Comité des droits de l'homme
Cinquante-et-unième session
ANNEXE
Constatations du Comité des droits de l'homme au
titre du paragraphe 4 de l'article 5 du Protocole
facultatif se rapportant au Pacte international
relatif aux droits civils et politiques
- Cinquante-et-unième session -
Communication No. 449/1991
Présentée par : Barbarín Mojica
Au nom de : Son fils, Rafael Mojica
État partie : République dominicaine
Date de la communication : 22 juillet 1990
Le Comité des droits de l'homme, institué conformément à l'article
28 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques,
Réuni le 15 juillet 1994,
Ayant achevé l'examen de la communication No 449/1991 présentée
au Comité des droits de l'homme par M. Barbarín Mojica au nom de son fils,
Rafael Mojica, en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte
international relatif aux droits civils et politiques,
Ayant tenu compte de toutes les informations écrites qui lui
ont été fournies par l'auteur de la communication et l'État partie,
Adopte les constatations suivantes au titre du paragraphe 4 de
l'article 5 du Protocole facultatif.
1. L'auteur de la communication est Barbarín Mojica, citoyen dominicain
et dirigeant syndical résidant à Saint-Domingue (République dominicaine).
Il soumet la communication au nom de son fils, Rafael Mojica, citoyen
dominicain né en 1959, disparu en mai 1990. Il se plaint de violations
par l'État partie des articles 6, 7, 9 (par. 1) et 10 (par. 1) du Pacte
à l'égard de son fils.
Rappel des faits présentés par l'auteur
2.1 L'auteur est un dirigeant syndical bien connu. Son fils, Rafael Mojica,
docker au port de Saint-Domingue a été vu pour la dernière fois par sa
famille le 5 mai 1990 au soir. Entre 20 heures et 1 heure du matin, il
a été vu par d'autres personnes au restaurant "El Aplauso",
situé non loin du syndicat d'Arrimo Portuario, dont il était membre. Des
témoins affirment qu'il est ensuite monté dans un taxi où se trouvaient
déjà d'autres hommes qui n'ont pas été identifiés.
2.2 L'auteur affirme qu'au cours des semaines ayant précédé sa disparition,
Rafael Mojica avait reçu des menaces de mort de certains militaires gradés
de la Dirección de Bienes Nacionales, en particulier du capitaine Manuel
de Jesús Morel et de deux auxiliaires de celui-ci surnommés "Martin"
et "Brinquito". Ces derniers l'auraient menacé pour ses prétendues
sympathies communistes.
2.3 Le 31 mai 1990, l'auteur, sa famille et ses amis ont demandé l'ouverture
d'une enquête sur la disparition de Rafael Mojica. Le représentant dominicain
à l'American Association of Jurists a écrit dans ce sens au président
Balaguer; l'auteur n'a apparemment pas reçu de réponse. Un mois après
la disparition de Rafael Mojica, deux corps décapités et mutilés ont été
découverts dans un autre quartier de la capitale, près de la zone industrielle
de Haina et sur la plage de Haina. Craignant que l'un de ces corps soit
celui de son fils, l'auteur a demandé une autopsie, qui a été pratiquée
le 22 juin 1990. L'autopsie n'a pas permis d'établir l'identité des victimes,
mais il est apparu certain que Rafael Mojica n'était pas l'une d'entre
elles car ce dernier était foncé de peau, contrairement aux victimes ("no
se trata del Sr. Rafael Mojica Melenciano, ya que éste según sus familiares
es de tez oscura"). Le 6 juillet 1990, le ministère public a remis
à l'auteur une copie du rapport d'autopsie.
2.4 Le 16 juillet 1990, l'auteur, par l'intermédiaire d'un avocat, a
demandé au ministère public de Saint-Domingue d'ouvrir une enquête sur
l'implication présumée du capitaine Morel et de ses auxiliaires dans la
disparition de son fils. Il ne précise pas si une suite a été donnée à
sa demande entre le 23 juillet 1990, date à laquelle il a présenté sa
communication au Comité des droits de l'homme, et le début de 1994.
2.5 L'auteur affirme que la législation de la République dominicaine
ne prévoit pas de recours particulier en cas de disparition forcée ou
involontaire de personnes.
Teneur de la plainte
3. L'auteur affirme que les faits exposés ci-dessus font apparaître des
violations par l'État partie des articles 6, 7, 9 (par. 1) et 10 (par.
1) du Pacte.
Décision du Comité concernant la recevabilité
4.1 À sa quarante-septième session, le Comité a examiné la question de
la recevabilité de la communication. Il a noté avec inquiétude l'absence
de coopération de la part de l'État partie et a relevé que l'affirmation
de l'auteur selon laquelle il n'existait pas de recours internes utiles
à exercer dans les cas de disparitions de personnes n'avait pas été démentie.
En l'espèce, il a estimé que les conditions exigées au paragraphe 2 b)
de l'article 5 du Protocole facultatif avaient été réunies.
4.2 Quant aux allégations de l'auteur au titre du paragraphe 1 de l'article
10 du Pacte, le Comité a estimé qu'elles n'avaient pas été étayées et
qu'elles reposaient sur des hypothèses concernant le sort réservé à Rafael
Mojica après sa disparition le 5 mai 1990; il a conclu en conséquence
qu'à cet égard, l'auteur ne pouvait invoquer l'article 2 du Protocole
facultatif.
4.3 S'agissant des allégations de l'auteur au titre des articles 6, 7
et 9 (par. 1), le Comité a estimé qu'elles avaient été étayées aux fins
de la recevabilité. En conséquence, le 18 mars 1993, il a déclaré la communication
recevable en ce qu'elle semblait soulever des questions relevant des articles
6, 7 et 9 du Pacte. L'État partie a été prié, en particulier, de donner
des renseignements sur les résultats de l'enquête concernant la disparition
de M. Mojica et de faire parvenir des copies de tous les documents pertinents
concernant l'affaire.
Examen quant au fond
5.1 Le délai fixé à l'État partie conformément au paragraphe 2 de l'article
4 du Protocole facultatif a expiré le 10 novembre 1993. Aucune communication
quant au fond n'a été reçue de l'État partie, malgré le rappel qui lui
a été adressé le 2 mai 1994.
5.2 Le Comité a noté avec regret et préoccupation l'absence de coopération
de la part de l'État partie, tant au stade de la décision concernant la
recevabilité qu'à celui de l'examen quant au fond de la communication.
Il ressort implicitement du paragraphe 2 de l'article 4 du Protocole facultatif
et de l'article 91 du règlement intérieur que tout État partie concerné
doit enquêter de manière approfondie, en toute bonne foi et dans les délais
fixés, sur toutes les allégations de violation du Pacte le mettant en
cause et de communiquer au Comité tous les renseignements dont il dispose.
L'État partie ne s'est pas acquitté de cette obligation. En conséquence,
toute l'importance voulue doit être accordée aux allégations de l'auteur,
dans la mesure où elles ont été étayées.
5.3 L'auteur a affirmé qu'il y avait eu violation du paragraphe 1 de
l'article 9 du Pacte. Bien que rien ne prouve que Rafael Mojica ait été
effectivement arrêté ou détenu le 5 mai 1990 ou après cette date, le Comité
rappelle que, dans sa décision concernant la recevabilité, il a prié l'État
partie de donner des précisions à ce sujet, ce que ce dernier a négligé
de faire. Le Comité note en outre l'allégation selon laquelle Rafael Mojica
aurait reçu des menaces de mort de la part de certains militaires de la
Dirección de Bienes Nacionales dans les semaines qui ont précédé sa disparition;
là encore, l'État partie n'a pas démenti cette information.
5.4 Il est stipulé à la première phrase du paragraphe 1 de l'article
9 que tout individu a droit à la liberté et à la sécurité de sa personne.
Dans sa jurisprudence, le Comité a déclaré que ce droit pouvait être invoqué
dans des contextes autres que celui de l'arrestation et de la détention
et qu'une interprétation selon laquelle les États parties pourraient ne
pas tenir compte des menaces émanant de représentants de l'autorité et
pesant sur la liberté et la sécurité personnelle d'individus non détenus
relevant de leur juridiction, les tolérer ou les passer sous silence,
rendrait inefficaces les garanties énoncées dans le Pactea.
Le Comité conclut en l'espèce que l'État partie n'a pas garanti le droit
de Rafael Mojica à la liberté et à la sécurité de sa personne, en violation
du paragraphe 1 de l'article 9 du Pacte.
5.5 À propos de l'allégation de violation du paragraphe 1 de l'article
6, le Comité rappelle son observation générale 6[16] concernant l'article
6, dans laquelle il a déclaré, notamment, que les États parties devaient
prendre des mesures spécifiques et efficaces pour empêcher la disparition
des individus et mettre en place des moyens et des procédures efficaces
pour faire en sorte que des organismes impartiaux appropriés mènent des
enquêtes approfondies sur les cas de personnes disparues dans des circonstances
pouvant impliquer une violation du droit à la vie.
5.6 Le Comité note que l'État partie n'a pas nié a) que Rafael Mojica
ait effectivement disparu et n'ait pas été retrouvé depuis le soir du
5 mai 1990 et b) que sa disparition ait été le fait d'individus appartenant
aux forces de sécurité. Il constate en l'espèce que la République dominicaine
n'a pas assuré la protection du droit à la vie consacré à l'article 6
d'autant plus qu'il s'agit d'un cas où la vie de la victime avait déjà
été menacée par des militaires.
5.7 Les circonstances entourant la disparition de Rafael Mojica, y compris
les menaces dont il a été l'objet, donnent fortement à penser qu'il a
été torturé ou soumis à un traitement cruel et inhumain. L'État partie
n'a rien opposé qui permette de conclure le contraire. Conscient de la
nature des disparitions forcées ou involontaires dans de nombreux pays,
le Comité s'estime fondé à conclure que la disparition de personnes est
inséparablement liée à un traitement qui équivaut à une violation de l'article
7.
6. Le Comité des droits de l'homme, agissant en vertu du paragraphe 4
de l'article 5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international
relatif aux droits civils et politiques, est d'avis que les faits dont
il est saisi font apparaître une violation par l'État partie de l'article
6 (par. 1), de l'article 7 et de l'article 9 (par. 1) du Pacte.
7. Conformément au paragraphe 3 de l'article 2 du Pacte, l'État partie
est tenu de mettre à la disposition de l'auteur un recours utile. Le Comité
prie instamment l'État partie d'enquêter de manière approfondie sur la
disparition de Rafael Mojica, de traduire en justice les responsables
de la disparition de la victime et de verser une indemnisation appropriée
à la famille de celle-ci.
8. Le Comité souhaite recevoir, dans un délai de 90 jours, des observations
de l'État partie sur les mesures prises comme suite à ses constatations.
[Texte adopté en anglais (version originale), en espagnol et en français.]
Note
a Voir Documents officiels de l'Assemblée générale, quarante-sixième
session, Supplément No 40 (A/46/40), annexe IX.D, communication No
195/1985 (Delgado Páez c. Colombie), constatations adoptées
le 12 juillet 1990 (par. 5.5 et 5.6); ibid., quarante-huitième session,
Supplément No 40 (A/48/40), annexe XII.I, communication No 314/1988
(Bwalya c. Zambie), constatations adoptées le 14 juillet
1993 (par. 6.4), et annexe IX.BB ci-après, communication No 468/1991 (Oló
Bahamonde c. Guinée équatoriale), constatations adoptées le
20 octobre 1993 (par. 9.2).