Comité des droits de l'homme
Cinquantième session
ANNEXE
Constatations du Comité des droits de l'homme au
titre du paragraphe 4 de l'article 5 du Protocole
facultatif se rapportant au Pacte international
relatif aux droits civils et politiques
Cinquantième session
Communication No. 488/1992*
Présentée par : Nicholas Toonen
Au nom de : L'auteur
État partie : Australie
Date de la communication : 25 décembre 1991 (date de la lettre
initiale)
Le Comité des droits de l'homme, institué conformément à l'article
28 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques,
Réuni le 31 mars 1994,
Ayant achevé l'examen de la communication No 488/1992, présentée
au Comité des droits de l'homme par M. Nicholas Toonen en vertu du Protocole
facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils
et politiques,
Ayant tenu compte de toutes les informations écrites qui lui
ont été communiquées par l'auteur de la communication et l'État partie,
Adopte les constatations suivantes au titre du paragraphe 4 de
l'article 5 du Protocole facultatif.
1. L'auteur de la communication est Nicholas Toonen, citoyen australien
né en 1964, résidant actuellement à Hobart dans l'État de Tasmanie (Australie).
Membre influent du Groupe pour la réforme de la législation sur l'homosexualité
en Tasmanie, il affirme être victime de violations par l'Australie du
paragraphe 1 de l'article 2 et des articles 17 et 26 du Pacte international
relatif aux droits civils et politiques.
Rappel des faits présentés par l'auteur
2.1 L'auteur milite pour la cause des droits des homosexuels en Tasmanie,
l'un des six États composant l'Australie. Il incrimine deux articles du
Code pénal de Tasmanie, les articles 122 a) et c) et 123, selon lesquels
diverses formes de relations sexuelles entre hommes, y compris toutes
les formes de relations sexuelles en privé entre hommes homosexuels adultes
consentants, sont qualifiées de délits.
2.2 L'auteur souligne que, conformément à ces deux articles du Code pénal
de Tasmanie, la police de l'État peut enquêter dans des domaines intimes
de sa vie privée et l'arrêter si elle a des raisons de croire qu'il se
livre à des pratiques sexuelles contraires aux dispositions desdits articles.
Il ajoute que le Procureur général a annoncé au mois d'août 1988 qu'une
action en justice serait intentée en application des articles 122
a) et c) et 123 s'il existait des éléments suffisants prouvant qu'un délit
a été commis.
2.3 Bien que, dans la pratique, la police de Tasmanie n'ait accusé personne
depuis plusieurs années d'avoir eu des "relations sexuelles contre
nature" (art. 122) ou de s'être livré à des "pratiques indécentes
entre personnes de sexe masculin" (art. 123), l'auteur fait valoir
qu'en raison des relations qu'il entretient depuis longtemps avec un homme,
de son rôle actif auprès des milieux politiques de Tasmanie et des commentaires
des médias locaux sur son action, ainsi que de son engagement pour la
défense des droits des homosexuels et en faveur des homosexuels séropositifs
ou atteints du sida, sa vie privée et sa liberté sont menacées du fait
du maintien en vigueur des articles 122 a) et c) et 123.
2.4 M. Toonen affirme en outre que le fait que les relations entre homosexuels
en privé soient considérées comme un délit l'a empêché d'assumer ouvertement
sa sexualité et de faire connaître ses opinions sur la réforme de la législation
sur les pratiques sexuelles, car il craignait des répercussions extrêmement
néfastes dans son travail. À cet égard, il affirme que le maintien en
vigueur des articles 122 a) et c) et 123 est à l'origine des risques de
discrimination dans l'emploi, de stigmatisation constante, de diffamation,
de menaces de violences physiques et de violations des droits démocratiques
fondamentaux.
2.5 L'auteur signale qu'au cours des dernières années de nombreuses personnalités
faisant autorité en Tasmanie ont tenu des propos diffamatoires ou clairement
insultants sur les homosexuels, hommes et femmes. Il s'agit notamment
de déclarations faites par des membres de la Chambre des communes du Parlement,
par des conseillers municipaux (par exemple : "Les représentants
de la communauté homosexuelle ne valent pas mieux que Saddam Hussein"
ou "Les pratiques homosexuelles sont inacceptables dans toute société,
d'autant plus dans une société civilisée"), par des ecclésiastiques
et par des membres de la communauté en général, dans le but de porter
atteinte à l'intégrité et aux intérêts des homosexuels, hommes et femmes,
de Tasmanie (par exemple : "Les homosexuels veulent rabaisser la
société à leur niveau"; "Vous avez 15 fois plus de risques d'être
assassiné par un homosexuel que par un hétérosexuel..."). Selon des
suggestions faites au cours de certains débats publics, tous les homosexuels
de Tasmanie devaient être rassemblés et "déchargés" sur une
île déserte ou soumis à la stérilisation obligatoire. L'auteur affirme
que toutes ces remarques ont pour effet de créer des pressions constantes
et une méfiance permanente dans les rapports avec les autorités qui devraient
normalement ne susciter aucun problème.
2.6 L'auteur déclare en outre qu'une "campagne d'incitation à la
haine déclarée ou non déclarée" contre les homosexuels et les lesbiennes
a été et continue d'être organisée en Tasmanie. Cette campagne a empêché
le Groupe pour la réforme de la législation sur l'homosexualité en Tasmanie
de diffuser des informations sur son action et de militer en faveur de
la dépénalisation de l'homosexualité. Ainsi, en septembre 1988, le Groupe
pour la réforme de la législation sur l'homosexualité s'est vu refuser
l'autorisation d'installer un stand sur une place publique de Hobart,
et l'auteur affirme qu'il a été victime d'intimidation de la part de la
police en raison de son rôle de premier plan dans les manifestations organisées
pour protester contre cette interdiction.
2.7 Enfin, l'auteur affirme que le maintien en vigueur des articles 122
a) et c) et 123 du Code pénal de Tasmanie continue à avoir des incidences
profondes et néfastes sur un grand nombre de personnes en Tasmanie, dont
lui-même, car il incite à la discrimination, aux harcèlements et aux actes
de violence à l'égard de la communauté homosexuelle de Tasmanie.
Teneur de la plainte
3.1 L'auteur affirme que les articles 122 et 123 du Code pénal de Tasmanie
sont contraires aux dispositions du paragraphe 1 de l'article 2 et des
articles 17 et 26 du Pacte car :
a) Il n'est pas fait de distinction entre le comportement sexuel en
privé et en public et la vie privée devient du ressort public. L'application
de ces dispositions constitue une violation du droit au respect de la
vie privée car la police est ainsi autorisée à pénétrer dans le domicile
d'un particulier pour la seule raison qu'elle soupçonne deux hommes adultes
homosexuels consentants de se livrer à un acte délictueux. Étant donné
la stigmatisation de l'homosexualité dans la société australienne (et
en particulier en Tasmanie), les violations du droit à la vie privée risquent
de conduire à des atteintes à l'honneur et à la réputation des personnes
concernées, contrairement à la loi;
b) Il est fait une distinction entre les individus dans le respect du
droit à la vie privée en raison de leurs pratiques, de leurs préférences
et de leur identité sexuelles; et
c) Le Code pénal de Tasmanie n'interdit aucune forme de relations sexuelles
entre femmes homosexuelles consentantes en privé et n'interdit que certaines
formes de relations sexuelles entre hommes et femmes hétérosexuels adultes
consentants en privé. Le fait que les lois en question ne soient pas appliquées
dans la pratique ne signifie pas que les hommes homosexuels en Tasmanie
jouissent effectivement de l'égalité des droits devant la loi.
3.2 De l'avis de l'auteur, la seule façon de supprimer toute violation
des droits auxquels les dispositions des articles 122 a) et c) et 123
du Code pénal portent atteinte du fait que toutes les formes de relations
sexuelles entre hommes homosexuels adultes consentants en privé sont sanctionnées
en droit pénal serait d'abroger ces dispositions.
3.3 L'auteur fait observer qu'il n'existe pas de recours efficace contre
l'application des articles 122 a) et c) et 123. Au niveau législatif,
la promulgation et l'application de la législation pénale sont la responsabilité
des États eux-mêmes. Les deux Chambres du Parlement de la Tasmanie étant
profondément divisées sur la question de la dépénalisation de l'homosexualité,
cette éventuelle voie de recours est considérée comme inefficace. L'auteur
note également qu'il n'existe pas de recours administratif efficace puisque
l'institution d'un tel recours devrait avoir l'approbation de la majorité
des membres des deux Chambres du Parlement, ce qui n'est pas le cas. Enfin,
l'auteur affirme qu'il n'existe aucun recours judiciaire en cas de violation
du Pacte car le Pacte n'a pas été incorporé dans la législation australienne
et les tribunaux australiens ont toujours refusé d'appliquer les dispositions
d'instruments qui ne font pas partie de la législation interne.
Informations et observations communiquées par l'État partie
4.1 L'État partie n'a contesté aucunement la recevabilité de la communication,
bien qu'il réserve sa position sur le fond des allégations de l'auteur.
4.2 L'État partie note que les lois contestées par M. Toonen sont celles
de l'État de Tasmanie et ne s'appliquent que dans les limites de la juridiction
de cet État. Des lois analogues à celles que l'auteur conteste étaient
autrefois appliquées dans d'autres juridictions australiennes, mais ont
été abrogées.
Décision de recevabilité du Comité
5.1 À sa quarante-sixième session, le Comité a examiné la question de
la recevabilité de la communication. Pour déterminer si l'auteur pouvait
être considéré comme une "victime" au sens de l'article premier
du Protocole facultatif, il a noté que les dispositions législatives contestées
par celui-ci n'étaient plus appliquées depuis un certain nombre d'années
par les autorités judiciaires de Tasmanie. Il a considéré toutefois que
l'auteur avait avancé suffisamment d'arguments pour démontrer que le maintien
de ces dispositions — qui risquaient à tout moment d'être appliquées
et influaient en permanence sur les pratiques administratives et l'opinion
publique — lui avaient été et continuaient de lui être préjudiciables
et qu'elles pouvaient soulever des questions relevant des articles 17
et 26 du Pacte. Le Comité a donc estimé que l'auteur pouvait être considéré
comme une victime au sens de l'article premier du Protocole facultatif
et que ses allégations étaient recevables ratione temporis.
5.2 Le 5 novembre 1992, le Comité a donc déclaré la communication recevable
dans la mesure où elle semblait soulever des questions au titre des articles
17 et 26 du Pacte.
Observations de l'État partie quant au fond et commentaires de
l'auteur à ce sujet
6.1 Dans la réponse datée du 15 septembre 1993 qu'il a apportée conformément
au paragraphe 2 de l'article 4 du Protocole facultatif, l'État partie
admet que l'auteur a été victime d'une ingérence arbitraire dans sa vie
privée et que les dispositions législatives qu'il conteste ne sauraient
être justifiées par des motifs de santé publique ou de morale. Il reprend
dans sa réponse les observations du Gouvernement de la Tasmanie, lequel
nie que l'auteur ait été victime d'une violation du Pacte.
6.2 En ce qui concerne l'article 17, le Gouvernement fédéral indique
que, d'après le Gouvernement tasmanien, cet article ne crée pas un "droit
à la vie privée" mais consacre seulement le droit de ne pas être
l'objet d'immixtions arbitraires ou illégales dans la vie privée et, les
lois contestées ayant été promulguées par la voie démocratique, elles
ne peuvent pas constituer une immixtion illégale dans la vie privée. Après
avoir examiné les travaux préparatoires à l'élaboration de l'article 17,
le Gouvernement fédéral souscrit à la définition ci-après des questions
"privées" : "Questions d'ordre individuel, personnel ou
confidentiel, ou qui doivent rester en dehors de l'observation publique
ou y sont soustraites". L'État partie reconnaît que, d'après cette
définition, toute activité sexuelle consentante et privée est couverte
par la notion de "vie privée" au sens de l'article 17.
6.3 Concernant la question de savoir si les articles 122 et 123 du Code
pénal de Tasmanie entraînent une "immixtion" dans la vie privée
de l'auteur, l'État partie indique que les autorités de Tasmanie ont fait
savoir qu'il n'y avait pas de politique tendant à traiter les enquêtes
ou les poursuites différemment selon qu'il s'agit d'infractions aux dispositions
contestées ou d'infractions au Code pénal de Tasmanie en général et que
le dernier cas de poursuites engagées en vertu des dispositions contestées
remontait à 1984. L'État partie reconnaît toutefois que, en l'absence
de politique expresse de la part des autorités de Tasmanie de ne pas appliquer
ces lois, le risque qu'elles ne soient appliquées à M. Toonen demeure
et que c'est un élément dont il faut tenir compte pour déterminer si les
dispositions constituent une "immixtion" dans sa vie privée.
En définitive, l'État partie reconnaît que l'auteur est effectivement
touché, personnellement, par les lois tasmaniennes.
6.4 Pour ce qui est de déterminer si l'immixtion dans la vie privée de
l'auteur est arbitraire ou illégale, l'État partie se reporte aux travaux
préparatoires sur l'article 17 et constate que l'historique de l'élaboration
de cette disposition à la Commission des droits de l'homme semble indiquer
que le terme "arbitraire" vise des situations qui, en droit
australien, seraient visées par le qualificatif de "déraisonnable".
De plus, dans son observation générale 16 (32) sur l'article 17, le Comité
des droits de l'homme indique que "l'introduction de la notion d'arbitraire
a pour objet de garantir que même une immixtion prévue par la loi soit
conforme aux dispositions, aux buts et aux objectifs du Pacte et soit
... raisonnable eu égard aux circonstances particulières"a.
Se fondant sur cette observation et sur la jurisprudence du Comité en
ce qui concerne ce qui est "raisonnable", l'État partie interprète
comme étant des immixtions "raisonnables" dans la vie privée
toutes mesures fondées sur des critères raisonnables et objectifs et qui
sont proportionnées à l'objet pour lequel elles ont été adoptées.
6.5 L'État partie n'accepte pas l'argument des autorités de Tasmanie
qui prétendent que le maintien des dispositions incriminées répond en
partie au souci de protéger la Tasmanie de la propagation du VIH (sida)
et que ces lois se justifient par des raisons de santé publique et de
morale. Cet argument va en réalité à l'encontre de la stratégie nationale
de lutte contre le VIH (sida) du Gouvernement australien, qui insiste
notamment sur le fait que toute loi qualifiant l'homosexualité de délit
fait obstacle aux programmes de santé publique encourageant une sexualité
sans risques. L'État partie rejette également l'argument des autorités
tasmaniennes qui justifie les lois incriminées par des motifs de morale,
notant que les questions morales n'étaient pas en jeu quand l'article
17 du Pacte a été élaboré.
6.6 Néanmoins, l'État partie signale que le libellé de l'article 17 permet
dans une certaine mesure de déroger au droit à la vie privée en présence
de motifs raisonnables, et précise que les comportements sociaux d'ordre
domestique peuvent entrer dans la définition des motifs raisonnables.
L'État partie note que des lois faisant de l'homosexualité une infraction
pénale existaient dans d'autres États d'Australie, mais ont été abrogées
partout sauf en Tasmanie. De plus, la discrimination fondée sur l'homosexualité
ou la sexualité en général est expressément déclarée illégale dans trois
des six États australiens et dans les deux territoires autonomes. Le Gouvernement
fédéral a déclaré que les préférences sexuelles pouvaient être un motif
de discrimination qui pouvait être invoqué en vertu de la Convention No
111 de l'OIT concernant la discrimination (emploi et profession) et a
mis en place un mécanisme par lequel toute personne qui s'estime victime
de discrimination en matière d'emploi en raison de ses préférences sexuelles
peut adresser une plainte qui sera examinée par la Commission australienne
des droits de l'homme et de l'égalité des chances.
6.7 En conséquence, l'État partie affirme qu'aujourd'hui en Australie
on reconnaît généralement que personne ne doit être en position de désavantage
en raison de ses préférences sexuelles. Étant donné la situation juridique
et sociale qui prévaut dans l'ensemble de l'Australie à l'exception de
la Tasmanie, l'État partie reconnaît qu'il est inutile d'interdire formellement
les pratiques sexuelles entre les hommes pour préserver le tissu moral
de la société australienne. En définitive, l'État partie "ne cherche
pas à prétendre que les lois incriminées reposent sur des critères raisonnables
et objectifs".
6.8 Enfin, l'État partie étudie la question de savoir si, dans le contexte
de l'article 17, les mesures prévues dans les lois incriminées sont proportionnées
à l'objectif visé. Il n'accepte pas l'argument des autorités tasmaniennes
qui prétendent que le degré d'immixtion dans la vie privée entraînée par
l'application des articles 122 et 123 du Code pénal tasmanien est proportionné
à la menace perçue pour la moralité de la société tasmanienne. À cet égard,
il note que le seul fait que ces lois ne soient pas appliquées dans le
cas de relations sexuelles consentantes et privées montre bien qu'elles
ne sont pas essentielles à la protection de la moralité de la société.
L'État partie conclut donc que les lois incriminées ne sont pas raisonnables
dans ces conditions et que l'immixtion dans la vie privée qu'elles occasionnent
est arbitraire. Il signale que le Gouvernement tasmanien a proposé à plusieurs
reprises ces dernières années l'abrogation de ces lois.
6.9 S'agissant de l'allégation de violation de l'article 26, l'État partie
demande au Comité conseil pour déterminer si les préférences sexuelles
peuvent être considérées comme comprises dans l'expression "... toute
autre situation" employée à l'article 26. À ce sujet, les autorités
tasmaniennes reconnaissent que les préférences sexuelles représentent
"une autre situation" aux fins du Pacte. L'État partie lui-même,
se fondant sur les travaux préparatoires, sur les observations générales
du Comité relatives aux articles 2 et 26 et sur sa jurisprudence concernant
l'application de ces articles, affirme qu'il "y a apparemment de
bonnes raisons de conclure que le texte des deux articles ne doit pas
être lu de façon restrictive". Les expressions utilisées dans ces
articles ("sans distinction aucune, notamment" et "toute
discrimination, notamment") donnent à penser que l'interprétation
doit être inclusive et non pas exhaustive. Si les travaux préparatoires
ne donnent pas de directive précise sur la question, ils semblent malgré
tout confirmer cette interprétation.
6.10 Ensuite, l'État partie indique que si le Comité considère que les
préférences sexuelles sont une "autre situation" aux fins du
Pacte, il doit examiner les questions ci-après :
— Les lois tasmaniennes établissent-elles une distinction fondée
sur le sexe ou la préférence sexuelle?
— M. Toonen est-il victime de discrimination?
— Cette distinction repose-t-elle sur des critères raisonnables
et objectifs?
— Les lois tasmaniennes sont-elles un moyen proportionné d'atteindre
un but légitime en vertu du Pacte?
6.11 L'État partie reconnaît que l'article 123 du Code pénal de Tasmanie
établit clairement une distinction fondée sur le sexe, puisqu'il interdit
certaines pratiques sexuelles entre les hommes seulement. Si le Comité
devait conclure que les préférences sexuelles constituent une "autre
situation" au sens de l'article 26 du Pacte, l'État partie reconnaîtrait
que cet article crée une distinction fondée sur les préférences sexuelles.
Pour ce qui est de l'argument de l'auteur, qui estime nécessaire d'étudier
l'incidence des articles 122 et 123 conjointement, l'État partie demande
son avis au Comité pour déterminer "s'il est approprié de considérer
l'article 122 isolément ou s'il faut au contraire considérer les effets
conjugués des articles 122 et 123 pour M. Toonen".
6.12 S'agissant de savoir si l'auteur est victime de discrimination,
l'État partie reconnaît, comme on l'a vu plus haut au paragraphe 6.3,
que l'auteur est effectivement touché personnellement par les dispositions
incriminées et accepte d'une façon générale l'argument selon lequel la
législation a effectivement une incidence sur l'opinion publique. Toutefois,
il objecte qu'il n'a pas été en mesure de vérifier si tous les cas de
préjugés et de discrimination à l'égard des homosexuels mentionnés par
l'auteur sont imputables aux incidences des articles 122 et 123.
6.13 Pour ce qui est de déterminer si la différence de traitement établie
par les articles 122 et 123 est fondée sur des critères raisonnables et
objectifs, l'État partie renvoie, mutatis mutandis, à ses observations
concernant l'article 17 (par. 6.4 à 6.8 ci-dessus). Dans le même contexte,
il conteste l'argument des autorités tasmaniennes selon lequel les lois
incriminées n'établissent pas une discrimination entre des catégories
de citoyens, mais déterminent simplement des actes inacceptables pour
la communauté tasmanienne. D'après l'État partie, c'est méconnaître la
façon dont l'objet ou l'incidence des dispositions contestées sont perçus
dans le pays. Bien qu'elles visent expressément des actes, elles ont pour
effet de distinguer une catégorie identifiable d'individus et d'interdire
certains de leurs actes. Aux yeux de la communauté, ces lois visent clairement
les hommes homosexuels en tant que groupe. Par conséquent, si le Comité
devait conclure que les lois tasmaniennes sont discriminatoires et représentent
une immixtion dans la vie privée, l'État partie reconnaîtrait qu'elles
constituent une immixtion discriminatoire dans la vie privée.
6.14 Enfin, l'État partie examine un certain nombre de questions qui
peuvent être intéressantes au regard de l'article 26. S'agissant de la
notion d'"égalité devant la loi" au sens de l'article 26, il
fait valoir que l'auteur ne dénonce pas une inégalité dans la procédure.
S'agissant de déterminer si les articles 122 et 123 portent atteinte au
droit à une "égale protection de la loi", l'État partie reconnaît
que si le Comité devait conclure au caractère discriminatoire des dispositions,
il faudrait conclure aussi qu'elles établissent une discrimination pour
ce qui est du droit à l'égale protection de la loi. S'agissant de la question
de savoir si l'auteur est victime d'une discrimination interdite, l'État
partie admet que les articles 122 et 123 ont effectivement une incidence
sur l'auteur et que la plainte ne constitue pas, contrairement à ce qu'affirment
les autorités tasmaniennes, une contestation in abstracto de la
législation interne.
7.1 Dans ses observations, l'auteur se félicite de ce que l'État partie
ait admis que les articles 122 et 123 constituaient une violation de l'article
17 du Pacte, mais regrette que l'argumentation du Gouvernement australien
soit fondée intégralement sur le risque de poursuites qu'il encourt en
vertu des dispositions précitées, laissant de côté les conséquences négatives
générales de la législation pour lui-même. À propos du caractère "arbitraire"
de l'immixtion dans la vie privée, il s'inquiète aussi de ce que l'État
partie déclare avoir de la difficulté à déterminer avec certitude si l'interdiction
qui frappe les pratiques homosexuelles privées représente la position
morale d'une part importante de la population de Tasmanie. Il soutient
quant à lui qu'en fait la population et les institutions sont largement
favorables à l'abrogation des lois pénales anti-homosexuels de Tasmanie,
et donne une liste détaillée d'associations et de groupements, de tous
les horizons de la société australienne et tasmanienne, ainsi qu'un compte
rendu détaillé des manifestations nationales et internationales concernant
les droits des homosexuels et des lesbiennes en général et les dispositions
anti-homosexuels tasmaniens en particulier.
7.2 Pour répondre à l'argument des autorités tasmaniennes, qui estiment
que des considérations morales doivent être prises en compte s'agissant
du droit à la vie privée, l'auteur fait observer que l'Australie est une
société pluraliste et pluriculturelle et que ses citoyens ont des codes
moraux différents, parfois conflictuels. Dans ces conditions, la législation
pénale doit figer le moins possible tous ces codes différents et, si certaines
valeurs doivent être reprises dans le Code pénal, ce sont celles qui se
rapportent à la dignité et à la diversité humaines.
7.3 Pour ce qui est de l'allégation de violation du paragraphe 1 de l'article
2 et de l'article 26, l'auteur se félicite de la volonté de l'État partie
de suivre le Comité dans son interprétation de ces dispositions mais regrette
qu'il n'en ait pas donné sa propre interprétation; d'après l'auteur, cela
ne coïncide pas avec la position du Gouvernement australien qui a fait
savoir clairement au plan national que selon son interprétation, ces dispositions
garantissent la non-discrimination et la protection égale de la loi en
ce qui concerne les préférences sexuelles. L'auteur passe ensuite en revue
les faits récents enregistrés en Australie concernant la question de la
préférence sexuelle au regard du droit international relatif aux droits
de l'homme et note que devant la Grande Commission de la Conférence mondiale
sur les droits de l'homme, le représentant de l'Australie avait fait une
déclaration qui "demeure le plus grand plaidoyer en faveur des ...
droits des homosexuels prononcé par un gouvernement quel qu'il soit dans
une instance internationale". L'auteur affirme que l'appel lancé
par l'Australie en faveur de l'interdiction, au plan international, de
la discrimination fondée sur les préférences sexuelles se rapporte à son
cas.
7.4 M. Toonen signale de plus qu'en 1994 l'Australie soulèvera la question
de la discrimination au motif des préférences sexuelles dans divers organes
: "On croit comprendre que le plan d'action national relatif aux
droits de l'homme que l'Australie soumettra à la Commission des droits
de l'homme au début de l'année prochaine aura notamment pour objectif
l'élimination, au niveau international, de la discrimination fondée sur
les préférences sexuelles."
7.5 Eu égard à ce qui précède, l'auteur prie instamment le Comité de
tenir compte du fait que l'État partie a toujours considéré que les préférences
sexuelles relevaient des situations protégées par le droit international
relatif aux droits de l'homme et constituaient en particulier une "autre
situation" aux fins du paragraphe 1 de l'article 2 et aux fins de
l'article 26. L'auteur note que plusieurs décisions de la Cour européenne
des droits de l'homme constituent un précédent à cet égardb.
7.6 En ce qui concerne la discrimination entraînée par les articles 122
et 123 du Code pénal de Tasmanie, l'auteur réaffirme que les effets conjugués
des dispositions sont discriminatoires parce que, prises ensemble, elles
proscrivent toute forme d'intimité entre hommes. Malgré sa neutralité
apparente, l'article 122 est, d'après l'auteur, en soi discriminatoire.
Bien que la législation tasmanienne soit neutre dans son interdiction
des "relations sexuelles contre nature", cette disposition,
comme les lois analogues aujourd'hui abrogées des autres États australiens,
a été appliquée beaucoup plus souvent à l'encontre d'hommes homosexuels
qu'à l'encontre d'hommes ou de femmes hétérosexuels. En outre, la loi
qualifie de délit une pratique sexuelle à laquelle se livrent les homosexuels
plus généralement que les hétérosexuels. L'auteur fait valoir que dans
son Observation générale sur l'article 26 et dans certaines de ses constatations,
le Comité des droits de l'homme lui-même a retenu l'idée qu'il pouvait
exister une "discrimination indirecte"c.
7.7 Pour ce qui est de l'absence de "critères raisonnables et objectifs"
justifiant la différence de traitement établie par les articles 122 et
123, M. Toonen se félicite de ce que l'État partie ait conclu que les
dispositions ne sont pas raisonnablement justifiées pour des motifs de
santé publique ou de morale. Cependant, il regrette l'ambivalence de l'État
partie au sujet des conceptions morales des habitants de la Tasmanie.
7.8 Enfin, l'auteur développe son premier argument concernant le rapport
entre l'existence d'une législation pénale défavorable aux homosexuels
et ce qu'il appelle une "discrimination plus vaste", c'est-à-dire
des brimades, des violences et des préjugés à l'encontre des homosexuels.
Selon lui, l'existence de la loi a des conséquences sociales et psychologiques
néfastes pour lui-même et pour d'autres personnes dans sa situation et
il cite un grand nombre d'exemples récents de brimades et de discrimination
dont des homosexuels et des lesbiennes ont été victimes en Tasmanied.
7.9 M. Toonen explique que depuis qu'il a adressé sa plainte au Comité,
il a été personnellement la cible de calomnies et de brimades, dans le
contexte du débat sur la réforme de la législation relative aux homosexuels
en Tasmanie et de son travail social communautaire en tant que bénévole.
Plus grave, il a perdu son emploi depuis qu'il a adressé sa plainte au
Comité, en partie à la suite de cette démarche.
7.10 À ce sujet, il explique que, quand il a adressé sa plainte au Comité,
il occupait depuis trois ans le poste d'administrateur général du Conseil
tasmanien du sida [Tasmanian AIDS Council (Inc.)]. Il a été mis fin à
son contrat le 2 juillet 1993, après une inspection de l'activité du Conseil,
ordonnée par le Gouvernement tasmanien, par l'intermédiaire du Département
des services communautaires et des services de santé. Le Conseil ayant
objecté au licenciement de l'auteur, le Département a menacé de lui retirer
tout financement si M. Toonen n'était pas remercié immédiatement. M. Toonen
affirme que le Département a agi ainsi parce qu'il était inquiet de la
publicité faite autour de sa plainte au Comité et de son militantisme
en faveur des homosexuels en général. Il fait remarquer que sa plainte
met le Gouvernement tasmanien dans l'embarras et souligne que jamais personne
n'a jugé qu'il ne donnait pas satisfaction sur le plan professionnel.
7.11 L'auteur conclut que les articles 122 et 123 continuent de lui porter
préjudice, dans sa vie privée et dans sa vie publique, en établissant
les conditions propices à une discrimination et à un harcèlement continuel
et en le plaçant en situation de désavantage.
Examen quant au fond
8.1 Le Comité doit déterminer si M. Toonen a été victime d'une immixtion
illégale ou arbitraire dans sa vie privée, en infraction au paragraphe
1 de l'article 17 du Pacte, et s'il a été victime de discrimination dans
son droit à une égale protection de la loi, en infraction à l'article
26.
8.2 En ce qui concerne l'article 17, il est incontestable que la sexualité
consentante, en privé, est couverte par la notion de "vie privée"
et que M. Toonen est effectivement et actuellement touché par le maintien
en vigueur des lois tasmaniennes. Le Comité considère que les articles
122 a) et c) et 123 du Code pénal de Tasmanie constituent une "immixtion"
dans la vie privée de l'auteur, même si ces dispositions n'ont pas été
appliquées depuis 10 ans. À cet égard, il note que le fait que le Procureur
général ait pour pratique de ne pas engager de poursuites pénales dans
le cas de comportements homosexuels privés ne permet pas d'avoir l'assurance
que de telles actions ne seront pas engagées contre des homosexuels à
l'avenir, en particulier eu égard aux déclarations, qui n'ont pas été
contestées, faites par le Procureur général en 1988 et par des membres
du Parlement tasmanien. Le maintien en vigueur des dispositions incriminées
représente donc une immixtion permanente et directe dans la vie privée
de l'auteur.
8.3 L'interdiction des comportements homosexuels privés est inscrite
dans la loi, sous la forme des articles 122 et 123 du Code pénal de Tasmanie.
Pour déterminer si elle peut être réputée arbitraire, le Comité rappelle
que, conformément à son observation générale 16 [32] relative à l'article
17, "l'introduction de la notion d'arbitraire a pour objet de garantir
que même une immixtion prévue par la loi soit conforme aux dispositions,
aux buts et aux objectifs du Pacte et soit, dans tous les cas, raisonnable
eu égard aux circonstances particulières"a. D'après l'interprétation
du Comité, pour être raisonnable l'immixtion dans la vie privée doit être
proportionnée à l'objectif recherché et doit être nécessaire dans les
circonstances particulières à chaque cas.
8.4 L'État partie reconnaît que les dispositions contestées constituent
une immixtion arbitraire dans la vie privée de M. Toonen, mais les autorités
de Tasmanie font valoir qu'elles sont justifiées par des raisons de santé
publique et de morale car elles visent en partie à empêcher la prolifération
du virus du VIH (sida) en Tasmanie et parce que, en l'absence de clauses
limitatives expresses dans l'article 17, les questions de morale doivent
être considérées comme relevant des affaires intérieures.
8.5 Pour ce qui est de l'argument lié à la santé publique, le Comité
note que qualifier les pratiques homosexuelles d'infraction pénale ne
peut être considéré comme un moyen raisonnable ou une mesure proportionnée
pour empêcher la prolifération du virus du sida. Comme le fait remarquer
le Gouvernement australien, les dispositions faisant des pratiques homosexuelles
une infraction pénale tendent à entraver l'application de programmes de
santé publique "en obligeant à la clandestinité un grand nombre de
personnes à risque", ce qui va à l'encontre de la mise en oeuvre
de programmes efficaces d'information sur la prévention du sida. D'autre
part, le Comité note qu'aucune corrélation n'a été établie entre le maintien
de l'homosexualité en tant qu'infraction pénale et l'efficacité de la
lutte contre la prolifération du VIH (sida).
8.6 Le Comité ne peut pas davantage accepter l'idée que, aux fins de
l'article 17 du Pacte, les questions de morale sont exclusivement du ressort
interne car ce serait retirer au Comité son droit de regard sur un grand
nombre de textes qui peuvent représenter une immixtion dans la vie privée.
Il note de plus qu'à l'exception de la Tasmanie, tous les États d'Australie
ont abrogé toutes les lois faisant de l'homosexualité une infraction pénale
et que, même en Tasmanie, il n'y ait pas l'unanimité sur la question de
savoir si les articles 122 et 123 ne devraient pas également être abrogés.
Étant donné de plus que ces dispositions ne sont pas appliquées actuellement,
ce qui donne à penser qu'elles ne sont pas réputées essentielles à la
protection de la morale en Tasmanie, le Comité conclut qu'elles ne satisfont
pas au critère du "motif raisonnable" dans les conditions particulières
de l'affaire et qu'elles représentent une immixtion arbitraire dans la
vie privée de M. Toonen, en violation du droit consacré au paragraphe
1 de l'article 17.
8.7 L'État partie a demandé l'avis du Comité sur le point de savoir si
les préférences sexuelles pouvaient être considérées comme une "autre
situation" au sens de l'article 26. La même question pourrait se
poser au regard du paragraphe 1 de l'article 2 du Pacte. Le Comité se
borne toutefois à observer qu'à son avis, la référence au "sexe"
au paragraphe 1 de l'article 2 et à l'article 26 doit être considérée
comme recouvrant les préférences sexuelles.
9. Le Comité des droits de l'homme, agissant en vertu du paragraphe 4
de l'article 5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international
relatif aux droits civils et politiques, émet l'avis que les faits dont
il est saisi font apparaître une violation des dispositions du paragraphe
1 de l'article 17 en corrélation avec le paragraphe 1 de l'article 2 du
Pacte.
10. En vertu du paragraphe 3 a) de l'article 2 du Pacte, l'auteur, victime
d'une violation des dispositions du paragraphe 1 de l'article 17 en corrélation
avec le paragraphe 1 de l'article 2, a droit à réparation. De l'avis du
Comité, l'abrogation des articles 122 a) et c) et 123 du Code pénal de
Tasmanie constituerait une réparation effective.
11. Ayant conclu à l'existence d'une violation des droits de M. Toonen
au titre du paragraphe 1 de l'article 17 et du paragraphe 1 de l'article
2 du Pacte appelant l'abrogation de la loi incriminée, le Comité ne juge
pas nécessaire d'examiner s'il y a eu également violation de l'article
26 du Pacte.
12. Le Comité souhaiterait recevoir de l'État partie, dans les 90 jours
suivant la date de transmission de ses constatations, des informations
sur toutes mesures prises comme suite auxdites constatations.
[Texte adopté en anglais (version originale), en espagnol et en français.]
Notes
a Documents officiels de l'Assemblée générale, quarante-troisième
session, Supplément No 40 (A/43/40), annexe VI, observation générale
16 (32), par. 4.
b Dudgeon c. Royaume-Uni, arrêt du 22 octobre
1981, par. 64 à 70; Norris c. Irlande, arrêt du 26 octobre
1988, par. 39 à 47; Modinos c. Chypre, arrêt du 22 avril
1993, par. 20 à 25.
c L'auteur se réfère aux constatations du Comité relatives
à la communication No 208/1986 (Bhinder c. Canada), adoptées
le 9 novembre 1989, paragraphes 6.1 et 6.2 (voir Documents officiels
de l'Assemblée générale, quarante-cinquième session, Supplément No 40
(A/45/40), annexe IX, observation générale 16 (32), par. 4.
d Ces exemples font l'objet de documents versés au dossier.
______________
* L'opinion individuelle de M. Bertil Wennergren est reproduite en appendice
APPENDICE
Opinion individuelle présentée par M. Bertil Wennergren
en vertu du paragraphe 3 de l'article 94 du règlement
intérieur du Comité
Je ne partage pas l'opinion que le Comité exprime au paragraphe 11 selon
laquelle il n'est pas nécessaire d'examiner s'il y a eu également violation
de l'article 26 du Pacte dès lors que le Comité a conclu que les droits
de M. Toonen avaient été violés au regard du paragraphe 1 de l'article
17 et du paragraphe 1 de l'article 2 du Pacte. À mon avis, toute conclusion
à l'existence d'une violation du paragraphe 1 de l'article 17 devrait
plut_t être déduite de la conclusion à l'existence d'une violation de
l'article 26. Mon raisonnement est le suivant.
L'article 122 du Code pénal tasmanien interdit les rapports sexuels
entre hommes et entre femmes. Si l'article 123 interdit également les
rapports sexuels indécents entre hommes consentants en public ou en privé,
il n'interdit pas les rapports similaires entre femmes consentantes. Au
paragraphe 8.7, le Comité observe qu'à son avis, la référence au "sexe"
au paragraphe 1 de l'article 2 et à l'article 26 doit être considérée
comme recouvrant les préférences sexuelles. Je souscris à cette opinion
car le dénominateur commun des motifs que sont "la race, la couleur
et le sexe" sont constitués par les facteurs biologiques ou génétiques.
Cela étant, la répression de certains comportements sous l'empire des
articles 122 a) et c) et 123 du Code pénal tasmanien doit être considérée
comme étant incompatible avec l'article 26 du Pacte.
Premièrement, ces dispositions du Code pénal tasmanien proscrivent les
rapports sexuels entre hommes et entre femmes, établissant ainsi une distinction
entre personnes hétérosexuelles et personnes homosexuelles. Deuxièmement,
elles répriment d'autres rapports sexuels entre hommes consentants sans
pour autant réprimer des rapports similaires entre femmes. De ce fait,
elles s'écartent du principe de l'égalité devant la loi. Il convient de
souligner que c'est la criminalisation proprement dite qui constitue une
discrimination dont les individus peuvent se prétendre victimes et qui,
de ce fait, viole l'article 26, nonobstant le fait que la loi n'a pas
été appliquée pendant longtemps : le comportement visé reste néanmoins
une infraction pénale.
À la différence de la plupart des articles du Pacte, l'article 17 n'établit
aucun droit ni aucune liberté à proprement parler. Il n'existe aucun droit
à la vie privée comparable au droit à la liberté de la personne, encore
que l'article 18 garantisse un droit à la liberté de pensée, de conscience
et de religion, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction
en privé. Le paragraphe 1 de l'article 17 se borne à stipuler que nul
ne sera l'objet d'immixtions arbitraires ou illégales dans sa vie privée,
sa famille, etc. Au surplus, à la différence des autres articles du Pacte,
cette disposition ne précise pas les motifs sur la base desquels un État
partie peut se livrer à des immixtions par voie légale.
Tout État partie a dès lors la faculté de s'immiscer par voie légale
dans la vie privée des individus sur la base de tous motifs discrétionnaires
et non uniquement de motifs ayant trait à la sécurité publique, à l'ordre
public, à la santé, aux moeurs, aux droits et libertés fondamentaux d'autrui,
tels qu'ils sont énoncés dans les autres dispositions du Pacte. Toutefois,
aux termes du paragraphe 1 de l'article 5, aucune disposition du Pacte
ne peut être interprétée comme impliquant pour un État un droit quelconque
d'accomplir un acte visant à imposer aux droits et libertés qui y sont
consacrés des limitations plus amples que celles prévues dans le Pacte.
La loi pénale discriminatoire en cause n'est pas "illégale"
à proprement parler, mais elle est incompatible avec le Pacte, dans la
mesure où elle limite le droit à l'égalité devant la loi. À mon sens,
la criminalisation opérée sous l'empire des articles 122 et 123 du Code
pénal tasmanien porte atteinte à la vie privée d'une manière injustifiable
et constitue également, de ce fait, une violation du paragraphe 1 de l'article
17.
À mon avis, on ne saurait parvenir à une conclusion similaire s'agissant
du paragraphe 1 de l'article 2 du Pacte, car le paragraphe 1 de l'article
17 ne protège que contre les immixtions arbitraires et illégales. On ne
peut pas conclure à l'illégalité d'une loi par référence au seul paragraphe
1 de l'article 2, sauf à suivre un raisonnement tortueux. L'élément qui
rend l'immixtion "illégale" en l'espèce découle des articles
5, paragraphe 1, et 26 et non du paragraphe 1 de l'article 2. J'en conclus
que les dispositions du Code pénal tasmanien en cause et leur incidence
sur la situation de l'auteur violent l'article 26, de même que le paragraphe
1 de l'article 17 et le paragraphe 1 de l'article 5 du Pacte.
Je partage l'avis du Comité selon lequel l'abrogation des articles 122
a) et c) et 123 du Code pénal tasmanien constituerait une réparation effective.