Comité des droits de l'homme
Cinquante-et-unième session
ANNEXE
Constatations du Comité des droits de l'homme au
titre du paragraphe 4 de l'article 5 du Protocole
facultatif se rapportant au Pacte international
- Cinquante-et-unième session -
Communication No. 458/1991
Présentée par : Albert Womah Mukong (représenté par un conseil)
Au nom de : L'auteur
État partie : Cameroun
Date de la communication : 26 février 1991 (date de la lettre
initiale)
Le Comité des droits de l'homme, institué conformément à l'article
28 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques,
Réuni le 21 juillet 1994,
Ayant achevé l'examen de la communication No 458/1991, présentée
au Comité par M. Albert Womah Mukong et au nom de celui-ci en vertu du
Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux
droits civils et politiques,
Ayant tenu compte de toutes les informations écrites qui lui
ont été communiquées par l'auteur de la communication, son conseil et
l'État partie,
Adopte les constatations suivantes au titre du paragraphe 4 de
l'article 5 du Protocole facultatif.
1. L'auteur de la communication est A. W. Mukong, citoyen camerounais
né en 1933. Il affirme être victime de violations par le Cameroun des
articles 7, 9 (par. 1 à 5), 12 (par. 4), 14 (par. 1 et 3), et 19 du Pacte
international relatif aux droits civils et politiques. Il est représenté
par un conseil. Le Protocole facultatif est entré en vigueur pour le Cameroun
le 27 septembre 1984.
Rappel des faits présentés par l'auteur
2.1 L'auteur, écrivain et journaliste, s'oppose depuis longtemps au système
de parti unique en place au Cameroun. Il a fréquemment prôné en public
l'introduction dans ce pays d'un régime démocratique fondé sur le multipartisme
et a travaillé à la création d'un nouveau parti politique. Il affirme
que certains des livres qu'il a écrits ont été interdits de publication
ou de diffusion. L'été de 1990, il a quitté le Cameroun et, en octobre
de la même année, demandé l'asile politique au Royaume-Uni. En décembre
1990, la femme de l'auteur a quitté le Cameroun pour le Nigéria avec ses
deux plus jeunes enfants.
2.2 Le 16 juin 1988, l'auteur a été arrêté à la suite d'une interview
qu'il avait donnée à un correspondant de la British Broadcasting Corporation
(BBC) et au cours de laquelle il avait critiqué à la fois le Président
et le Gouvernement du Cameroun. L'auteur affirme que pendant sa détention,
il n'a pas seulement été interrogé au sujet de cette interview, mais aussi
soumis à un traitement cruel et inhumain. Il précise que du 18 juin au
12 juillet, il a été enfermé en permanence au commissariat de police du
premier arrondissement de Yaoundé, avec 25 à 30 autres détenus, dans une
cellule d'environ 25 m². La cellule était dépourvue de toute installation
sanitaire. L'administration pénitentiaire ayant initialement refusé de
le nourrir, l'auteur est resté plusieurs jours sans manger jusqu'à ce
que ses amis et sa famille parviennent à le retrouver.
2.3 Du 13 juillet au 10 août 1988, M. Mukong a été incarcéré dans une
cellule du quartier général de la police judiciaire de Yaoundé, avec des
détenus de droit commun. Il affirme avoir été privé de ses vêtements et
forcé de coucher sur le béton. Après deux semaines de détention dans ces
conditions, il est tombé malade, souffrant d'une infection des voies respiratoires
(bronchite). On l'a autorisé alors à porter ses vêtements et à se faire
un matelas au moyen de vieux cartons.
2.4 Le 5 mai 1989, l'auteur a été libéré, mais il a de nouveau été arrêté
le 26 février 1990, à la suite d'une réunion tenue le 23 janvier 1990
au cours de laquelle un groupe de personnes, parmi lesquelles se trouvait
l'auteur, avait débattu (publiquement) des moyens d'introduire au Cameroun
un régime démocratique fondé sur le multipartisme.
2.5 Du 26 février au 23 mars 1990, M. Mukong a été détenu au camp Mbope
de la brigade mobile mixte de Douala, où on ne l'aurait laissé voir ni
son avocat, ni sa femme, ni ses amis. Il affirme avoir fait l'objet de
mesures d'intimidation et de tortures mentales : on le menaçait de le
mener à la salle de torture ou de l'exécuter dans le cas où des troubles
se déclareraient parmi la population. Il prenait ces menaces au sérieux,
deux opposants comme lui, détenus avec lui, ayant effectivement été torturés.
Un jour, affirme-t-il, il est resté dans sa cellule 24 heures durant,
par une chaleur intense (40 °C). Un autre jour, alors qu'il refusait de
manger, il a été battu par un gardien de la prison.
2.6 L'auteur affirme qu'il n'a pas à sa disposition de recours efficaces
qu'il devrait épuiser, et qu'il y a donc lieu de considérer qu'il a satisfait
aux conditions exigées par le paragraphe 2 b) de l'article 5 du Protocole
facultatif. En ce qui concerne ses arrestations de 1988 et de 1990, il
fait valoir que bien que l'ordonnance 62/OF/18 du 12 mars 1962, en vertu
de laquelle il a été inculpé d'"intoxication de l'opinion publique
nationale et internationale" ait été abrogée par la loi 090/046 du
19 décembre 1990, le fait demeure qu'à l'époque de son arrestation, l'expression
publique pacifique de ses opinions a été considérée comme une infraction.
L'auteur ajoute qu'il n'y a pas, en droit interne, de procédure permettant
de mettre en cause une loi comme étant incompatible avec les normes internationales
relatives aux droits de l'homme; les droits de l'homme fondamentaux ne
sont garantis que dans le préambule de la Constitution du pays, et les
paragraphes de ce préambule n'ont pas force de loi. L'abrogation de l'ordonnance
de 1962, intervenue en 1990, n'a été d'aucun secours pour l'auteur car
il ne pouvait pas s'en prévaloir pour mettre en cause la légalité de sa
détention alors qu'il était détenu, et comme elle n'est pas rétroactive,
elle ne lui donne pas non plus le moyen de demander réparation pour détention
illicite.
2.7 L'auteur soutient en outre que le juge d'instruction du tribunal
de Bafoussam l'a reconnu coupable des chefs d'accusation portés contre
lui et, par ordonnance du 25 janvier 1989, l'a renvoyé devant une juridiction
militaire. Il explique qu'en vertu de la législation nationale, le juge
d'instruction ne se prononce pas sur la culpabilité ou l'innocence d'un
inculpé, mais seulement sur l'existence d'éléments de preuve justifiant
une extension de la détention et autorisant à renvoyer l'inculpé devant
une juridiction militaire; selon l'auteur, le renvoi devant une juridiction
militaire ne peut pas être contesté.
2.8 L'auteur souligne que deux fois, son avocat s'est adressé à la Haute
Cour du Cameroun pour demander une ordonnance d'habeas corpus :
deux fois, sa demande a été rejetée au motif que l'affaire était devant
un tribunal militaire et que le recours en habeas corpus n'est
pas recevable à l'égard de chefs d'accusation qui doivent être déterminés
par un tribunal militaire. L'auteur fait valoir que dès lors qu'il ne
pouvait contester sa détention par un recours en habeas corpus,
il ne disposait en fait d'aucun des autres recours existant théoriquement.
2.9 En ce qui concerne les recours contre tout traitement cruel, inhumain
ou dégradant, l'auteur fait observer que le ministère public peut seulement
entreprendre une procédure civile pour traitement cruel, inhumain ou dégradant
au nom d'une personne qui est inculpée dans une affaire pénale en instance.
En vertu de l'article 5 de l'ordonnance 72/5 du 26 août 1972, un tribunal
militaire ne peut être saisi d'une action civile distincte de l'action
pénale pour laquelle il a été déclaré compétent. Seul le Ministre de la
défense ou le juge d'instruction pourrait saisir le tribunal militaire
d'une action civile; les civils, eux, ne peuvent le faire. Enfin, l'auteur
cite, en les reprenant à son compte, les conclusions d'un récent rapport
d'Amnesty International, selon lequel "il n'a été signalé, ces dernières
années, aucun cas dans lequel des allégations de torture auraient fait
l'objet d'une enquête officielle au Cameroun. Les autorités semblent aussi
avoir paralysé toutes les actions civiles en dommages-intérêts portées
devant les tribunaux par d'anciens détenus...". L'auteur conclut
que la poursuite de recours internes serait inefficace et que s'il entreprenait
de telles procédures, il serait soumis à de nouvelles mesures vexatoires.
Teneur de la plainte
3.1 L'auteur affirme que le traitement auquel il a été soumis entre le
18 juin et le 10 août 1988, ainsi que pendant sa détention au camp Mbope,
constitue une violation de l'article 7 du Pacte.
3.2 Par ailleurs, l'auteur fait état d'une violation de l'article 9 du
Pacte, aucun mandat d'arrêt ne lui ayant été notifié le 16 juin 1988.
L'acte d'accusation n'a été établi que près de deux mois après son arrestation.
En outre, le tribunal militaire chargé de connaître de son affaire en
a reporté l'examen à plusieurs reprises avant d'annoncer, le 5 mai 1989,
que le chef de l'État lui avait donné l'ordre de retirer les accusations
portées contre lui et de le libérer. Le 26 février 1990, l'auteur a de
nouveau été arrêté sans mandat d'arrêt. Cette fois, il a fallu attendre
un mois avant que l'acte d'accusation soit établi.
3.3 L'auteur soutient en outre que les autorités de l'État partie ont
violé les paragraphes 1 et 3 de l'article 14 du Pacte, en ce qu'on ne
lui a jamais précisé les chefs d'accusation retenus contre lui; on ne
lui a pas non plus laissé le temps de préparer correctement sa défense.
Il affirme d'autre part que le tribunal (un tribunal militaire) n'était
ni indépendant ni impartial, se trouvant manifestement sous l'influence
de membres importants de l'équipe dirigeante. En particulier, étant donné
que les juges étaient des officiers de l'armée, ils étaient soumis à l'autorité
du Président du Cameroun, qui est commandant en chef des forces armées.
3.4 L'auteur note que ses arrestations du 16 juin 1988 et du 26 février
1990 étaient liées à ses activités de défenseur d'un régime démocratique
fondé sur le multipartisme et affirme qu'en employant de telles mesures
le gouvernement cherchait à éliminer toute activité d'opposition, en violation
de l'article 19 du Pacte. Cette remarque s'applique également à la mesure
par laquelle le gouvernement a interdit, en 1985, un livre écrit par l'auteur,
Prisoner without a crime, dans lequel il décrivait sa détention
dans des prisons locales, de 1970 à 1976.
3.5 Enfin, l'auteur affirme qu'il y a violation du paragraphe 4 de l'article
12 du Pacte, puisqu'on l'empêche à présent de retourner dans son pays.
Il a en effet été averti que s'il retournait au Cameroun, les autorités
l'arrêteraient immédiatement de nouveau. La raison en serait que l'auteur,
en octobre 1990, a adressé une pétition au Secrétaire général de l'Organisation
des Nations Unies le priant d'user de ses bons offices pour convaincre
les autorités de l'État partie d'observer et de respecter le document
A/C.4/L.685 de l'Assemblée générale en date du 18 avril 1961 intitulé
"La question de l'avenir du Territoire sous tutelle du Cameroun sous
l'administration du Royaume-Uni".
Renseignements et observations communiqués par l'État partie
4.1 L'État partie récapitule les faits qui ont mené à l'arrestation de
l'auteur. Selon l'État partie, l'interview donnée par l'auteur à la BBC
le 23 avril 1988 était pleine de demi-vérités et de manquements à la vérité,
tels que l'allégation selon laquelle la crise économique que traversait
le pays était en grande partie attribuable aux Camerounais eux-mêmes,
ainsi que les allusions à une corruption généralisée et à des détournements
de fonds dont des membres importants de l'équipe dirigeante étaient les
auteurs et qui étaient demeurés impunis. L'auteur a été arrêté après la
diffusion de cette interview parce que, de l'avis de l'État partie, il
ne pouvait établir le bien-fondé de ses déclarations. Ces dernières sont
qualifiées par l'État partie d'"intoxication de l'opinion publique
nationale et internationale", donc de subversives au sens de l'ordonnance
No 62/OF/18 du 12 mars 1962. En vertu d'un arrêté du Ministre adjoint
de la défense en date du 5 janvier 1989, l'auteur a été inculpé de subversion
par le juge d'instruction du tribunal militaire de Bafoussam. Le 4 mai
1989, le Ministre adjoint a prononcé la clôture de l'enquête ouverte à
l'égard de l'auteur; cette décision lui a été notifiée le 5 mai 1989.
4.2 L'État partie soutient que pour ce qui est des allégations présentées
en vertu de l'article 7 du Pacte, l'auteur n'a pas entrepris de procédure
judiciaire contre ceux qu'il considère comme responsables du traitement
qu'il a subi. À cet égard, l'État partie fait observer que l'auteur aurait
pu :
a) Dénoncer le traitement dont il a été victime au ministère compétent,
qui aurait alors ouvert une enquête sur ces affirmations;
b) Mettre en route une action civile auprès du magistrat responsable
de l'enquête et de l'information judiciaires;
c) Porter directement plainte auprès du tribunal compétent contre ceux
qu'il considérait comme responsables de ces actes;
d) Accuser les fonctionnaires responsables d'abus de pouvoir, conformément
aux dispositions de l'article 140 du Code pénal;
e) Invoquer les articles 275 et 290 du Code pénal, qui garantissent
la protection contre toutes attaques visant l'intégrité physique des personnes;
f) Invoquer les articles 291 et 308 du même Code, qui garantissent la
protection contre toutes attaques visant la liberté et la sécurité des
personnes;
g) Présenter à la Chambre administrative de la Cour suprême une pétition
fondée sur l'article 9 de l'ordonnance 72/6 du 26 août 1972, modifiée
par la loi 75/16 du 8 décembre 1975 et la loi 76/28 du 14 décembre 1976,
s'il se considérait comme victime d'une faute de l'administration.
4.3 En ce qui concerne la base juridique de l'arrestation de M. Mukong,
en 1988 et en 1990, l'État partie fait observer que l'ordonnance 62/OF/18
a été abrogée par la loi No 090/046 du 19 décembre 1990.
Décision de recevabilité du Comité
5.1 À sa quarante-cinquième session le Comité a examiné la recevabilité
de la communication. Il a pris note de l'affirmation de l'État partie
selon laquelle l'auteur n'a fait usage d'aucun recours judiciaire pour
ce qui est des mauvais traitements et des traitements inhumains et dégradants
qu'il affirme avoir subis en détention. Toutefois, l'État partie s'est
contenté d'énumérer, d'un point de vue abstrait, un certain nombre de
recours potentiels existants, sans les rattacher aux circonstances particulières
de l'affaire et sans montrer comment ils auraient pu assurer une réparation
effective dans les circonstances de l'affaire. Cette remarque s'applique
en particulier à la période de détention allant du 26 février au 23 mars
1990, période pendant laquelle l'auteur aurait été détenu au secret et
soumis à des menaces. Dans ces conditions, le Comité estime que l'on ne
peut retenir contre l'auteur le fait qu'il n'ait pas porté plainte devant
les tribunaux une fois libéré et conclut qu'en l'absence d'éclaircissements
complémentaires de l'État partie, il n'y a pas de recours efficaces que
l'auteur doive épuiser.
5.2 En ce qui concerne les allégations de l'auteur relevant des articles
9, 14 et 19, le Comité note que la simple abrogation d'une disposition
législative jugée incompatible avec les dispositions du Pacte —
en l'espèce, l'ordonnance 62/OF/18 du 12 mars 1962 — ne constitue
pas un recours efficace à l'égard de violations des droits de l'homme
d'un individu qui se sont produites antérieurement, en vertu de la loi
abrogée. L'État partie n'ayant pas montré l'existence d'autres recours
à l'égard de ces plaintes, le Comité les considère comme recevables.
5.3 Le 8 juillet 1992, le Comité a donc déclaré la communication recevable,
en se réservant cependant le droit de réexaminer sa décision conformément
au paragraphe 4 de l'article 93 du règlement intérieur en ce qui concerne
la plainte de l'auteur en vertu de l'article 7.
Demande de réexamen de la recevabilité et observations quant au
fond présentées par l'État partie, et commentaires de l'auteur à ce sujet
6.1 Dans les observations qu'il a présentées conformément au paragraphe
2 de l'article 4 du Protocole facultatif, l'État partie soutient que les
raisons de déclarer la communication recevable ne sont plus valables et
demande en conséquence au Comité de réexaminer sa décision sur la recevabilité.
6.2 Après avoir à nouveau contesté l'exactitude de la version des faits
donnés par l'auteur, l'État partie commente ses allégations. En ce qui
concerne l'allégation de violation de l'article 7, étant donné les conditions
de la détention de l'auteur, ... il relève que l'article premier de la
Convention contre la torture et autres traitements cruels, inhumains ou
dégradants stipule que le terme "torture" ne s'étend pas à la
douleur et aux souffrances résultant uniquement de sanctions légitimes,
inhérentes à ces sanctions ou occasionnées par elles. Il ajoute que la
situation et le confort des prisons camerounaises doivent être rapportés
à l'état de développement économique et social du pays.
6.3 L'État partie nie catégoriquement que M. Mukong ait, à quelque moment
que ce soit pendant sa détention, en juin 1988 ou en février/mars 1990,
été soumis à des tortures ou à un traitement cruel, inhumain et dégradant.
Il affirme que le fardeau de la preuve incombe à l'auteur en ce qui concerne
ses allégations et que la mention qu'il a faite de rapports d'Amnesty
International au sujet de cas de tortures dans les prisons camerounaises
ne peut pas être considérée comme une preuve acceptable. L'État partie
joint un rapport concernant une enquête sur les allégations de l'auteur
effectuée par le Centre d'études nationales et de recherches, qui conclut
que les autorités pénitentiaires de Douala ont en fait cherché à améliorer
les conditions d'emprisonnement après l'arrestation de l'auteur et d'un
certain nombre de coaccusés, et que la "chaleur excessive" dans
la cellule de l'auteur (au-dessus de 40 °C) résultait simplement des conditions
climatiques à Douala pendant le mois de février.
6.4 L'État partie réaffirme que l'auteur n'a pas épuisé les recours disponibles
comme cela est demandé à l'alinéa b) du paragraphe 2 de l'article 5 du
Protocole facultatif et à l'alinéa c) de l'article 41 du Pacte. Il élève
une objection contre la jurisprudence du Comité selon laquelle les recours
internes doivent être non seulement disponibles, mais aussi efficaces.
Il rejette également l'affirmation de l'auteur reflétée au paragraphe
2.9 ci-dessus et se réfère dans ce contexte à la section 8(2) de l'ordonnance
72/5 du 26 août 1972, telle qu'elle a été modifiée par la loi No 74/4
du 16 juillet 1974. Cette disposition stipule que le tribunal militaire
est saisi, soit directement sur demande du Ministère de la défense, soit
à la demande du juge d'instruction ("ordonnance de renvoi du juge
d'instruction"), soit par décision de la cour d'appel. L'État partie
fait valoir que les modalités d'appel devant cette juridiction d'un caractère
exceptionnel démontrent que sa fonction est purement répressive. Cela
n'exclut pas cependant la "constitution de partie civile" (article
17 de l'ordonnance 72/5). De toute manière il reste possible de se porter
partie civile pour des dommages devant les tribunaux ordinaires.
6.5 L'État partie trouve incorrect que l'auteur cite comme vraies les
conclusions d'un rapport publié par Amnesty International (mentionné au
paragraphe 2.9 et estime que ce document révèle une ignorance du système
judiciaire camerounais et en particulier de la procédure pénale interne,
qui permet à une victime [de mauvais traitements] de faire poursuivre
et inculper devant les tribunaux compétents la personne responsable des
traitements qu'il a subis, même contre l'avis de l'office du procureur.
L'État partie se réfère également à plusieurs décisions de tribunaux qui
à son avis démontrent que, loin d'être étouffées par les autorités, les
demandes de réparation sont traitées par les tribunaux locaux, et que
les requérants ou les parties à ces procédures n'ont pas à craindre de
représailles, comme l'a prétendu M. Mukong.
6.6 L'État partie prétend que les arrestations de l'auteur en juin 1988
et février 1990 ne peuvent pas être qualifiées d'arbitraires parce qu'elles
ont été liées à ses activités, considérées comme illégales, d'activiste
d'opposition. Il nie que l'auteur n'ait pas bénéficié d'un procès équitable
ou que sa liberté d'expression ou d'opinion ait été violée.
6.7 Dans ce contexte, l'État partie soutient que l'arrestation de l'auteur
découle d'activités et de formes d'expressions visées par la clause limitative
du paragraphe 3 de l'article 19 du Pacte. Il affirme que l'exercice du
droit à la liberté d'expression doit tenir compte du contexte et de la
situation politique prévalant dans un pays à un moment donné : depuis
l'indépendance et la réunification du Cameroun l'histoire du pays a été
une bataille constante pour renforcer l'unité nationale, d'abord entre
les communautés francophone et anglophone, puis au niveau des groupes
ethniques et des tribus, au nombre de plus de 200, qui constituent la
nation camerounaise.
6.8 L'État partie rejette l'affirmation de l'auteur (voir par. 2.6 ci-dessus)
selon laquelle il n'existe pas de moyen de contester les lois jugées incompatibles
avec les conventions internationales relatives aux droits de l'homme.
Il affirme en premier lieu qu'il n'y a pas de lois incompatibles avec
les principes des droits de l'homme; s'il y en avait, en vertu de la législation
nationale il y aurait plusieurs recours contre de telles lois. Dans ce
contexte l'État partie se réfère aux articles 20 et 27 de la Constitution
du Cameroun, qui énoncent le principe que tout projet de texte législatif
incompatible avec les principes fondamentaux des droits de l'homme doit
être répudié par le Parlement ou par la Cour suprême. En outre l'article
9 de la loi 72/6 du 26 août 1972, régissant l'organisation et les fonctions
de la Cour suprême, qui stipule que la Cour suprême a compétence pour
connaître de tous les litiges de droit public contre l'État. L'État partie
se réfère à un jugement prononcé par la Cour suprême contre le gouvernement
en avril 1991 au sujet de violations des droits de la défense; ce jugement
confirme, à son avis, que des recours contre des textes législatifs jugés
incompatibles avec les normes internationalement acceptées des droits
de l'homme sont disponibles et efficaces.
6.9 À propos des allégations formulées en vertu des articles 9 et 14,
l'État partie soutient que le juge d'instruction qui a renvoyé l'affaire
de l'auteur devant un tribunal militaire en janvier 1989 n'a pas outrepassé
sa compétence, et a simplement examiné si les preuves contre l'auteur
justifiaient son inculpation. En ce qui concerne l'allégation de l'auteur
selon laquelle il n'a pas été informé des raisons de son arrestation et
aucun mandat d'arrêt ne lui a été présenté, l'État partie affirme que
l'article 8.2 de la loi 72/5 du 26 août 1972, pertinente en la matière,
a été appliqué correctement.
6.10 Dans ce contexte l'État partie affirme que, suivant la décision
prise par le juge d'instruction de renvoyer l'affaire à un tribunal militaire,
"l'auteur n'a pas fait l'objet d'un mandat d'arrêt mais plutôt d'un
mandat de dépôt". Cette décision, du 25 janvier 1989, lui a été dûment
notifiée. Selon l'État partie elle énonce dûment tous les chefs d'accusation
contre l'auteur et les raisons de son arrestation. La notification de
cette décision à l'auteur a donc été compatible avec les dispositions
de l'article 9 du Pacte. En ce qui concerne les ajournements répétés du
procès, jusqu'au 5 mai 1989, l'État partie affirme qu'ils sont dus aux
demandes présentées par l'auteur pour disposer d'un représentant légal
compétent chargé de sa défense. Ces retards doivent donc être imputés
à M. Mukong. En ce qui concerne la deuxième arrestation (février 1990),
l'auteur "n'avait pas fait l'objet d'un mandat d'arrêt mais plutôt
d'une citation directe à la requête du Ministre chargé de la défense.
Il n'y avait donc pas de mandat d'arrêt à lui notifier à cet effet."
6.11 L'État partie réitère ses arguments exposés aux paragraphes 6.9
et 6.10 ci-dessus dans le contexte des allégations de violation des paragraphes
1 et 3 de l'article 14. Il appelle également l'attention sur le fait que
l'auteur lui-même a déclaré que son acquittement par le tribunal militaire
le 5 avril 1990 prouvait que les juges l'ont estimé innocent. L'État partie
s'étonne, dans ces circonstances, qu'un tribunal qui a acquitté l'auteur
soit qualifié de partial ... que ses juges soient considérés comme soumis
à l'influence de hauts fonctionnaires.
6.12 Enfin l'État partie réaffirme que l'allégation de l'auteur selon
laquelle le droit de retourner dans son pays lui a été dénié (art. 12,
par. 4) est sans fondement. Il n'existe pas de loi, de règlement ou de
décret stipulant une interdiction à cet égard. Il est souligné que M.
Mukong a quitté le Cameroun de son plein gré et qu'il est libre d'y retourner
lorsqu'il le souhaite.
7.1 Dans ses commentaires, l'auteur affirme que pour les demandes de
réparation en cas de mauvais traitements ou de tortures il n'existe toujours
pas de recours approprié ou efficace devant les tribunaux nationaux. Selon
la législation applicable, toute action de ce genre nécessite l'autorisation
d'une autorité de l'État, par exemple le Ministère de la justice ou le
Ministère de la défense. L'auteur soutient que les lois dites "sur
la liberté" renforcent la détention arbitraire par des agents de
l'administration et continuent d'être utilisées pour des violations des
droits de l'homme, et que les tribunaux ne peuvent pas connaître d'actions
découlant de l'application de ces lois.
7.2 L'auteur affirme également que le traitement qui lui a été infligé
en détention ne peut pas être justifié par la légitimité de la sanction
qui lui a été imposée, étant donné que dans le premier cas (1988) les
chefs d'accusation contre lui ont été retirés à la demande du Ministre
adjoint de la défense, et que dans le second cas (1990) il a été acquitté.
Il rejette l'affirmation de l'État partie selon laquelle les conditions
de détention découlent du sous-développement du pays, et note que si cet
argument devait être accepté un pays pourrait toujours invoquer l'excuse
de sa pauvreté pour justifier des violations perpétuelles des droits de
l'homme.
7.3 Selon l'auteur, le rapport du Centre d'études nationales et de recherches
(voir par. 6.3 ci-dessus) n'est pas digne de foi et a été truqué, et il
souligne en fait que ce "rapport" consiste simplement en une
réponse écrite à certaines questions avancées par le même individu qui
l'avait menacé au camp de Douala.
7.4 L'auteur confirme indirectement que les tribunaux internes peuvent
examiner des demandes de réparation pour mauvais traitements, mais il
fait observer que l'affaire à laquelle l'État partie s'est référé est
toujours en instance devant la Cour suprême, bien que l'appel ait été
déposé en 1981. Il met donc en doute l'efficacité de ce type de recours
et la pertinence des jugements auxquels l'État partie s'est référé.
7.5 L'auteur prie le Comité d'examiner étroitement les "lois sur
la liberté" de décembre 1990, en particulier :
a) Le décret 90-1459 du 8 novembre 1990 pour la création d'une commission
nationale des droits de l'homme et des libertés fondamentales;
b) La loi 90-47 du 19 décembre 1990 relative aux états d'urgence;
c) La loi 90-52 du 19 décembre 1990, relative à la liberté des communications
de masse;
d) La loi 90-56 du 19 décembre 1990, relative aux partis politiques;
e) La loi 90-54 du 19 décembre 1990, relative au maintien de l'ordre.
L'auteur affirme que toutes ces lois sont bien en deçà des exigences
de la Déclaration universelle des droits de l'homme et du Pacte international
relatif aux droits civils et politiques.
7.6 L'auteur conteste l'affirmation de l'État partie selon laquelle il
aurait été lui-même responsable du retard dans le jugement de son affaire
en 1989. Il affirme avoir demandé une seule fois un report du procès,
et que sa défense était prête le 9 février 1989. À partir de cette date
ses avocats ont assisté aux audiences du tribunal de même que les observateurs
des ambassades du Royaume-Uni et des États-Unis à Yaoundé. L'auteur souligne
qu'il n'a pas demandé d'autre ajournement.
7.7 Enfin l'auteur fait observer qu'il a pu retourner dans son pays seulement
grâce à une "initiative diplomatique prise par certaines grandes
puissances qui s'intéressent aux droits de l'homme". Il note que
s'il n'a pas été ouvertement molesté pour ses activités passées il a été
arrêté à nouveau, avec d'autres défenseurs de la démocratie multipartite
et des droits de l'homme, le 15 octobre 1993, dans la ville de Kom. Il
prétend que ces autres personnes et lui-même ont été transportés dans
des conditions inhumaines à Bamenda, pour être relâchés dans l'après-midi
du 16 octobre 1993. Enfin l'auteur note que l'interdiction de son livre
Prisoner without a crime a été levée, apparemment, après que sa
plainte eut été consignée par le Comité des droits de l'homme. Ce livre
est à présent distribué librement, mais affirmer qu'il n'a jamais été
interdit, comme l'État partie l'a sous-entendu dans ses observations quant
au fond, ne correspond pas à la réalité.
Révision de la recevabilité et examen quant au fond
8.1 Le Comité a pris note de la demande présentée par l'État partie pour
que la décision de recevabilité du 8 juillet 1992 soit réexaminée conformément
au paragraphe 4 de l'article 93 du règlement intérieur, ainsi que des
commentaires de l'auteur à ce sujet. Il saisit cette occasion pour compléter
ses constatations au sujet de la recevabilité.
8.2 Dans la mesure où l'État partie soutient qu'aux fins de l'alinéa
b) du paragraphe 2 de l'article 5 du Protocole facultatif les recours
internes doivent seulement être disponibles sans être nécessairement efficaces,
le Comité se réfère à sa jurisprudence établie selon laquelle les recours
qui n'offrent pas une perspective raisonnable de succès n'ont pas à être
épuisés aux fins du Protocole facultatif. Il ne voit pas de raison de
s'écarter de cette jurisprudence. De plus, il découle des observations
de l'État partie que les arguments du gouvernement ont trait principalement
au fond des allégations de l'auteur; or si selon l'État partie, pour la
raison que les demandes de M. Mukong ne seraient pas justifiées quant
au fond, elles devraient aussi être déclarées irrecevables, le Comité
ferait observer que son argument reflète une compréhension erronée de
la procédure du Protocole facultatif, qui fait une distinction claire
entre les exigences formelles de la recevabilité et le fond des allégations
d'un plaignant.
8.3 L'État partie a réaffirmé que l'auteur n'a pas encore tenté d'utiliser
les recours disponibles en ce qui concerne ses allégations de mauvais
traitements. Le Comité ne peut pas partager cette évaluation de l'État
partie. En premier lieu les affaires auxquelles l'État partie s'est référé
ont trait à des abus différents (tels que l'usage d'armes à feu ou l'abus
de pouvoir) de ceux dont l'auteur se plaint. En deuxième lieu, l'efficacité
des recours contre les mauvais traitements ne peut pas être dissociée
de la description de l'auteur (non contestée et même confirmée par l'État
partie) comme militant de l'opposition politique. En troisième lieu, le
Comité note que depuis son retour l'auteur a continué à subir des formes
spécifiées de harcèlement en raison de ses activités politiques. Enfin,
il n'est pas contesté que l'affaire que l'État partie lui-même considère
comme pertinente eu égard à la situation de l'auteur est en instance devant
la Cour suprême du Cameroun depuis plus de douze ans. Dans ces circonstances,
le Comité doute de la pertinence de la jurisprudence et des décisions
de tribunaux invoquées par l'État partie dans l'affaire de l'auteur et
conclut qu'il n'y a pas de raison de réviser sa décision de recevabilité
en ce qui concerne la plainte présentée par l'auteur en vertu de l'article
7.
8.4 Les considérations du paragraphe 8.3 ci-dessus s'appliquent également,
mutatis mutandis, aux allégations de l'auteur en vertu des articles
9, 14 et 19. Le Comité se réfère à cet égard à ses conclusions sur le
deuxième rapport périodique du Cameroun, adoptées le 7 avril 1994a.
8.5 En somme, tout en appréciant les nouveaux éclaircissements apportés
par l'État partie au sujet de la disponibilité de recours judiciaires
pour donner suite aux réclamations de l'auteur, le Comité ne voit pas
de raison de réviser sa décision de recevabilité du 8 juillet 1992.
9.1 L'auteur a affirmé que les conditions de sa détention en 1988 et
1990 constituaient une violation de l'article 7, étant donné en particulier
l'insalubrité des locaux de détention, le surpeuplement d'une cellule
au commissariat de police du premier district de Yaoundé, la privation
de nourriture et de vêtements, et des menaces de mort et une incarcération
au secret au camp de la brigade mobile mixte de Douala. L'État partie
a répondu que le fardeau de la preuve en ce qui concerne ses allégations
incombe à l'auteur et qu'en ce qui concerne ses conditions de détention
elles résultent du sous-développement du Cameroun.
9.2 Le Comité ne souscrit pas aux vues de l'État partie. Comme il l'a
déjà soutenu à diverses occasions, le fardeau de la preuve ne peut pas
peser uniquement sur l'auteur d'une communication, étant donné en particulier
que l'auteur et l'État partie n'ont pas toujours également accès aux preuves
et que fréquemment l'État partie est seul à avoir accès aux renseignements
pertinentsb. M. Mukong a donné des renseignements détaillés
sur le traitement auquel il a été soumis; dans ces circonstances, il incombait
à l'État partie de réfuter en détail ces allégations de l'auteur, au lieu
de déplacer vers lui le fardeau de la preuve.
9.3 En ce qui concerne les conditions de détention en général, le Comité
fait observer que certaines normes minima doivent être observées quel
que soit le niveau de développement de l'État partie. Les règles 10, 12,
17, 19 et 20 de l'Ensemble de règles minima pour le traitement des
détenusc prévoient notamment les normes suivantes : minimum
de surface et de volume d'air pour chaque détenu, installations hygiéniques
suffisantes, vêtements ne devant en aucune manière être dégradants ou
humiliants, fourniture d'un lit séparé et alimentation d'une valeur nutritive
suffisante pour assurer la santé et la vigueur des détenus. Il est à noter
que ce sont là des exigences minima qui de l'avis du Comité devraient
toujours être observées, même si des considérations économiques ou budgétaires
peuvent rendre ces obligations difficiles à respecter. Il ressort du dossier
que ces exigences n'ont pas été satisfaites lors de la détention de l'auteur
pendant l'été 1988 et en février/mars 1990.
9.4 Le Comité note en outre qu'en dehors des conditions générales de
détention, l'auteur a fait particulièrement l'objet d'un traitement exceptionnellement
dur et dégradant. C'est ainsi qu'il a été détenu au secret, menacé de
torture et de mort et intimidé, privé de nourriture et laissé enfermé
dans sa cellule plusieurs jours sans possibilité de promenade. À cet égard,
le Comité rappelle son Observation générale 20 [44], dans laquelle il
recommande aux États parties de prévoir des dispositions interdisant la
détention au secret et note que l'isolement total d'un détenu ou d'un
prisonnier peut constituer une mesure proscrite par l'article 7d.
Compte tenu de ce qui précède, le Comité estime que M. Mukong a été soumis
à des traitements cruels, inhumains et dégradants, en violation de l'article
7 du Pacte.
9.5 L'auteur a invoqué une violation de l'article 14, bien que, dans
la première affaire (1988-1989), les chefs d'accusation à son encontre
aient été retirés et que, dans la seconde affaire (1990), il ait été acquitté.
Implicitement, il ressort des observations de l'État partie qu'étant donné
ces faits, il considère que la plainte en vertu de l'article 14 est discutable.
Le Comité note que, dans la première affaire, c'est le Ministre adjoint
de la défense, à savoir un membre du gouvernement, qui a décidé la fin
des poursuites contre l'auteur le 4 mai 1989. Dans la seconde affaire,
l'auteur a été formellement acquitté. Cependant, quoiqu'il soit prouvé
que, dans la première affaire, un membre du gouvernement est intervenu
dans la procédure, on ne peut pas dire que les droits de l'auteur au titre
de l'article 14 n'aient pas été respectés. Des considérations analogues
sont également valables dans la seconde affaire. L'auteur a aussi invoqué
une violation des alinéas a) et b) du paragraphe 3 de l'article 14, allégation
que l'État partie a réfutée. Le Comité a examiné attentivement les renseignements
qui lui ont été soumis et conclut qu'en l'espèce le droit à un procès
équitable n'a pas été violé.
9.6 L'auteur a invoqué une violation de son droit à la liberté d'expression
et d'opinion, parce qu'il avait été persécuté pour avoir préconisé une
démocratie multipartite et l'expression d'opinions hostiles au gouvernement
de l'État partie. Ce dernier a répondu que les limitations de la liberté
d'expression de l'auteur étaient justifiées aux termes du paragraphe 3
de l'article 19.
9.7 En vertu de l'article 19 chacun a le droit à la liberté d'expression.
Toute restriction à la liberté d'expression conformément au paragraphe
3 de cet article doit réunir l'ensemble des conditions suivantes : elle
doit être fixée par la loi, servir un des buts énumérés aux alinéas a)
et b) du paragraphe 3 et être nécessaire pour atteindre un objectif légitime.
L'État partie a de manière indirecte justifié ses actions par la sécurité
nationale et/ou l'ordre public, en affirmant que le droit de l'auteur
à la liberté d'expression a été exercé sans tenir compte du contexte politique
du pays et de sa lutte continue pour l'unité. L'État partie a indiqué
que les restrictions à la liberté d'expression de l'auteur étaient conformes
à la loi, mais il reste à déterminer si les mesures prises à son encontre
étaient nécessaires à la sauvegarde de la sécurité nationale et/ou de
l'ordre public. Le Comité estime qu'il n'était pas nécessaire de protéger
une unité nationale prétendue vulnérable en arrêtant l'auteur, en le maintenant
en détention et en le traitant d'une manière contraire à l'article 7.
Il considère en outre que l'objectif légitime de sauvegarder et même de
renforcer l'unité nationale dans des circonstances politiques difficiles
ne peut pas être atteint en tentant de museler un plaidoyer en faveur
de la démocratie multipartiste, des valeurs démocratiques et des droits
de l'homme; à cet égard, la question de savoir quelles mesures peuvent
répondre aux critères de la "nécessité" dans de telles situations
ne se pose pas. Dans les circonstances de l'affaire le Comité conclut
qu'il y a eu violation de l'article 19 du Pacte.
9.8 Le Comité note que l'État partie a rejeté la plainte présentée par
l'auteur en vertu de l'article 9 en indiquant qu'il a été arrêté et détenu
en application des règles de procédure pénale, et que la détention dans
les locaux de la police et les enquêtes préliminaires du juge d'instruction
étaient compatibles avec l'article 9. Il reste cependant à établir si
d'autres facteurs peuvent rendre une arrestation et une détention par
ailleurs légales "arbitraires" au sens de l'article 9. L'historique
de la rédaction du paragraphe 1 de l'article 9 confirme que la notion
d'"arbitraire" ne doit pas être confondue avec celle de "contre
la loi", mais être interprétée d'une manière plus large pour inclure
des éléments inappropriés, injustes, imprévisibles et contraires à la
légalité. Comme le Comité l'a fait observer antérieurement, cela signifie
que la détention provisoire consécutive à une arrestation légale doit
être, non seulement légale, mais aussi raisonnable dans toutes les circonstancese.
La détention provisoire doit de plus être nécessaire dans toutes les circonstances,
par exemple pour empêcher la fuite, l'élimination de preuves ou la répétition
d'un délit. Dans l'affaire présente, l'État partie n'a pas montré que
l'un quelconque de ces facteurs était présent. Il a simplement affirmé
que l'arrestation et la détention de l'auteur étaient clairement justifiées
en se référant au paragraphe 3 de l'article 19, à propos des restrictions
à la liberté d'expression de l'auteur. Selon les arguments énoncés au
paragraphe 9.6 ci-dessus, le Comité conclut que la détention de l'auteur
en 1988-1989 et 1990 n'était ni raisonnable, ni nécessaire dans les circonstances
de l'affaire et violait ainsi le paragraphe 1 de l'article 9 du Pacte.
9.9 L'auteur s'est plaint, au regard des paragraphes 2 à 4 de l'article
9, de ne pas avoir été informé promptement des raisons de ses arrestations
et des chefs d'accusation contre lui, de ne pas avoir été traduit rapidement
devant un juge ou un autre responsable autorisé par la loi à exercer un
pouvoir judiciaire, et de n'avoir pas pu exercer le droit de contester
la légalité de sa détention. L'État partie a rejeté ces accusations en
indiquant que l'auteur a été dûment informé des chefs d'accusation contre
lui et traduit en justice aussi rapidement que possible (par. 6.10 ci-dessus).
Le Comité note que les renseignements et les éléments de preuve qui lui
ont été communiqués ne suffisent pas pour parvenir à une conclusion au
sujet de ces affirmations.
9.10 Enfin, pour ce qui est de l'allégation de violation du paragraphe
4 de l'article 12, le Comité note que l'auteur n'a pas été contraint à
s'exiler par les autorités de l'État partie pendant l'été 1990, mais a
quitté volontairement son pays, et qu'aucune législation, réglementation
ou pratique de l'État ne l'a empêché de retourner au Cameroun. Comme l'auteur
le reconnaît lui-même, il a pu retourner dans son pays en avril 1992;
même s'il se peut que ce retour ait été rendu possible ou facilité par
une intervention diplomatique, cela ne modifie pas la conclusion du Comité
selon laquelle il n'y a pas eu de violation du paragraphe 4 de l'article
12 dans cette affaire.
10. Le Comité des droits de l'homme, agissant en vertu des dispositions
du paragraphe 4 de l'article 5 du Protocole facultatif se rapportant au
Pacte international relatif aux droits civils et politiques, estime que
les faits qui lui ont été exposés révèlent des violations de l'article
7, du paragraphe 1 de l'article 9, et de l'article 19 du Pacte.
11. En vertu du paragraphe 3 a) de l'article 2 du Pacte, l'État partie
est tenu d'offrir à M. Albert W. Mukong un recours approprié. Le Comité
demande instamment à l'État partie d'octroyer à M. Mukong une réparation
appropriée pour le traitement qui lui a été infligé, d'enquêter sur ses
allégations de mauvais traitements pendant sa détention, de respecter
ses droits en vertu de l'article 19 du Pacte et de veiller à ce que des
violations semblables ne se produisent plus à l'avenir.
12. Le Comité souhaite recevoir, dans un délai de 90 jours, des renseignements
sur toutes mesures que l'État partie aura prises pour donner suite à ses
constatations.
[Texte adopté en anglais (version originale), en espagnol et en français.]
Notes
a Voir CCPR/C/79/Add.33 (18 avril 1994), par. 21 et 22.
b Voir Documents officiels de l'Assemblée générale, trente-septième
session, Supplément No 40 (A/37/40), annexe X, communication No 30/1978
(Bleier c. Uruguay), constatations adoptées le 29 mars 1982,
par. 13.3.
c Adopté par le Premier Congrès des Nations Unies pour la
prévention du crime et le traitement des délinquants, tenu à Genève en
1955, et approuvé par le Conseil économique et social dans ses résolutions
663C (XXIV) du 31 juillet 1957 et 2076 (LXII) du 13 mai 1977. Voir Droits
de l'homme — Recueil d'instruments internationaux (publication
des Nations Unies, numéro de vente : F.88.XIV.1), chap. G. sect. 30.
d Voir Documents officiels de l'Assemblée générale, quarante-septième
session, Supplément No 40 (A/47/40), annexe VI.A, observation générale
20 [44].
e Ibid., quarante-cinquième session, Supplément No 40
(A/45/40), annexe IX.M, communication No 305/1988 (Hugo van Alphen
c. Pays-Bas), constatations adoptées le 23 juillet 1990, par. 5.8.