Comité des droits de l'homme
- Cinquante-et-unième session -
ANNEXE
Constatations du Comité des droits de l'homme au
titre du paragraphe 4 de l'article 5 du Protocole
facultatif se rapportant au Pacte international
relatif aux droits civils et politiques
- Cinquante-et-unième session -
Communication No. 441/1990
Présentée par : Robert Casanovas
Au nom de : L'auteur
État partie : France
Date de la communication : 27 décembre 1990 (date de la première
lettre)
Le Comité des droits de l'homme, institué en vertu de l'article
28 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques,
Réuni le 19 juillet 1994,
Ayant achevé l'examen de la communication No 441/1990 présentée
au Comité des droits de l'homme par M. Robert Casanovas en vertu du Protocole
facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils
et politiques,
Ayant tenu compte de toutes les informations écrites qui lui
ont été communiquées par l'auteur de la communication et l'État partie,
Adopte les constatations suivantes au titre du paragraphe 4 de
l'article 5 du Protocole facultatif.
1. L'auteur de la communication est Robert Casanovas, citoyen français
vivant à Nancy. Il accuse les autorités françaises d'une violation des
dispositions du paragraphe 3 a) et b) de l'article 2 et du paragraphe
1 de l'article 14 du Pacte international relatif aux droits civils et
politiques.
Rappel des faits présentés par l'auteur
2.1 L'auteur, ex-sapeur-pompier de la ville de Nancy, avait été nommé
le 1er septembre 1987 chef du Centre de secours principal de Nancy et
a été démis de ses fonctions le 20 juillet 1988 pour prétendue incompétence
par décision des autorités régionales et départementales. L'auteur a fait
appel auprès du tribunal administratif de Nancy, qui a cassé cette décision
le 20 décembre 1988. M. Casanovas a été réintégré dans ses fonctions par
décision du 25 janvier 1989.
2.2 L'administration de la ville de Nancy a entamé contre l'auteur une
nouvelle procédure qui a débouché le 23 mars 1989 sur une deuxième décision
de révocation. L'auteur a contesté cette décision devant le tribunal administratif
le 30 mars 1989. Le 19 octobre 1989, le président du tribunal a ordonné
la cl_ture de l'instruction préliminaire. Le 20 novembre 1989, M. Casanovas
a écrit au président du tribunal pour lui demander d'inscrire son affaire
au r_le du tribunal à une date aussi rapprochée que possible. Il a réitéré
sa demande le 28 décembre 1989. Par une lettre datée du 11 janvier 1990,
le président l'a informé que son affaire ne justifiait pas un traitement
urgent ou spécial, et qu'en conséquence elle suivrait l'ordre chronologique
de mise au r_le, ce qui signifiait qu'elle ne serait jugée ni en 1990
ni en 1991.
2.3 Le 23 janvier, puis le 2 février 1990, l'auteur a fait savoir au
tribunal qu'il considérait qu'un tel retard dans les voies de recours
constituait un manquement aux dispositions de l'article 6 de la Convention
européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales,
en demandant de ce fait une inscription au r_le du tribunal conformément
aux articles 506 et 507 du Code français de procédure civile. En l'absence
de réponse, il a demandé le 13 février 1990 au tribunal d'accuser réception
de ses demandes antérieures. Le tribunal l'a informé le 15 mars 1990 qu'aucune
discrimination n'était exercée à son égard, mais que ces retards étaient
dus au fait que d'autres affaires, remontant à 1986, étaient toujours
en instance et qu'il était impossible dans ces circonstances d'examiner
son affaire à une date plus rapprochée.
2.4 Le 21 mars 1990, l'auteur a adressé une fois encore au président
du tribunal administratif une demande de mise au r_le. Une nouvelle demande,
adressée le 5 juin 1990, a été rejetée le 11 juin 1990 par le président
du tribunal.
2.5 Le 20 juillet 1990, M. Casanovas a saisi la Commission européenne
des droits de l'homme en invoquant l'article 6 de la Convention européenne
de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales. Le
3 octobre 1990, la Commission a déclaré sa communication irrecevable au
motif que la Convention ne s'appliquait pas aux procédures de révocation
des fonctionnaires.
2.6 Pour ce qui est de la règle de l'épuisement des recours internes,
l'auteur fait valoir qu'il ne peut se pourvoir en appel devant aucune
instance judiciaire française aussi longtemps que le tribunal administratif
n'aura pas statué sur son affaire. Il considère donc avoir satisfait aux
conditions prévues au paragraphe 2 b) de l'article 5 du Protocole facultatif.
Teneur de la plainte
3.1 L'auteur fait valoir que l'État partie ne lui permet pas d'exercer
un "recours utile" car trois ans au moins s'écouleront avant
que son affaire soit jugée. L'auteur prétend que ce retard est manifestement
exagéré et ne saurait être justifié par le nombre d'affaires en instance
devant le tribunal administratif. L'auteur affirme qu'il est incompréhensible
que le tribunal administratif ait pu statuer sur sa première requête (concernant
sa révocation de 1988) dans un délai de cinq mois, alors qu'il mettra
apparemment plusieurs années pour statuer sur sa seconde requête.
3.2 L'auteur soutient en outre que les États parties au Pacte ont l'obligation
de donner aux tribunaux les moyens de rendre la justice efficacement et
rapidement. Selon l'auteur, ce n'est pas le cas, dès lors que trois ans
au moins s'écoulent avant qu'une affaire soit jugée en première instance.
Il fait valoir que, dans le cas d'un appel devant la Cour administrative
d'appel, puis devant le Conseil d'État, il n'est pas rare qu'il s'écoule
10 ans environ avant une décision.
3.3 L'auteur prétend en outre qu'une affaire qui concerne la révocation
d'un fonctionnaire est par nature une affaire urgente; à ce propos, il
fait observer qu'il ne perçoit plus de traitement depuis le 23 mars 1989.
Il fait valoir qu'une décision qui interviendrait après trois ans, même
si elle était favorable, serait inefficace. L'auteur prétend en outre
que, comme le président du tribunal administratif a un pouvoir discrétionnaire
de mise des affaires au r_le, il aurait pu accéder à la requête de l'auteur
compte tenu de la nature particulière de l'affaire.
Renseignements et observations de l'État partie concernant la recevabilité
de la communication
4.1 L'État partie fait valoir que la communication est irrecevable en
raison de la réserve formulée par le Gouvernement français lors du dép_t
de l'instrument de ratification du Protocole facultatif se rapportant
au Pacte international relatif aux droits civils et politiques, au sujet
du paragraphe 2 a) de l'article 5, à savoir que le Comité des droits de
l'homme "n'a pas compétence pour examiner une communication d'un
particulier si la même question est examinée ou a déjà été examinée par
d'autres instances internationales d'enquête ou de règlement".
4.2 L'État partie estime que cette réserve s'applique à la présente affaire,
car l'auteur de la communication a déjà déposé une plainte devant la Commission
européenne des droits de l'homme, qui l'a déclarée irrecevable. L'État
partie soutient que le fait que la Commission européenne n'a pas pris
de décision sur le fond ne rend pas pour autant cette réserve inapplicable
étant donné que l'affaire concerne la même personne, les mêmes faits et
la même requête. Dans ce contexte, l'État partie renvoie à la décision
du Comité relative à la communication No 168/1984a, dans laquelle
le Comité a estimé que l'expression "la même question s'applique,
en ce qui concerne les mêmes parties, aux griefs énoncés et aux faits
invoqués pour les justifier".
4.3 L'État partie fait observer en outre que la communication est irrecevable
car elle est incompatible ratione materiae avec le Pacte. Il soutient
que le paragraphe 1 de l'article 14 du Pacte ne s'applique pas, étant
donné que la procédure devant le tribunal administratif ne concerne pas
les "droits et obligations de caractère civil". Dans ce contexte,
l'État partie renvoie à la décision de la Commission européenne des droits
de l'homme qui a estimé que la Convention européenne de sauvegarde des
droits de l'homme et des libertés fondamentales ne couvre pas la procédure
de révocation des fonctionnaires, et il fait valoir que le texte sur lequel
la Commission européenne a fondé sa décision est identique au texte du
paragraphe 1 de l'article 14 du Pacte. De plus, contrairement au paragraphe
1 de l'article 6 de la Convention européenne, le paragraphe 1 de l'article
14 du Pacte ne contient aucune disposition sur le droit à une décision
judiciaire dans un délai raisonnable.
4.4 L'État partie soutient en outre que le paragraphe 3 de l'article
2 du Pacte qui garantit "un recours utile" à toute personne
dont les droits et libertés reconnus dans le Pacte auront été violés,
a bien été respecté étant donné que la procédure engagée devant le tribunal
administratif peut être considérée comme un recours utile. Selon l'État
partie, cela est démontré par la décision du tribunal administratif qui
a cassé la décision de révocation de l'auteur en décembre 1988.
Décision du Comité concernant la recevabilité
5.1 À sa quarante-huitième session, le Comité a examiné la question de
la recevabilité de la communication. Il a noté que selon l'État partie
la communication était irrecevable en raison de la réserve qu'il avait
émise au sujet du paragraphe 2 de l'article 5 du Protocole facultatif.
Le Comité a observé que la Commission européenne avait déclaré la demande
de l'auteur irrecevable au motif qu'elle était incompatible ratione
materiae avec la Convention européenne. Cependant le Comité a considéré
que, comme les droits que proclame la Convention européenne différaient,
sur le fond comme au regard des procédures d'application, des droits proclamés
par le Pacte, une affaire qui avait été déclarée irrecevable ratione
materiae n'avait pas, au sens de la réserve, été "examinée"
d'une façon qui excluait que le Comité l'examine à son tour.
5.2 Le Comité a rappelé que la notion de "droits et obligations
de caractère civil", au sens du paragraphe 1 de l'article 14, est
fondée sur la nature du droit en question plut_t que sur le statut de
l'une des parties. Le Comité a considéré qu'une procédure de révocation
constituait bien une contestation sur les droits et obligations de caractère
civil, au sens du paragraphe 1 de l'article 14 du Pacte. En conséquence,
le 7 juillet 1993, le Comité a déclaré la communication recevable.
Renseignements reçus après l'adoption de la décision de recevabilité
6.1 Par une lettre datée du 17 juin 1994, l'auteur informe le Comité
que le tribunal administratif de Nancy a prononcé un jugement en sa faveur
le 20 décembre 1991 et qu'il a été réintégré. Il ajoute cependant que
le 17 décembre 1992 l'administration municipale a une nouvelle fois mis
fin unilatéralement à son emploi et qu'à présent le tribunal administratif
est encore saisi de cette décision. L'auteur ajoute que le conflit persistant
avec l'administration municipale et les longs retards des tribunaux lui
ont causé des sentiments d'angoisse et de dépression qui ont entraîné
une grave détérioration de sa santé.
6.2 L'État partie n'a pas présenté d'autre renseignement ni observation
en dépit d'un rappel envoyé le 3 mai 1994. Le Comité note avec regret
l'absence de coopération de l'État partie et rappelle qu'il découle du
paragraphe 2 de l'article 4 du Protocole facultatif que l'État partie
doit communiquer au Comité tous les renseignements dont il dispose. Dans
les circonstances, il faut accorder aux allégations de l'auteur toute
l'attention voulue dans la mesure où elles ont été étayées.
Délibérations du Comité
7.1 Le Comité des droits de l'homme a examiné la communication à la lumière
de tous les renseignements fournis par les parties, comme l'exige le paragraphe
1 de l'article 5 du Protocole facultatif.
7.2 Le Comité note que la question dont il est saisi est de savoir si
la durée de la procédure devant le tribunal administratif de Nancy, en
ce qui concerne sa seconde révocation, le 23 mars 1989, violait le droit
de l'auteur à un procès équitable au sens du paragraphe 1 de l'article
14 du Pacte.
7.3 Le Comité rappelle que le droit à un procès équitable au sens du
paragraphe 1 de l'article 14 comporte un certain nombre de conditions,
y compris la condition que la procédure devant les tribunaux soit conduite
avec la célérité voulueb. Le Comité note que, dans l'affaire
considérée, l'auteur a intenté une action contre sa révocation devant
le tribunal administratif de Nancy le 30 mars 1989, et que ce tribunal,
après avoir clos l'instruction préliminaire le 19 octobre 1989, a rendu
son jugement dans l'affaire le 20 décembre 1991.
7.4 Le Comité note que l'auteur a obtenu un jugement favorable du tribunal
administratif de Nancy et qu'il a été réintégré. Compte tenu du fait que
le tribunal a bien examiné la question de savoir si l'affaire de l'auteur
méritait un traitement prioritaire, le Comité estime que la période écoulée
entre le dép_t de la plainte pour révocation irrégulière et la décision
de réintégration ne constitue pas une violation du paragraphe 1 de l'article
14 du Pacte.
8. Le Comité des droits de l'homme, agissant en vertu du paragraphe 4
de l'article 5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international
relatif aux droits civils et politiques, est d'avis que les faits dont
il est saisi ne font pas apparaître de violation de l'une quelconque des
dispositions du Pacte.
[Texte adopté en anglais (version originale), en espagnol et en français.]
Notes
a Documents officiels de l'Assemblée générale, quarantième
session, Supplément No 40 (A/40/40), annexe XIX. V. Ø. c. Norvège,
déclarée irrecevable le 17 juillet 1985, par. 4.4.
b Voir Documents officiels de l'Assemblée générale, quarante-quatrième
session, Supplément No 40 (A/44/40), annexe X.E, communication No
207/1986 (Yves Morael c. France), constatations adoptées
le 28 juillet 1989, par. 9.3.