Cinquante-deuxième session
Constatations du Comité des droits de l'homme au
titre du paragraphe 4 de l'article 5 du Protocole
facultatif se rapportant au Pacte international
relatif aux droits civils et politiques
- Cinquante-deuxième session -
Communication No 453/1991*
Présentée par : A.R. Coeriel et M.A.R. Aurik
[représentés par un conseil]
Au nom de : Les auteurs
Etat partie : Pays-Bas
Le Comité des droits de l'homme, institué en vertu de l'article 28 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques,
Réuni le 31 octobre 1994,
Ayant achevé l'examen de la communication No 453/1991 présentée au Comité des droits de l'homme par MM. A.R. Coeriel et M.A.R. Aurik en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques,
Ayant tenu compte de toutes les informations écrites qui lui ont été communiquées par les auteurs de la communication, leur conseil et l'Etat partie,
Adopte ses constatations au titre du paragraphe 4 de l'article 5 du Protocole facultatif.
1. Les auteurs de la communication sont A.R. Coeriel et M.A.R. Aurik, tous deux citoyens néerlandais résidant à Roermond (Pays-Bas). Ils se disent victimes d'une violation par les Pays-Bas des articles 17 et 18 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques.
Rappel des faits
2.1 Les auteurs ont adopté la religion hindoue et disent vouloir étudier pour se faire prêtres hindous ("pandits") en Inde. Ils ont demandé au tribunal de district de Roermond (Arrondissements Rechtbank) l'autorisation de prendre des prénoms hindous à la place des leurs comme l'exige leur religion. Le tribunal a accédé à leur requête le 6 novembre 1986.
2.2 Par la suite, les auteurs ont demandé au Ministre de la justice l'autorisation de changer leurs noms patronymiques en des noms hindous. Pour étudier et pratiquer la religion hindoue et se faire prêtres hindous, il est obligatoire, d'après eux, de prendre un nom hindou. Par des décisions rendues respectivement les 2 août et 14 décembre 1988, le Ministre de la justice a rejeté la requête des auteurs, au motif qu'elle ne répondait pas aux conditions requises d'après les "Directives pour les changements de nom" (Richtlijnen voor geslachtsnaamwijziging de 1976). Il était aussi stipulé dans ces décisions que seules des circonstances exceptionnelles pouvaient justifier une réponse positive, ce qui n'était pas le cas en l'espèce. Le Ministre a considéré que les noms que portaient actuellement les auteurs ne les empêchaient pas d'étudier pour se faire prêtres hindous, puisque, s'ils le souhaitaient, les intéressés pourraient prendre les noms religieux que leur donnerait leur gourou une fois leurs études terminées.
2.3 Les auteurs ont présenté un recours contre la décision rendue par le Ministre devant le Conseil d'Etat (Raad van State), la plus haute juridiction administrative des Pays-Bas, et déclaré entre autres que le refus de les autoriser à changer de nom allait à l'encontre de leur liberté de religion. Le 17 octobre 1990, le Conseil a rejeté leur recours. Il estimait que les auteurs n'avaient pas démontré que leur intérêt était tel qu'il justifiait un changement de nom en dehors des conditions prévues par la loi. De l'avis du Conseil, il n'était pas prouvé que les auteurs aient à changer officiellement de nom pour pouvoir se faire prêtres hindous; à cet égard, il a noté que les auteurs étaient libres d'utiliser leur nom hindou dans la vie publique.
2.4 Le 6 février 1991, les auteurs ont introduit une requête devant la Commission européenne des droits de l'homme. Le 2 juillet 1992, la Commission européenne a déclaré irrecevable la requête des auteurs parce que manifestement mal fondée, car ils n'avaient pas démontré qu'ils seraient empêchés de faire leurs études religieuses si le changement de nom leur était refusé.
Teneur de la plainte
3. Les auteurs déclarent que le refus des autorités néerlandaises de les autoriser à changer de nom les empêche de poursuivre leurs études pour se faire prêtres hindous et viole de ce fait l'article 18 du Pacte. Ils prétendent, par ailleurs, que ce refus constitue une immixtion illégale ou arbitraire dans leur vie privée.
Observations de l'Etat partie et commentaires des auteurs à ce sujet
4.1 Par une lettre du 7 juillet 1991, l'Etat partie répond à la demande du Comité l'invitant, conformément à l'article 91 du règlement intérieur, à lui faire part de ses observations sur la question de la recevabilité de la communication dans la mesure où elle pourrait soulever des questions relevant des articles 17 et 18 du Pacte.
4.2 L'Etat partie déclare que le droit néerlandais autorise les adultes à changer de nom dans des circonstances spéciales, à savoir lorsque le nom qu'ils portent est indécent ou ridicule, si courant qu'il a perdu son caractère distinctif ou encore, dans le cas de personnes qui ont acquis la nationalité néerlandaise par naturalisation, lorsqu'il ne sonne pas néerlandais. L'Etat partie déclare qu'hormis ces cas, le changement de nom n'est autorisé qu'à titre exceptionnel, dans l'hypothèse où le rejet de la requête menacerait la santé mentale ou physique du requérant.
4.3 En ce qui concerne les citoyens néerlandais qui appartiennent à des groupes minoritaires culturels ou religieux, des principes ont été énoncés aux fins du changement de nom. L'un de ces principes veut que l'on n'autorise pas le changement de nom si le nouveau nom réclamé a des connotations culturelles, religieuses ou sociales.
4.4 L'Etat partie fait valoir qu'en l'espèce les auteurs sont citoyens néerlandais de naissance et ont grandi dans un milieu culturel néerlandais. Attendu que, sous certains aspects, on pouvait assimiler la requête des auteurs à celle de membres de minorités religieuses, le Ministre de la justice a demandé officiellement l'avis du Ministre de l'intérieur. Cet avis était défavorable aux auteurs, les nouveaux noms qu'ils désiraient porter ayant des connotations religieuses.
4.5 L'Etat partie indique que les auteurs sont libres de porter le nom qu'ils souhaitent dans la vie publique, pour autant qu'ils ne prennent pas un nom qui appartienne à quelqu'un d'autre sans son autorisation. Il déclare respecter les convictions religieuses des auteurs et ajoute que ces derniers sont libres de manifester leur religion. Il affirme que le fait que les auteurs seraient empêchés de poursuivre des études religieuses en Inde en raison de leurs noms néerlandais ne saurait être attribué au Gouvernement néerlandais, mais découle d'exigences imposées aux intéressés par les dirigeants hindous en Inde.
4.6 Pour ce qui est de la violation de l'article 17 du Pacte dont font état les auteurs, l'Etat partie soutient que les auteurs n'ont pas épuisé les voies de recours internes à cet égard, puisqu'ils n'ont pas fait valoir devant les autorités néerlandaises que le refus de les autoriser à changer de nom constituait une immixtion illégale ou arbitraire dans leur vie privée.
4.7 En conclusion, l'Etat partie déclare que la communication est irrecevable dans la mesure où elle est incompatible avec les dispositions du Pacte. Il ajoute que les auteurs n'ont pas démontré qu'ils avaient été victimes d'une violation au sens de l'article 2 du Protocole facultatif.
5.1 Répondant aux observations présentées par l'Etat partie, les auteurs soulignent que quiconque veut se faire prêtre hindou est tenu de porter un nom hindou et qu'il n'est prévu aucune dérogation à cette règle. A ce propos, ils déclarent que si leur nom n'est pas dûment changé et n'apparaît pas sur des documents d'identité officiels, ils ne peuvent se faire légalement ordonner prêtres. A l'appui de leur revendication, les auteurs soumettent des attestations de deux pandits d'Angleterre et du Swami de New Delhi.
5.2 L'un des auteurs, M. Coeriel, ajoute que tout en étant citoyen néerlandais de naissance, il a grandi à Curaçao, aux Etats-Unis d'Amérique et en Inde et qu'il est d'origine hindoue, ce qui aurait dû être pris en considération par l'Etat partie lorsqu'il a statué sur sa requête.
5.3 Les auteurs soutiennent que leur droit à la liberté de religion a été violé, puisque le refus de l'Etat partie de les autoriser à changer de nom les empêche de poursuivre leurs études pour se faire prêtres hindous. Ils prétendent à ce sujet aussi que le rejet par l'Etat partie de leur requête constitue une immixtion arbitraire et illégale dans leur vie privée.
Décision du Comité concernant la recevabilité
6.1 A sa quarante-huitième session, le Comité a examiné la recevabilité de la communication. En ce qui concerne la violation de l'article 18 du Pacte invoquée par les auteurs, le Comité a considéré que la réglementation applicable aux noms et au changement de nom relève au premier chef de l'ordre public et que des restrictions sont donc autorisées au titre du paragraphe 3 de l'article 18. En outre, le Comité a estimé que l'Etat partie ne pouvait pas être tenu responsable de restrictions imposées à l'exercice de fonctions religieuses par des dirigeants religieux dans un autre pays. Cet aspect de la communication a donc été déclaré irrecevable.
6.2 Le Comité a estimé que la question de savoir si l'article 17 du Pacte protège le droit de choisir son nom et d'en changer et, dans l'affirmative, si le refus par l'Etat partie d'accéder à la requête des auteurs de les autoriser à changer de nom était arbitraire, devait être examinée quant au fond. Il a considéré que les auteurs avaient rempli la condition énoncée au paragraphe 2 b) de l'article 5 du Protocole facultatif, notant qu'ils avaient présenté un recours devant la plus haute juridiction administrative et qu'il ne restait aucune autre voie de recours. Le 8 juillet 1993, le Comité a donc déclaré la communication recevable dans la mesure où elle pouvait soulever des questions relevant de l'article 17 du Pacte.
Observations de l'Etat partie sur le fond et commentaires des auteurs
7.1 Dans sa lettre du 24 février 1994, l'Etat partie fait valoir que l'article 17 du Pacte ne protège pas le droit de choisir son nom et d'en changer. Il se réfère à ce propos aux travaux préparatoires qui ne contiennent aucune indication selon laquelle il conviendrait de donner une interprétation aussi large à l'article 17, et d'où il ressort que les Etats doivent pouvoir disposer d'une très grande liberté pour déterminer comment les principes de l'article 17 doivent être appliqués. L'Etat partie se reporte également à l'Observation générale du Comité sur l'article 17, selon laquelle la protection de la vie privée est nécessairement relative. Enfin, l'Etat partie renvoie aux décisions antérieures du Comité / Voir les constatations du Comité concernant les communications No 35/1978 (Aumeeruddy-Cziffra c. Maurice, constatations adoptées le 9 avril 1981) et No 74/1980 (Estrella c. Uruguay, constatations adoptées le 29 mars 1983). et indique que, lorsque l'intervention des autorités est légitime en vertu de la législation nationale, le Comité n'a établi de violation de l'article 17 que lorsque cette intervention contrevenait également à une autre disposition du Pacte.
7.2 Subsidiairement, l'Etat partie soutient que le refus d'accorder aux auteurs un changement officiel de nom n'est ni illicite ni arbitraire. Il renvoie à ses observations concernant la recevabilité de la communication et indique que la décision a été prise conformément aux directives pertinentes, publiées au Journal officiel du 9 mai 1990 et fondées sur des dispositions du Code civil. La décision de ne pas accorder aux auteurs un changement de nom est donc conforme à la législation et aux règlements nationaux.
7.3 Quant à l'éventuel caractère arbitraire de la décision, l'Etat partie fait observer que les règlements mentionnés au paragraphe précédent ont été adoptés précisément pour prévenir l'arbitraire et maintenir la stabilité nécessaire dans ce domaine. D'après l'Etat partie, on aboutirait à une incertitude et une confusion inutiles, tant du point de vue social que du point de vue administratif, s'il était trop facile de changer officiellement de nom. A cet égard, l'Etat partie invoque son obligation de protéger les intérêts d'autrui. L'Etat partie fait valoir qu'en l'espèce les auteurs ne satisfont pas aux critères qui autoriseraient un changement de nom et qu'ils souhaitent adopter des noms qui ont une signification particulière dans la société indienne. "L'accession à une demande de ce type irait à l'encontre de la politique du Gouvernement néerlandais qui est de s'abstenir de toute action susceptible d'être interprétée comme une immixtion dans les affaires internes d'autres cultures." L'Etat partie conclut que, compte tenu de tous les intérêts en jeu, on ne saurait prétendre que la décision de ne pas accorder le changement de nom est arbitraire.
8. Dans leurs observations sur la réponse de l'Etat partie, les auteurs contestent le point de vue de ce dernier selon lequel l'article 17 ne protège pas leur droit de choisir leurs noms et d'en changer. Ils font ressortir que le rejet de leur demande de changement de nom affecte profondément leur vie privée puisqu'il les empêche d'exercer les fonctions de prêtres hindous. Ils prétendent que l'Etat partie aurait dû prévoir dans sa législation la possibilité de changer de nom dans des situations semblables à la leur et aurait dû tenir compte des conséquences du rejet de leur demande.
9.1 A sa cinquante et unième session, le Comité a commencé l'examen du fond de l'affaire et a décidé de demander à l'Etat partie des éclaircissements à propos des règlements régissant le changement de nom. Dans sa réponse datée du 3 octobre 1994, l'Etat partie explique que le Code civil néerlandais stipule que quiconque souhaite changer de nom patronymique peut déposer une requête auprès du Ministère de la justice. Le Code ne précise pas les cas dans lesquels il est fait droit à la requête. La politique du ministère a été d'autoriser le changement de nom seulement dans des cas exceptionnels. En principe, les individus doivent conserver le nom qu'ils ou elles ont reçu à la naissance, dans l'intérêt de la stabilité légale et sociale.
9.2 Pour empêcher tout arbitraire, la politique suivie en matière de changement de nom a été portée à la connaissance du public avec la publication des "Directives pour les changements de nom". L'Etat partie rappelle que d'après ces directives, le changement de nom est autorisé quand le nom porté par le requérant est indécent ou ridicule, si courant qu'il a perdu son caractère distinctif ou encore quand il n'a pas une consonance néerlandaise. A titre exceptionnel, le changement de nom pourrait être autorisé, hors ces catégories, par exemple dans le cas où le rejet de la requête menacerait la santé mentale ou physique du requérant. Il pourrait aussi être accédé à la demande si le refus était déraisonnable au regard de l'intérêt du requérant ainsi que de l'Etat. L'Etat partie souligne qu'une politique restrictive concernant les changements de nom est nécessaire dans l'intérêt de la stabilité de la société.
9.3 Les Directives énoncent également des conditions pour le nouveau nom que le requérant portera quand sa requête aura été acceptée. En principe, le nouveau nom doit ressembler à l'ancien dans toute la mesure possible. Si le nom choisi est totalement différent, il faut qu'il ne soit pas déjà en usage, qu'il ait une consonance néerlandaise et qu'il ne donne pas lieu à des associations fâcheuses (par exemple, un nom qui donnerait l'impression que celui qui le porte appartient à la noblesse alors qu'il n'en est rien ne serait pas accepté). Pour ce qui est des noms étrangers, la politique du gouvernement est d'éviter d'interférer avec le régime juridique des noms dans d'autres pays et d'éviter aussi de paraître s'immiscer dans les affaires culturelles d'un autre pays. C'est pourquoi le nouveau nom ne doit pas donner faussement l'impression que celui qui le porte appartient à un groupe culturel, religieux ou social déterminé. En ce sens, la politique relative aux noms étrangers est la même que dans le cas des noms néerlandais.
9.4 L'Etat partie précise que la demande est étudiée par le Ministre de la justice qui prend ensuite sa décision. Si celle-ci est négative, le requérant peut former un recours auprès de l'autorité judiciaire, qui est indépendante. Toutes les décisions sont prises conformément à la politique énoncée dans les Directives, dont il n'est possible de s'écarter que dans des cas exceptionnels, de façon à prévenir tout arbitraire.
9.5 Pour ce qui est de l'affaire à l'examen, l'Etat partie explique que la demande des auteurs a été refusée parce qu'il a été établi qu'il n'existait pas de motif pour autoriser un changement exceptionnel de nom patronymique, en dehors des critères énoncés dans les Directives. L'Etat partie fait valoir à ce sujet qu'il n'a pas été démontré que les auteurs ne pouvaient pas poursuivre les études religieuses qu'ils voulaient sans changer de nom. Il fait valoir en outre que, même si le changement de nom est impératif, il s'agit d'une condition découlant au premier chef de règles fixées par la religion hindoue et qui ne découle pas de l'application de la législation néerlandaise sur le nom. L'Etat partie indique en outre que les noms choisis identifieraient les auteurs comme des membres d'un groupe spécifique dans la société indienne et seraient donc contraires au principe selon lequel le nom choisi ne doit pas être associé à un groupe culturel, religieux ou social. D'après l'Etat partie, les noms eux-mêmes sont également contraires à la politique qui veut que les nouveaux noms aient une consonance néerlandaise.
Délibérations du Comité
10.1 Le Comité des droits de l'homme a examiné la présente communication à la lumière de toutes les informations que les parties lui avaient communiquées conformément au paragraphe 1 de l'article 5 du Protocole facultatif.
10.2 Le Comité doit déterminer en premier lieu si l'article 17 du Pacte protège le droit de choisir son nom et d'en changer. Il fait observer que l'article 17 prévoit notamment que nul ne sera l'objet d'immixtion arbitraire ou illégale dans sa vie privée, sa famille, son domicile ou sa correspondance. Le Comité considère que la notion de vie privée renvoie au domaine de la vie de l'individu où il peut exprimer librement son identité, que ce soit dans ses relations avec les autres ou seul. Il estime que le nom d'une personne constitue un élément important de son identité et que la protection contre les immixtions arbitraires ou illégales dans la vie privée comprend la protection contre les immixtions arbitraires ou illégales dans l'exercice du droit de choisir son nom et d'en changer. Ainsi, un Etat qui contraindrait tous les étrangers à changer de nom procéderait à une immixtion au sens de l'article 17 du Pacte. La question se pose de savoir si le refus des autorités d'autoriser un changement de nom dépasse le seuil d'immixtion tolérable au sens de l'article 17.
10.3 Le Comité doit donc se demander si, en l'occurrence, le rejet par l'Etat partie de la demande de changement de nom constitue une immixtion arbitraire ou illégale dans la vie privée des auteurs. Il note que, la décision de l'Etat partie reposant sur les lois et règlements en vigueur aux Pays-Bas, l'immixtion ne peut pas être considérée comme illégale. Il reste à déterminer si elle est arbitraire.
10.4 Le Comité note que les circonstances dans lesquelles le changement de nom est autorisé sont définies de façon étroite dans les Directives et que l'exercice d'un pouvoir discrétionnaire en dehors de ces circonstances est réservé aux cas exceptionnels. Il rappelle son Observation générale sur l'article 17, dans laquelle il fait observer que la notion d'arbitraire "a pour objet de garantir que même une immixtion prévue par la loi soit conforme aux dispositions, aux buts et aux objectifs du Pacte et soit, dans tous les cas, raisonnable eu égard aux circonstances particulières". Ainsi, le changement de nom demandé ne peut être refusé que pour des motifs qui sont raisonnables dans les circonstances précises de l'affaire.
10.5 En l'espèce, les autorités avaient fait droit en 1986 à la demande de changement de prénom pour des prénoms hindous faite par les auteurs. Pour justifier le refus de changer aussi de nom patronymique, l'Etat partie avance que "les auteurs n'avaient pas montré que le changement demandé était essentiel pour poursuivre leurs études, que les noms choisis avaient des connotations religieuses et n'avaient pas une consonance néerlandaise". Le Comité estime que les motifs invoqués pour limiter ainsi les droits des auteurs au titre de l'article 17 ne sont pas raisonnables. Dans les circonstances de l'affaire, le refus opposé aux auteurs était donc arbitraire au sens du paragraphe 1 de l'article 17 du Pacte.
11. Le Comité des droits de l'homme, agissant en vertu du paragraphe 4 de l'article 5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques, estime que les faits à lui soumis font apparaître une violation de l'article 17 du Pacte.
12. Conformément à l'article 2 du Pacte, l'Etat partie est tenu de garantir à M. Aurik et à M. Coeriel un recours approprié et de prendre les mesures qui peuvent être nécessaires pour empêcher que des violations analogues ne se reproduisent à l'avenir.
13. Le Comité souhaiterait recevoir dans les 90 jours des renseignements sur toute mesure prise par l'Etat partie pour donner effet à ses constatations.
___________
* Le texte de deux opinions individuelles, signées par MM. N. Ando et K. Herndl, est joint aux constatations.
OPINIONS INDIVIDUELLES CONCERNANT LES CONSTATATIONS DU COMITE
1. Opinion individuelle de M. Nisuke Ando (dissidente)
Je n'adhère pas à l'argument de l'Etat partie pour qui, lors de l'examen d'une demande de changement de nom patronymique, des éléments tels que les "connotations religieuses" ou la "consonance" non néerlandaise doivent être pris en considération. Mais je ne peux pas pour autant souscrire aux constatations du Comité concernant cette affaire pour les trois raisons ci-après :
1. Les auteurs affirment que le changement de nom patronymique est pour eux une condition essentielle pour pouvoir se faire prêtres hindous mais l'Etat partie soutient qu'il n'a pas été établi que les auteurs ne pouvaient pas poursuivre les études religieuses souhaitées sans ce changement (voir par. 9.5) et, apparemment, c'est cet argument qui a déterminé la Commission européenne des droits de l'homme à rejeter la plainte des auteurs. Etant donné que le Comité n'est pas en possession d'informations autres que l'allégation des auteurs pour déterminer la réalité des faits, je ne peux pas conclure que le changement de nom patronymique est une condition essentielle pour que les auteurs puissent pratiquer leur ministère de prêtre hindou.
2. L'article 18 du Pacte protège le droit à la liberté de religion et l'article 17 garantit le droit de toute personne à la protection de la loi contre des immixtions "arbitraires ou illégales dans sa vie privée". Toutefois, il est à mon avis douteux que le droit à la protection de la vie privée, conjugué à la liberté de religion, entraîne automatiquement "le droit de changer son nom patronymique". Le nom remplit une fonction sociale et juridique importante pour déterminer l'identité d'un individu à des fins diverses - sécurité sociale, assurances, délivrance de licences, mariage, héritage, droit de voter et d'être élu, délivrance de passeport, imposition, relations avec la police et état civil, par exemple. En fait, le Comité reconnaît que "la réglementation applicable aux noms et au changement de nom relève au premier chef de l'ordre public et que des restrictions sont donc autorisées au titre du paragraphe 3 de l'article 18" (voir par. 6.1). De plus, il n'est pas impossible de faire valoir qu'une demande de changement de nom est une forme de manifestation de sa religion, qui est à ce titre soumise aux restrictions énoncées au paragraphe 3 de l'article 18.
3. Je ne pense pas que le nom patronymique appartienne à un individu seul, dont la vie privée est protégée au titre de l'article 17. Dans la société occidentale, le nom patronymique peut n'être considéré que comme un élément nécessaire pour établir l'identité, qui peut à ce titre être remplacé par d'autres moyens d'identification comme un nombre ou un chiffre. Mais dans d'autres régions du monde, le nom a une diversité d'implications sociales, historiques et culturelles et les gens attachent véritablement certaines valeurs à leur nom. Cela vaut tout particulièrement pour les noms de famille. Ainsi, le changement de nom patronymique par un membre de la famille risque fort d'avoir des incidences pour les autres membres de sa famille et de porter atteinte aux valeurs qui y sont attachées. Par conséquent il m'est difficile de conclure que le nom patronymique d'un individu appartient au domaine exclusif de la vie privée, qui est protégé par l'article 17.
2. Opinion individuelle de M. Kurt Herndl (dissidente)
Je suis au regret de ne pouvoir souscrire aux constatations du Comité qui a conclu qu'en refusant d'autoriser les auteurs à changer de nom, les autorités néerlandaises avaient agi en violation de l'article 17 du Pacte.
a) L'action de l'Etat partie considérée sous l'angle de la teneur et de la portée générale de l'article 17
L'article 17 est l'une des dispositions les plus énigmatiques du Pacte. En particulier, l'expression "vie privée" ("privacy") semble ouverte à interprétation. Que recouvre exactement la "vie privée" ?
Dans son essai intitulé "Global protection of Human Rights - Civil Rights", Lillich qualifie la notion de vie privée de notion "à ce jour si floue qu'elle ne peut pas être incorporée au droit international coutumier" / Richard B. Lillich, Civil Rights, in : Human Rights in International Law, Legal and Policy Issues, éd. Th. Meron (1984), p. 148.. Et d'ajouter que, entre autres choses, l'idée a été émise que "l'utilisation du nom" faisait partie de la notion de vie privée. C'est là, par parenthèse, une citation de Jacobs qui, au sujet de la disposition correspondante de la Convention européenne (l'article 8), signale que "les organes créés en vertu de la Convention n'ont pas développé la notion de vie privée" / Francis G. Jacobs, The European Convention on Human Rights (1975), p. 126..
Ce qui est vrai pour la Convention européenne est également vrai pour le Pacte. Dans son commentaire du Pacte, Nowak indique que l'article 17 n'a fait l'objet de quasiment aucun débat lors de sa rédaction et que la jurisprudence concernant les communications individuelles n'aide en rien pour définir le sens exact de l'expression / Nowak, Commentaire du Pacte (1993), p. 294, sect. 15..
Ce n'est donc pas sans raison que l'Etat partie objecte que l'article 17 ne protège pas nécessairement le droit de changer de nom (voir par. 7.1 des constatations).
Le Comité lui-même n'a pas vraiment précisé la notion de vie privée ("privacy") dans son Observation générale sur l'article 17, où il s'abstient en fait d'en donner une définition. Dans cette Observation générale, le Comité s'efforce de définir tous les autres termes utilisés dans l'article 17, comme la "famille", le "domicile", le caractère "illégal" et "arbitraire". Le Comité se réfère ensuite à la protection de l'"honneur" et de la "réputation", également mentionnés à l'article 17, mais laisse de c_té la définition du principal droit consacré dans cet article, le droit à la "vie privée" ("privacy"). Si, dans son Observation générale, le Comité mentionne à plusieurs reprises la "vie privée" ("private life") et non "privacy" et donne des exemples de cas dans lesquels les Etats ne doivent pas s'immiscer dans certains aspects de la vie privée, il n'aborde en aucune manière la question de savoir si le nom de l'individu est effectivement protégé par l'article 17 et, en particulier, s'il existe aussi un droit de changer de nom.
Je suis entré dans les considérations qui précèdent pour démontrer que le Comité n'est pas vraiment en terrain sûr, du point de vue juridique, quand il interprète l'article 17 comme il le fait dans sa décision. Néanmoins, je partage l'avis que le nom est un élément important de l'identité, dont la protection est au coeur de l'article 17. Nowak a donc raison de dire que la vie privée ("privacy") protège les qualités individuelles, spéciales, inhérentes à l'existence de l'être humain et à l'identité de l'individu. De toute évidence l'identité comprend le nom / Nowak, loc. cit., p. 294, sect. 17..
Par conséquent, ce que l'article 17 protège, c'est le nom de l'individu et non pas nécessairement le souhait de l'individu d'en changer à volonté. Le Comité reconnaît cet élément, encore qu'indirectement, dans sa propre décision. L'exemple de cas d'immixtion d'un Etat dans les droits d'un individu au titre de l'article 17 qui serait contraire à cet article qu'il donne est celui d'un Etat "qui contraindrait tous les étrangers à changer de nom ..." (voir par. 10.2 des constatations). Cette position est correcte mais bien évidemment elle ne peut pas avoir de rapport avec le cas où un Etat - pour des raisons d'intérêt général et en vue de protéger le nom existant des individus - refuse d'autoriser un changement de nom demandé par un particulier.
Néanmoins, on peut objecter qu'il serait approprié de supposer que l'expression "vie privée" ("privacy"), dans la mesure où elle couvrirait, aux fins d'une bonne protection, le nom de l'individu en tant qu'élément de son identité, couvre aussi le droit de changer ce nom. A ce sujet, il faut examiner de plus près les "Directives pour les changements de nom" parues au Journal officiel néerlandais en 1990 et appliquées aux Pays-Bas de façon courante et générale. Par principe, la politique néerlandaise repose sur l'idée qu'un individu doit conserver le nom qu'il a reçu à la naissance, dans l'intérêt de la stabilité légale et sociale (voir par. 9.1, dernière phrase, des constatations). A ce titre, cette politique ne saurait être considérée comme incompatible avec l'article 17. Tout au contraire, elle vise à protéger les droits acquis, comme le droit à un nom déterminé, et semble largement conforme aux prescriptions de l'article 17.
D'après les Directives néerlandaises, le changement de nom sera autorisé dans le cas où le nom est a) indécent, b) ridicule, c) si courant qu'il a perdu son caractère distinctif et d) n'a pas une consonance néerlandaise. Aucun de ces motifs n'a été invoqué par les auteurs quand ils ont fait leur demande.
D'après les Directives, le changement de nom peut également être autorisé "dans des cas exceptionnels", par exemple "dans le cas où le rejet de la requête menacerait la santé mentale ou physique du requérant" ou si "le refus était déraisonnable au regard de l'intérêt du requérant ainsi que de l'Etat partie" (voir par. 9.2 des constatations). Comme, apparemment, les auteurs n'ont pas pu prouver l'existence de "circonstances exceptionnelles" au cours de la procédure menée devant les autorités nationales, leur requête a été rejetée. Apparemment, ils n'ont pas étayé leur argument selon lequel ils avaient besoin de changer de nom pour se faire prêtres hindous (voir le raisonnement du Conseil d'Etat dans sa décision du 17 octobre 1990 au paragraphe 2.3, dernière phrase, des constatations; voir aussi la conclusion de la Commission européenne des droits de l'homme qui, dans sa décision d'irrecevabilité du 2 juillet 1992, a indiqué que les auteurs n'avaient pas démontré qu'ils seraient empêchés de poursuivre leurs études religieuses si le changement de nom leur était refusé, au paragraphe 2.4, dernière phrase, des constatations). De plus, les conditions imposées par les dirigeants hindous en Inde ne peuvent être imputées aux autorités néerlandaises, comme le confirme le Comité dans sa décision de recevabilité concernant la communication à l'examen. Examinant la communication sous l'angle de l'article 18 du Pacte, le Comité était parvenu à la conclusion que "l'Etat partie ne pouvait pas être tenu responsable de restrictions imposées à l'exercice de fonctions religieuses par des dirigeants religieux dans un autre pays" (voir par. 6.1 des constatations).
Le refus d'autoriser le changement de nom a donc été légitime vu que les auteurs n'ont pas pu prouver aux autorités néerlandaises qu'il existait des "circonstances exceptionnelles" comme l'exige la loi. Ce refus ne peut être considéré comme une violation de l'article 17. Une conclusion contraire équivaudrait à reconnaître à l'individu un droit presque absolu de changer de nom sur demande et à volonté. A mon avis, on chercherait en vain dans le Pacte un fondement à cette conclusion.
b) L'action de l'Etat partie considérée sous l'angle des critères établis pour tolérer une immixtion (de l'Etat) dans l'exercice des droits protégés par l'article 17
A supposer qu'il existe un droit de changer de nom, il faut examiner la question de la mesure dans laquelle l'"immixtion" dans l'exercice de ce droit peut malgré tout être autorisée (la question est du reste traitée par le Comité dans ses constatations).
Quels sont donc les critères acceptés pour permettre une immixtion de l'Etat ? Il y a en deux, et deux seulement. L'article 17 interdit l'immixtion arbitraire ou illégale dans la vie privée ("privacy").
Il est évident que la décision des autorités néerlandaises de ne pas autoriser le changement de nom ne peut pas en soi être considérée comme constituant une "immixtion arbitraire ou illégale" dans l'exercice des droits des auteurs au titre de l'article 17. Cette décision se fonde sur la loi applicable aux Pays-Bas. Elle n'est donc pas illégale. Le Comité le dit lui-même (voir par. 10.3 des constatations). Les conditions dans lesquelles le changement de nom est autorisé aux Pays-Bas sont énoncées dans un texte d'application générale, rendu public, les "Directives pour les changements de nom" lesquelles, en soi, n'ont rien de manifestement arbitraire. Ces directives ont été appliquées aux deux auteurs de la communication et rien n'indique qu'elles l'aient été de façon discriminatoire. Par conséquent, il est tout aussi difficile de qualifier la décision d'arbitraire. Or le Comité le fait "dans les circonstances de l'affaire" (voir par. 10.5 des constatations). Pour parvenir à cette conclusion, le Comité introduit une notion nouvelle - le caractère "raisonnable". Il estime que "les motifs invoqués pour limiter ainsi les droits des auteurs au titre de l'article 17 ne sont pas raisonnables" (voir par. 10.5 des constatations).
Le Comité tente donc d'étendre la portée de l'article 17 en ajoutant un élément qui ne s'y trouve pas. Le seul argument que le Comité peut avancer dans ce contexte est un simple renvoi à sa propre Observation générale sur l'article 17, dans laquelle il a indiqué que "même une immixtion prévue par la loi ..." devait être "dans tous les cas, raisonnable eu égard aux circonstances particulières". Il m'est difficile de m'associer à cette argumentation et de m'en servir comme base pour constater qu'un Etat partie a violé cette disposition particulière du Pacte.
[Fait en anglais (version originale) et traduit en espagnol et en français. Paraîtra ultérieurement aussi en arabe, en chinois et en russe dans le rapport annuel présenté par le Comité à l'Assemblée générale.]