 L'auteur affirme également que la préparation de sa défense et sa
représentation à la Cour d'appel étaient insuffisantes et que le conseil
qui lui avait été commis n'était pas de son choix. Le Comité rappelle
que le paragraphe 3 d) de l'article 14 ne donne pas à l'accusé le droit
de choisir le conseil qui lui est assigné gratuitement, mais que des mesures
doivent être prises pour que le conseil, une fois commis, assure une bonne
représentation dans l'intérêt de la justice. Il lui incombe notamment
de s'entretenir avec l'accusé et de l'informer s'il a l'intention de renoncer
à l'appel ou de faire valoir devant l'instance compétente que l'appel
n'est pas justifiéd. Il n'appartient pas au Comité de mettre
en doute la décision du conseil de considérer que l'appel n'était pas
justifié, mais il est d'avis que le conseil aurait dû informer M. Grant
de son intention de ne pas faire valoir de moyens d'appel, de façon à
permettre à celui-ci d'examiner toutes autres options qui s'offraient
encore à lui. Dans ces circonstances, le Comité estime qu'en l'espèce
les droits garantis au paragraphe 3 b) et d) de l'article 14 ont été violés
en ce qui concerne l'appel.
8.7 Le Comité est d'avis que prononcer la peine de mort au terme de procédures
judiciaires où les dispositions du Pacte n'ont pas été respectées constitue,
si aucun appel ultérieur n'est possible, une violation de l'article 6
du Pacte. Dans le cas présent, si une requête constitutionnelle auprès
de la Cour suprême (constitutionnelle) reste en théorie toujours disponible,
ce ne serait pas un recours disponible au sens du paragraphe 2 b) de l'article
5 du Protocole facultatif pour les raisons indiquées au paragraphe 8.1
ci-dessus. Comme il l'a noté dans son observation générale No 6 (16),
la disposition selon laquelle la peine de mort ne peut être prononcée
que selon la législation en vigueur et ne doit pas être en contradiction
avec les dispositions du Pacte implique que "les garanties d'ordre
procédural prescrites dans le Pacte doivent être observées, y compris
le droit à un jugement équitable rendu par un tribunal indépendant, la
présomption d'innocence, les garanties minima de la défense et le droit
de recourir à une instance supérieure"e. En l'espèce,
on peut conclure que la condamnation à mort définitive a été prononcée
alors que la procédure suivie n'était pas conforme aux prescriptions de
l'article 14 et que, de ce fait, le droit à la vie protégé par l'article
6 du Pacte a été violé.
9. Le Comité des droits de l'homme, agissant en vertu du paragraphe 4
de l'article 5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international
relatif aux droits civils et politiques, estime que les faits dont il
est saisi font apparaître des violations de l'article 6 et des paragraphes
1 et 3 b), d) et e) de l'article 14 du Pacte.
10. Le Comité est d'avis que M. Lloyd Grant a droit à réparation entraînant
sa libération. Il prie l'État partie de lui fournir, dans un délai de
90 jours, des renseignements sur toutes mesures qu'il aura prises en rapport
avec les constatations du Comité.
[Fait en anglais, espagnol et français, le texte anglais faisant foi.]
Notes
a Documents officiels de l'Assemblée générale, quarante-sixième
session, Supplément No 40 (A/46/40), annexe XI.D, communication No
253/1987 (Paul Kelly c. Jamaïque), constatations adoptées
le 8 avril 1991.
b Il ressort des minutes de l'audience du Conseil privé que
le conseil de l'auteur devant la section judiciaire du Conseil privé a
fait valoir, entre autres, que les instructions données par le juge concernant
le témoignage d'E. M. étaient insuffisantes, car il n'a pas mentionné
le fait qu'un sentiment de peur chez elle aurait pu influer sur sa capacité
d'identifier l'assaillant. Le conseil a avancé aussi que les irrégularités
constatées par la Cour d'appel dans les instructions données par le juge
concernant le témoignage de D. S. avaient influé aussi bien sur l'affaire
de l'auteur que sur celle de son frère et que le jury aurait pu aboutir
à une conclusion différente dans le cas de l'auteur s'il avait été bien
instruit à propos du témoignage de D. S. Lord Keith of Kinkel a répondu
: "Peut-être avez-vous raison et disposez-vous là d'un point que
l'on pourrait faire valoir devant la Cour d'appel, mais ce n'est pas la
manière d'aborder la question lorsqu'il s'agit d'accorder ou non l'autorisation
spéciale de former recours. Que le jury ait pu aboutir à une conclusion
différente s'il avait reçu de meilleures instructions concernant le témoignage
de D. S., cela est bien possible, mais il n'en reste pas moins que vous
avez obtenu d'E. M. une identification très claire et tout à fait positive".
c Voir également les constatations du Comité dans les communications
No 230/1987 (Raphael Henry c. Jamaïque) et 283/1988 (Aston
Little c. Jamaïque), adoptées le 1er novembre 1991, Documents
officiels de l'Assemblée générale, quarante-septième session, Supplément
No 40 (A/47/40), annexes IX.B et J, par. 7.1 et suivants.
d Voir Documents officiels de l'Assemblée générale, quarante-huitième
session, Supplément No 40 (A/48/40), annexe XII.O, communication No
356/1989 (Trevor Collins c. Jamaïque), constatations adoptées
le 25 mars 1993; par. 8.2.
e Ibid., trente-septième session, Supplément No 40
(A/37/40), annexe V, observation générale No 6 (16), par. 7.