University of Minnesota



Lennon Stephens c. Jamaïque, Communication No. 373/1989, U.N. Doc. CCPR/C/55/D/373/1989 (1995).



Comité des droits de l'homme
ANNEXE

Constatations du Comité des droits de l'homme au titre du paragraphe 4

de l'article 5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte

international relatif aux droits civils et politiques

- Cinquante-cinquième session -



Communication No 373/1989

Présentée par : Lennon Stephens (représenté par un conseil)

Au nom de : L'auteur

Etat partie : Jamaïque

Date de la communication : 20 juillet 1989 (date de la lettre initiale)

Le Comité des droits de l'homme, institué conformément à l'article 28 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Réuni le 18 octobre 1995,

Ayant achevé l'examen de la communication No 373/1989 présentée au Comité des droits de l'homme par M. Lennon Stephens en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Ayant tenu compte de toutes les informations écrites qui lui ont été communiquées par l'auteur de la communication, son conseil et l'Etat partie,

Adopte les constatations suivantes au titre du paragraphe 4 de l'article 5 du Protocole facultatif.

1. L'auteur de la communication (lettre initiale datée du 20 juillet 1989 et correspondance ultérieure) est Lennon Stephens, citoyen jamaïquain condamné à mort en 1984, qui purge actuellement une peine d'emprisonnement à vie au Centre de réadaptation de Kingston (Jamaïque). L'auteur présente de nouveau sa plainte qui avait été déclarée irrecevable le 26 juillet 1988 pour non-épuisement des recours internes, étant donné qu'il n'avait pas alors demandé l'autorisation de former un recours devant la section judiciaire du Conseil privé. Le 6 mars 1989, la section judiciaire a rejeté la demande d'autorisation spéciale de former recours présentée par l'auteur. Celui-ci se déclare à présent victime d'une violation, par la Jamaïque, de l'article 7, des paragraphes 2, 3 et 4 de l'article 9, du paragraphe 1 de l'article 10 et des paragraphes 3 c) et 5 de l'article 14 du Pacte. Il est représenté par un conseil.

Rappel des faits présentés par l'auteur

2.1 L'auteur est accusé d'avoir assassiné un dénommé George Lawrence dans la commune de Westmoreland, le 22 février 1983 vers 11 heures. Le corps de la victime n'a jamais été retrouvé. Les poursuites ont été engagées sur la foi des dépositions de trois témoins qui travaillaient avec l'auteur, ou près de lui, dans la propriété d'un certain M. Williston, située à Charlemont (Westmoreland). Le témoin Linford Richardson a ainsi affirmé qu'il avait vu l'auteur et la victime "lutter" et qu'un coup de feu était parti. Le même témoin a affirmé qu'il avait vu l'auteur envelopper le corps dans une bâche avant de l'emporter. Un deuxième témoin, Sylvester Stone, a affirmé qu'il avait entendu une détonation, qu'il s'était précipité dehors et qu'il avait vu l'auteur penché "sur un homme" qui gisait sur le sol. Le troisième témoin, un entrepreneur, a déclaré qu'il avait vu l'auteur poursuivre "un homme" (qu'il n'avait pas identifié), et le rattraper, à la suite de quoi les deux hommes s'étaient arrêtés. Le témoin a affirmé que l'auteur avait alors sorti un objet de sa poche et qu'il l'avait agité dans la direction de l'autre homme, qu'il y avait ensuite eu une détonation et que l'autre homme était tombé.

2.2 Dans une déclaration sous serment faite au procès, l'auteur a affirmé que le jour en question, il travaillait dans la propriété de M. Williston lorsque G. Lawrence s'était approché de lui, portant à la ceinture un objet qui ressemblait à un pistolet et lui avait dit qu'il voulait voir M. Williston. L'auteur s'est opposé à M. Lawrence, pensant que ce dernier était venu dans l'idée de s'en prendre à M. Williston, et c'est alors que la victime avait sorti un pistolet. L'auteur s'est battu avec la victime et, dans la lutte, un coup de feu est parti et la victime est tombée. L'auteur est rentré chez lui, a raconté ce qui s'était passé à sa mère et est allé se livrer à la police.

2.3 Lorsque l'auteur s'est rendu à la police le 22 février 1983, il a été arrêté. Il affirme que ce n'est que le 2 mars 1983, soit huit jours plus tard, que l'officier de police chargé de l'enquête, l'inspecteur Ben Lashley, l'a informé "qu'il menait une enquête pour meurtre" et qu'il était soupçonné "d'avoir abattu un dénommé George Lawrence".

2.4 L'auteur a par la suite été inculpé de meurtre et son procès a eu lieu les 21 et 22 février 1984 à la Circuit Court de Westmoreland. Il a été reconnu coupable et condamné à mort le 22 février 1984. La cour d'appel l'a débouté de son appel le 4 février 1987, presque trois ans plus tard. Comme indiqué ci-dessus, la demande d'autorisation spéciale de former recours introduite par l'auteur devant la section judiciaire du Conseil privé a été rejetée le 6 mars 1989.

2.5 S'agissant du déroulement du procès, l'auteur affirme que le juge n'aurait pas instruit correctement le jury sur la question de la légitime défense, contrairement à ce qu'il avait indiqué. L'auteur observe également que l'un des témoins à charge était l'oncle de la victime, qui avait eu avec lui des différends graves mais non précisés.

2.6 Au cours du procès et de l'audience en appel, l'auteur a été assisté par des défenseurs commis d'office. Un cabinet d'avocats de Londres l'a représenté gracieusement devant la section judiciaire du Conseil privé.

2.7 L'auteur affirme avoir épuisé les recours internes. Il fait observer qu'en théorie il lui serait encore possible de présenter une requête constitutionnelle, mais qu'en pratique il ne dispose pas de ce moyen, étant donné qu'il est sans ressources et que l'Etat partie ne prévoit pas l'aide judiciaire pour les requêtes constitutionnelles.

Teneur de la plainte

3.1 Le conseil affirme que M. Stephens est victime d'une violation de l'article 7 et du paragraphe 1 de l'article 10, du fait de sa détention, pendant huit ans et dix mois, dans le quartier des condamnés à mort. A cet égard, il fait observer qu'entre la date de la condamnation de l'auteur en février 1984 et le moment où le crime pour lequel il a été condamné a été requalifié de meurtre n'entraînant pas la peine de mort / En vertu de la loi de 1992 portant modification de la loi relative aux atteintes aux personnes./, M. Stephens est resté détenu dans le quartier des condamnés à mort dans des conditions déplorables, et qu'il vivait dans la hantise d'une exécution imminente. Le conseil fait observer qu'une période de détention aussi longue, dans des conditions d'anxiété permanente et de "tension intolérable", constitue un traitement cruel et inhumain, au sens de l'article 7. Il se réfère à la décision prise par la section judiciaire du Conseil privé dans l'affaire Pratt et Morgan, selon laquelle la détention prolongée des plaignants dans le quartier des condamnés à mort était contraire à l'article 17 1) de la Constitution jamaïcaine / Recours No 10 devant le Conseil privé, en date du 2 novembre 1993./.

3.2 Le conseil affirme en outre qu'il y a eu violation du paragraphe 1 de l'article 10 du Pacte, en raison des mauvaises conditions de détention auxquelles l'auteur a été - et reste - soumis. Cette affirmation se fonde sur deux rapports, émanant de deux organisations non gouvernementales, qui dénoncent l'une, les conditions de détention à la Jamaïque (mai 1990), et l'autre, le décès de prisonniers et les mauvais traitements qu'ils subissent à la prison du district de Ste Catherine (où l'auteur a été incarcéré jusqu'en décembre 1992). Ces rapports dénoncent un surpeuplement inacceptable, l'absence totale d'hygiène et de soins médicaux ou dentaires, l'insuffisance de la nourriture, en quantité et en qualité, et le recours à l'isolement cellulaire pendant de longues périodes.

3.3 Le conseil fait valoir que les conditions de détention provisoire auxquelles l'auteur a été soumis constituent une violation des paragraphes 2, 3 et 4 de l'article 9. En effet, les comptes rendus d'audience révèlent que l'auteur a été arrêté le 22 février 1983 et qu'il n'a été "informé" de ce qui lui était reproché que huit jours plus tard (le 2 mars 1983). Le conseil affirme que cette situation est contraire au paragraphe 2 de l'article 9, en vertu duquel tout individu arrêté sera informé, au moment de son arrestation, des raisons générales de cette arrestation et recevra notification par la suite des accusations précises portées contre lui. Il affirme que, huit jours s'étant écoulés entre l'arrestation de l'auteur et son "information", ce dernier n'a pas reçu "notification, dans le plus court délai, de toute accusation portée contre lui".

3.4 Les faits décrits ci-dessus constitueraient également une violation du paragraphe 3 de l'article 9 : étant donné que M. Stephens n'a été inculpé que huit jours après son arrestation, il n'a pas été traduit "dans le plus court délai" devant une autorité habilitée à exercer des fonctions judiciaires, au sens de cette disposition. Il est fait référence à un certain nombre de constatations adoptées par le Comité / Voir les constatations adoptées dans les affaires No 253/1987 (Paul Kelly c. Jamaïque), accompagnées d'une opinion individuelle de M. Bertil Wennergren, et No 277/1988 (Terán Jijón c. Equateur)./. En conséquence, les droits garantis au paragraphe 4 de l'article 9 ont également été violés, puisque l'auteur ne s'est pas vu accorder en temps utile la possibilité d'obtenir, de sa propre initiative, qu'un tribunal statue sur la légalité de sa détention.

3.5 Le conseil affirme qu'un délai de près de trois ans (35 mois et demi) entre la condamnation et le recours constitue une violation des paragraphes 3 c) et 5 de l'article 14 du Pacte. Il reconnaît que les raisons de ce retard ne sont pas claires, bien que le cabinet d'avocats dont il fait partie et le Conseil jamaïquain des droits de l'homme aient à de nombreuses reprises essayé d'entrer en contact avec l'avocat qui représentait l'auteur au procès et de déterminer les raisons du retard. Il souligne néanmoins que M. Stephens n'a rien fait qui puisse avoir causé le délai entre sa condamnation et l'examen de son recours ou y avoir contribué. Le conseil affirme que ce délai constitue également une violation du paragraphe 1 de l'article 14 et se réfère à cet égard aux constations adoptées par le Comité dans l'affaire Muñoz c. Pérou / Communication No 203/1986, constatations adoptées le 4 novembre 1988, par. 11.3./, selon lesquelles "la notion de procès équitable implique nécessairement que la justice soit rendue sans retard excessif".

3.6 Enfin, le conseil affirme que l'auteur a été victime de mauvais traitements infligés par des gardiens de la prison du district de Ste Catherine, en violation de l'article 7 et du paragraphe 1 de l'article 10 du Pacte. En effet, en 1991, un gardien aurait frappé l'auteur sur la tête jusqu'à ce qu'il perde connaissance, ce qui aurait entraîné son hospitalisation. Répondant à un questionnaire du Conseil jamaïquain des droits de l'homme, l'auteur note qu'"il continue de souffrir de l'oeil droit suite aux coups reçus". Le bureau de l'ombudsman parlementaire a été contacté à ce sujet et a répondu, dans une lettre adressée au conseil, datée du 21 septembre 1993, que la question "serait étudiée dans les plus brefs délais". Néanmoins, au printemps 1994, rien n'avait été fait. Le conseil affirme que l'auteur a épuisé tous les recours internes en ce qui concerne cet aspect de sa plainte, puisqu'en l'absence de réponse de l'ombudsman et d'autres instances jamaïquaines, il est devenu pratiquement impossible de poursuivre l'action.

Informations communiquées par l'Etat partie concernant la recevabilité de la communication et commentaires de l'auteur

4.1 Le 15 septembre 1989, la communication a été transmise à l'Etat partie, conformément à l'article 86 du règlement intérieur; l'Etat partie a été prié de ne pas exécuter l'auteur tant que son affaire serait pendante devant le Comité. Il a par ailleurs été informé que des éclaircissements supplémentaires avaient été demandés à l'auteur et à son conseil. Quelques précisions émanant de l'auteur ont été reçues en 1990 et 1991. A la quarante-cinquième session, le Comité a décidé de transmettre la communication à l'Etat partie conformément à l'article 91 du règlement intérieur, et de lui demander de soumettre des renseignements et des observations se rapportant à la recevabilité de la communication. La demande faite au titre de l'article 86 a été réitérée. Les deux demandes ont été transmises à l'Etat partie le 5 septembre 1992.

4.2 Dans une lettre datée du 27 avril 1993, l'Etat partie regrette "que faute d'une communication indiquant les faits sur lesquels se fonde la plainte de l'auteur et les articles du Pacte qui auraient été violés, il ne soit pas possible de préparer une réponse à l'intention du Comité". Cette lettre et un rappel envoyé à l'Etat partie par le Comité le 6 mai 1993 se sont croisés; le 28 juillet 1993, l'Etat partie a envoyé de nouvelles précisions.

4.3 Il y note que "l'auteur se plaint apparemment de violations des articles 7 et 10 du Pacte". De l'avis de l'Etat partie, cette plainte est irrecevable pour non-épuisement des recours internes. L'auteur conserve en effet le droit de demander réparation des violations dont il aurait été victime en présentant une requête constitutionnelle. De plus, il serait en droit "d'entamer une action civile en dommages et intérêts pour tous coups et blessures résultant des mauvais traitements qu'il aurait subis pendant son incarcération. Il s'agit là d'un autre recours qui doit être épuisé avant que la communication ne puisse être examinée par le Comité".

5.1 Dans ses observations datées du 17 mars 1994 concernant la réponse de l'Etat partie, le conseil formule plusieurs nouveaux griefs, qui sont exposés en détail aux paragraphes 3.1 et 3.3 à 3.5 ci-dessus. Il fait notamment valoir qu'une requête constitutionnelle ne constituerait pas un recours disponible et utile en l'espèce, puisque M. Stephens est sans ressources et que l'aide judiciaire n'est accordée que pour les requêtes constitutionnelles.

5.2 Les observations du conseil, ainsi que toutes les pièces jointes ont été communiquées à l'Etat partie le 5 mai 1994, assorties d'une nouvelle demande de commentaires et d'observations concernant la lettre du conseil. Aucune autre lettre n'avait été reçue de l'Etat partie au 30 septembre 1994.

Décision de recevabilité du Comité

6.1 A sa cinquante-deuxième session, le Comité a examiné la recevabilité de la communication. Il a pris note de la critique formulée par l'Etat partie et mentionnée au paragraphe 4.2 ci-dessus, mais a rappelé que dans le cadre de la procédure du Protocole facultatif, il n'était pas nécessaire qu'un particulier qui se dit victime d'une violation de l'un quelconque des droits consacrés par le Pacte invoque expressément tel ou tel article du Pacte. Les documents transmis à l'Etat partie font apparaître clairement que l'auteur se plaint de ses conditions de détention et invoque le droit à un procès équitable.

6.2 Le Comité a noté qu'une partie des allégations de l'auteur se rapportaient aux instructions que le juge a données au jury, en ce qui concerne l'appréciation des éléments de preuve et la question de savoir s'il y avait eu légitime défense. Le Comité a réaffirmé qu'il appartenait en principe aux juridictions d'appel des Etats parties d'examiner les instructions données par le juge au jury, à moins qu'il n'apparaisse clairement que lesdites instructions étaient arbitraires ou représentaient un déni de justice, ou que le juge a manifestement manqué à son devoir d'impartialité. Les pièces dont le Comité est saisi n'indiquent pas que ce fut le cas des instructions données par le juge au jury en l'espèce; en particulier, la question de la légitime défense a bien été expliquée en détail au jury. Cette partie de la communication a été considérée par conséquent irrecevable en vertu de l'article 3 du Protocole facultatif.

6.3 S'agissant des griefs formulés par l'auteur au titre des articles 7 et 10 et qui ont trait aux conditions de détention en général, le Comité a d'abord noté que le conseil s'était simplement référé à deux rapports émanant d'organisations non gouvernementales sur les conditions de détention à la Jamaïque, mais qu'il n'avait pas évoqué le cas spécifique de son client dans le quartier des condamnés à mort de la prison du district de Ste Catherine ou au Centre de réadaptation de Kingston. De plus, il ne semble pas que ces plaintes aient été portées à l'attention des autorités compétentes à la Jamaïque. Elles ont par conséquent été déclarées irrecevables en vertu du paragraphe 2 b) de l'article 5 du Protocole facultatif.

6.4 Le Comité a pris note de l'affirmation du conseil selon laquelle le temps (huit ans et dix mois) que M. Stephens a passé dans le quartier des condamnés à mort constitue une violation de l'article 7 du Pacte. Même si aucune requête constitutionnelle portant sur ce point n'a été déposée auprès des instances judiciaires jamaïquaines, il est incontesté que l'aide judiciaire n'est pas prévue pour ce type de requête, et que l'auteur ne peut agir sans aide judiciaire. Le Comité a considéré en l'espèce qu'une requête constitutionnelle ne constituait pas un recours utile dont M. Stephens pourrait se prévaloir sur ce point.

6.5 Pour ce qui est des mauvais traitements dont l'auteur aurait été victime dans le quartier des condamnés à mort en 1991, le Comité a pris note de l'argument de l'Etat partie selon lequel l'affaire était irrecevable parce que l'auteur n'avait pas déposé de requête constitutionnelle en vertu de l'article 25 de la Constitution jamaïquaine. Le Comité a rappelé que l'auteur et son conseil avaient essayé d'obtenir que les mauvais traitements dont M. Stephens aurait été victime fassent l'objet d'une enquête, en particulier de la part des services de l'ombudsman, mais qu'au début de 1994 leur demande était toujours sans résultat. Il a rappelé en outre que dans des affaires récentes la Cour suprême (constitutionnelle) de la Jamaïque avait fait droit à des demandes de réparation en cas de violation des droits fondamentaux, après que les recours eurent été rejetés. Néanmoins, le Comité a rappelé aussi que l'Etat partie avait indiqué à plusieurs reprises que l'aide judiciaire n'était pas prévue pour les requêtes constitutionnelles. Par conséquent, il a conclu qu'en l'absence d'aide judiciaire, le paragraphe 2 b) de l'article 5 ne lui interdisait pas d'examiner cet aspect de la communication.

6.6 Des considérations analogues s'appliquaient aux griefs formulés par l'auteur au titre des paragraphes 2, 3 et 4 de l'article 9 et des paragraphes 3 c) et 5 de l'article 14. L'auteur pourrait en théorie présenter une requête constitutionnelle, mais il ne lui est pas possible de le faire dans la pratique, faute d'assistance judiciaire. Mutatis mutandis, les considérations qui figurent au paragraphe 6.4 ci-dessus étaient applicables.

6.7 Le 12 octobre 1994, le Comité a déclaré la communication recevable dans la mesure où elle semblait soulever des questions au titre de l'article 7, des paragraphes 2.3 et 4 de l'article 9, du paragraphe 1 de l'article 10, et des paragraphes 3 c) et 5 de l'article 14 du Pacte.

Observations de l'Etat partie sur le fond et commentaires de l'auteur

7.1 Dans des observations datées du 27 janvier 1995, l'Etat partie conteste l'argument du conseil qui invoque la décision de la section judiciaire du Conseil privé dans l'affaire Pratt et Morgan c. Attorney General of Jamaica à propos de l'article 7 du Pacte (durée de la détention dans le quartier des condamnés à mort). L'Etat partie se réfère aux constatations rendues par le Comité lui-même le 5 avril 1989 dans cette même affaire, rappelant que le Comité a considéré qu'une détention prolongée ne suffisait pas à constituer une violation de l'article 7 du Pacte / CCPR/C/35/D/210/1986 et 225/1987, Pratt et Morgan c. Jamaïque, constatations adoptées le 5 avril 1989, par. 13.6./, et affirme que la décision du Conseil privé dans l'affaire Pratt et Morgan ne dispense pas de l'obligation de déterminer au cas par cas si la détention dans le quartier des condamnés à mort pendant plus de cinq ans constitue une violation de l'article 7. Dans le cas de l'auteur, c'est en grande partie le fait qu'il n'ait pas exercé avec diligence les recours internes qui a entraîné le retard dans l'application de la peine capitale prononcée contre lui, avant que le crime pour lequel il avait été condamné ne soit requalifié de meurtre n'entraînant pas la peine capitale.

7.2 Pour ce qui est de l'allégation de violation des paragraphes 2, 3 et 4 de l'article 9, l'Etat partie fait valoir que les circonstances de l'arrestation et de la détention de l'auteur (c'est-à-dire qu'il s'est livré à la police "pour le meurtre de M. Lawrence") étaient telles qu'il ne pouvait pas ne pas être parfaitement informé des motifs de son arrestation et de sa détention. Dans ces conditions, et compte tenu des difficultés que la police a eues pour retrouver le corps de la victime, la durée passée par l'auteur en garde à vue (huit jours) doit être réputée raisonnable. Pour l'Etat partie, le fait que l'auteur se soit livré à la police renforce cet argument.

7.3 L'Etat partie fait valoir qu'aucun élément ne vient étayer l'allégation de violation des paragraphes 3 c) et 5 de l'article 14. En particulier, il indique que rien ne permet d'affirmer que les retards dans la procédure soient attribuables à un acte ou à une omission de la part des autorités judiciaires de la Jamaïque.

7.4 Pour ce qui est des mauvais traitements que M. Stephens aurait subis en prison au cours de 1991, l'Etat partie signale, dans des observations datées du 13 mars 1995, qu'il n'y a pas eu violation de l'article 7 et du paragraphe 1 de l'article 10 étant donné que les blessures reçues par l'auteur étaient dues à l'utilisation "raisonnable de la force par un gardien pour maîtriser le plaignant qui l'avait agressé". Cette utilisation raisonnable de la force, affirme l'Etat partie, n'est pas contraire à l'article 7 ni au paragraphe 1 de l'article 10. L'Etat partie ajoute que le gardien en question a dû lui-même recevoir des soins médicaux après l'agression de l'auteur.

8.1 Dans ses commentaires, le conseil réaffirme que M. Stephens a été soumis à des traitements inhumains et dégradants du fait de son maintien pendant huit ans et dix mois dans le quartier des condamnés à mort. Il insiste en particulier sur la longueur de la détention et sur les conditions d'incarcération dans le quartier des condamnés à mort et fait valoir qu'une exécution qui aurait eu lieu plus de cinq ans après la condamnation aurait "entraîné incontestablement des tourments et des souffrances", ce qui est précisément la raison pour laquelle la section judiciaire a recommandé la commutation en emprisonnement à vie dans le cas de tous les condamnés à mort de la Jamaïque incarcérés depuis cinq ans ou plus.

8.2 Le conseil conteste le bien-fondé de l'argument selon lequel certains des reports de l'exécution de la sentence auraient pu être imputables à M. Stephens et reprend l'argument avancé par le Conseil privé dans l'affaire Pratt et Morgan, qui a soutenu que "si la procédure d'appel permet au condamné de prolonger l'exercice des recours pendant plusieurs années, il faut en attribuer la faute au système d'appel, qui permet de telles prolongations, et non au prisonnier qui s'en prévaut".

8.3 Le conseil réaffirme que son client est resté détenu pendant huit jours "probablement au secret" sans être informé qu'il était soupçonné de meurtre. Il se réfère à l'Observation générale relative à l'article 9 dans laquelle le Comité note que le "plus court délai" visé au paragraphe 3 de l'article 9 ne doit pas "dépasser quelques jours" et que la détention provisoire doit être exceptionnelle. Il ajoute que la Common Law oblige à indiquer les motifs de l'arrestation et que cette règle est désormais énoncée dans la loi de 1984 sur la police et les preuves (Police and Criminal Evidence Act), à l'article 28. Tout en reconnaissant que M. Stephens s'est spontanément présenté au poste de police de Montego Bay, en compagnie de sa mère, pour "signaler la mort de George Lawrence", le conseil n'accepte pas l'argument qui veut que dans les circonstances il était raisonnable de maintenir l'auteur en détention pendant huit jours sans inculpation.

8.4 Dans ce contexte, le conseil fait valoir que le paragraphe 2 de l'article 9 impose : a) l'obligation de donner les raisons de l'arrestation au moment de cette arrestation et b) l'obligation d'informer l'individu arrêté "dans le plus court délai" de toute accusation portée contre lui. Le 22 février 1983, la seule chose qui a été indiquée à l'auteur était qu'il resterait en détention "jusqu'à ce que la police ait obtenu davantage d'informations", ce qui, d'après le conseil, ne satisfait pas aux conditions du paragraphe 2 de l'article 9.

8.5 Pour ce qui est de l'allégation de violation du paragraphe 3 de l'article 9, le conseil renvoie à la jurisprudence du Comité, qui a toujours souligné que le délai entre l'arrestation et la présentation à une autorité judiciaire ne doit pas dépasser quelques jours / Voir constatations relatives à la communication No 253/1987, Paul Kelly c. Jamaïque, adoptées le 8 avril 1991, par. 5.8; constatations relatives à la communication No 277/1988, Terán Jijón c. Equateur, adoptées le 26 mars 1992, par. 5.3./. Il fait également remarquer que l'un des membres du Comité, B. Wennergren, a joint une opinion individuelle à l'une de ces décisions pour insister sur le fait que les mots "dans le plus court délai" doivent être compris comme n'autorisant pas un délai de plus de deux ou trois jours / Opinion individuelle de Bertil Wennergren jointe aux constatations du Comité dans la communication Kelly c. Jamaïque./.

8.6 Enfin, le conseil fait valoir que le paragraphe 4 de l'article 9 donne à toute personne privée de sa liberté par arrestation ou détention le droit de se pourvoir devant un tribunal afin que celui-ci statue sans délai sur la légalité de sa détention. Il réfute l'argument de l'Etat partie qui affirme que les autorités judiciaires n'ont pas dénié àM. Stephens le droit de se pourvoir ainsi, affirmant que c'est au contraire l'auteur lui-même qui n'a pas exercé son droit de déposer une demande en habeas corpus.

8.7 Dans une nouvelle lettre datée du 21 avril 1995, le conseil objecte que si l'Etat partie ne produit pas un rapport officiel d'enquête sur l'incident de 1991 au cours duquel l'auteur a été roué de coups par un gardien, il ne peut pas rejeter l'allégation de l'auteur qui déclare avoir subi des traitements inhumains et dégradants. Le conseil fait valoir que l'invocation par l'Etat partie de l'utilisation "raisonnable de la force" pour maîtriser le prisonnier qui avait agressé un gardien est un argument trompeur, étant donné que l'article 3 du Code de conduite pour les responsables de l'application des lois et que les règles pour l'administration pénitentiaire de la Jamaïque (Correctional Rules) imposent d'observer un comportement propre à assurer la réinsertion sociale des détenus et un traitement humain de ceux-ci, ce qui suppose que la force ne peut être utilisée que "lorsque cela est strictement nécessaire".

8.8 Le conseil se réfère à un rapport établi en 1983 par l'Ombudsman parlementaire de la Jamaïque, d'où il ressort que le règlement pénitentiaire jamaïquain est systématiquement enfreint et que les gardiens de prison se livrent à des passages à tabac "brutaux et injustifiables" des détenus. En outre, le Conseil jamaïquain des droits de l'homme aurait reçu une avalanche de plaintes de prisonniers faisant état de violences à leur encontre depuis sa création en 1968. Le conseil indique de surcroît que plusieurs prisonniers sont morts à la suite d'affrontements avec les gardiens; les circonstances des décès restent souvent obscures et suspectes. D'autres prisonniers seraient la cible d'actes de violence simplement parce qu'ils ont été témoins de passages à tabac et de morts dont les gardiens étaient responsables. Plusieurs incidents de cette nature sont signalés : le 28 mai 1990, trois détenus sont morts des suites des blessures infligées par le personnel pénitentiaire; le 30 juin 1991, quatre détenus ont été tués par d'autres détenus qui auraient été payés par les gardiens de prison; le 4 mai 1993 et le 31 octobre 1993, quatre détenus ont été abattus dans leur cellule.

8.9 Le conseil fait valoir que, eu égard à ces antécédents de violence dans le quartier des condamnés à mort dans la prison du district de Ste Catherine, l'Etat partie n'a nullement fait la preuve que l'auteur n'a pas été victime, en 1991, de violations de l'article 7 et du paragraphe 1 de l'article 10. Se référant à l'article 173 du règlement pénitentiaire de la Jamaïque et à la règle 36 de l'Ensemble de règles minima pour le traitement des détenus, portant sur les procédures internes de plainte, le Conseil affirme qu'à la Jamaïque les procédures internes de plainte ne permettent pas aux détenus d'obtenir réparation. Certains risquent d'être l'objet de mesures de représailles s'ils témoignent contre les gardiens responsables de violences. Le conseil réaffirme qu'il n'a jamais pu obtenir copie du rapport d'enquête concernant le passage à tabac dont M. Stephens avait été victime et continue à nier que le gardien qui a blessé son client n'ait pas utilisé "plus de force qu'il n'[était] nécessaire" (art. 90 du règlement pénitentiaire de la Jamaïque).

Examen quant au fond

9.1 Le Comité des droits de l'homme a examiné la présente communication en tenant compte de toutes les informations que les parties lui avaient communiquées, conformément au paragraphe 1 de l'article 5 du Protocole facultatif, et fonde ses constatations sur les conclusions ci-après.

9.2 Le Comité a pris note de l'allégation de l'auteur d'une violation de ses droits au titre des articles 7 et 10 (par. 1) pour avoir été brutalisé par un gardien dans le quartier des condamnés à mort. Le Comité fait observer que si l'auteur est resté plutôt vague à ce sujet, l'Etat partie a quant à lui admis que l'auteur avait été blessé à la suite de l'usage de la force par des gardiens. L'auteur a précisé avoir reçu une blessure à la tête qui lui aurait laissé pour séquelle des troubles persistants à l'oeil droit. Le Comité considère que l'Etat partie n'a pas suffisamment étayé la justification selon laquelle les blessures subies par l'auteur résultaient d'un "usage raisonnable" de la force de la part d'un gardien. Le Comité rappelle que l'Etat partie est tenu d'enquêter avec diligence et de manière aussi approfondie que possible, sur toutes les plaintes de mauvais traitements émanant de prisonniers. Sur la base des informations dont il dispose, il apparaît au Comité qu'il a été pris acte de la plainte adressée par l'auteur à l'Ombudsman mais qu'elle n'a pas fait l'objet d'une enquête diligente et approfondie. Dans le cas d'espèce, le Comité conclut que l'auteur a été traité d'une manière incompatible avec les dispositions des articles 7 et 10 (par. 1) du Pacte.

9.3 Le Comité a pris note de l'argument du conseil qui avance que les huit ans et dix mois passés dans le quartier des condamnés à mort représentaient un traitement inhumain et dégradant au sens de l'article 7. Il garde à l'esprit le raisonnement qui a conduit la section judiciaire du Conseil privé à prendre sa décision du 2 novembre 1993 dans l'affaire Pratt et Morgan, invoquée par le conseil, et a pris note de la réponse de l'Etat partie à ce sujet.

9.4 En l'absence de circonstances particulières, qui n'apparaissent en aucune manière dans l'affaire considérée, le Comité rappelle sa jurisprudence et réaffirme qu'une procédure judiciaire prolongée ne constitue pas, en soi, un traitement cruel, inhumain et dégradant et que, dans les affaires de condamnation à mort, même des périodes de détention prolongées dans le quartier des condamnés à mort ne peuvent pas, d'une façon générale, être considérées comme représentant un traitement cruel, inhumain ou dégradant / Voir communications Nos 270/1988 et 271/1988 Barret et Sutcliffe c. Jamaïque, constatations adoptées le 30 mars 1992, par. 8.4./. En l'espèce, il s'est écoulé un peu plus de cinq ans entre la condamnation de l'auteur et le rejet par la section judiciaire de sa demande d'autorisation spéciale de recours; il a passé encore trois ans et neuf mois dans le quartier des condamnés à mort avant que sa peine ne soit commuée en emprisonnement à vie en vertu de la loi de 1992 portant modification de la loi relative aux atteintes aux personnes. Considérant que l'auteur pendant cette période faisait valoir des voies de recours, le Comité ne considère pas que ce délai constitue une violation de l'article 7 du Pacte.

9.5 L'auteur a invoqué le paragraphe 2 de l'article 9 parce qu'il n'a pas été informé dans le plus court délai des motifs de son arrestation. Toutefois, il n'est pas contesté que M. Stephens ait été parfaitement au courant des motifs de son arrestation puisqu'il s'est lui-même livré à la police. Le Comité ne considère pas non plus que la nature des charges portées contre l'auteur ne lui a pas été notifiée "dans le plus court délai". Il ressort des comptes rendus d'audience que l'officier de police chargé de l'enquête, un inspecteur de la commune de Westmoreland, a fait à M. Stephens la notification d'usage, aussitôt que possible après avoir appris que ce dernier se trouvait en garde à vue au poste de police de Montego Bay (p. 54 et 55 des comptes rendus d'audience). Dans ces circonstances, le Comité estime qu'il n'y a pas eu violation du paragraphe 2 de l'article 9 du Pacte.

9.6 En ce qui concerne l'allégation de violation du paragraphe 3 de l'article 9, la date exacte à laquelle l'auteur a été traduit devant un juge ou une autre autorité habilitée à exercer des fonctions judiciaires n'est toujours pas claire. En tout état de cause, d'après les documents dont le Comité dispose, il ne peut avoir été traduit en justice qu'après le 2 mars 1983, c'est-à-dire plus de huit jours après avoir été placé en garde à vue. S'il faut certes déterminer le sens de l'expression "dans le plus court délai", utilisée au paragraphe 3 de l'article 9, cas par cas, le Comité rappelle qu'il a établi dans son Observation générale sur l'article 9 / Observation générale 8[16], en date du 27 juillet 1982, par. 2./ et qu'il ressort de sa jurisprudence en vertu du Protocole facultatif que ce délai ne doit pas dépasser quelques jours. Un délai supérieur à huit jours dans l'affaire considérée ne peut pas être jugé compatible avec le paragraphe 3 de l'article 9.

9.7 Pour ce qui est de l'allégation de violation du paragraphe 4 de l'article 9, il faut noter que l'auteur n'a pas lui-même demandé l'habeas corpus. Quand il a appris, le 2 mars 1983, qu'il était soupçonné d'avoir assassiné M. Lawrence, il aurait pu demander qu'une décision soit rapidement rendue sur la légalité de sa détention. Rien n'indique que l'auteur ou son représentant en justice ait fait cette démarche. On ne peut donc conclure que M. Stephens n'a pas eu la possibilité de demander à un tribunal de statuer sans retard sur la légalité de sa détention.

9.8 Enfin, l'auteur a invoqué les paragraphes 3 c) et 5 de l'article 14, qui auraient été violés du fait de l'intervalle écoulé entre le procès et l'appel. Le Comité note que pendant qu'un avocat de Londres préparait la demande d'autorisation spéciale de former recours auprès de la section judiciaire du Conseil privé au nom de l'auteur, l'avocat commis au titre de l'aide judiciaire pour le représenter pendant le procès a été prié à maintes reprises, en vain, d'expliquer à quoi tenait le long intervalle écoulé entre le procès et l'audience en appel, en décembre 1986. Certes, un délai de près de deux ans et dix mois entre un procès et une audience en appel dans une affaire de condamnation à mort est regrettable et préoccupant, mais le Comité ne peut conclure, d'après les renseignements dont il dispose, que ce délai est essentiellement imputable à l'Etat partie plutôt qu'à l'auteur.

10. Le Comité des droits de l'homme, agissant en vertu du paragraphe 4 de l'article 5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques, estime que les faits dont il est saisi font apparaître une violation par la Jamaïque du paragraphe 3 de l'article 9 et du paragraphe 1 de l'article 10 du Pacte.

11. Le Comité estime qu'en vertu du paragraphe 3 a) de l'article 2 du Pacte, M. Stephens a droit à réparation, entre autres à indemnisation, et à ce que la Commission des libérations conditionnelles de l'Etat partie réexamine son cas.

12. Etant donné qu'en ratifiant le Protocole facultatif l'Etat partie a reconnu que le Comité avait compétence pour déterminer s'il y avait eu violation du Pacte et qu'en vertu de l'article 2 du Pacte il s'est engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte et à veiller à ce qu'ils disposent d'un recours utile et dûment suivi d'effet en cas de violation, le Comité souhaiterait recevoir de l'Etat partie, dans un délai de 90 jours, des renseignements sur les mesures qu'il aura prises pour donner suite à ses constatations.

[Texte adopté en anglais (version originale) et traduit en espagnol et en français. Il paraîtra en arabe, en chinois et en russe dans le prochain rapport annuel du Comité à l'Assemblée générale.]



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