Comité des droits de l'homme
Cinquante-sixième session
18 mars - 4 avril 1996
ANNEXE
Constatations du Comité des droits de l'homme au titre du paragraphe
4 de
l'article 5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international
relatif aux droits civils et politiques
- Cinquante-sixième session -
Communication No 505/1992
Présentée par : Kéténguéré Ackla
Au nom de : L'auteur
Etat partie : Togo
Date de la communication : 11 octobre 1991 (date de la lettre
initiale)
Le Comité des droits de l'homme, institué en vertu de l'article
28 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques,
Réuni le 25 mars 1996,
Ayant achevé l'examen de la communication No 505/1992 présentée
au Comité par M. Kéténguéré Ackla en vertu du Protocole facultatif se
rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques,
Ayant tenu compte de toutes les informations écrites qui lui
ont été communiquées par l'auteur de la communication, son conseil et
l'Etat partie,
Adopte ce qui suit :
Constatations au titre du paragraphe 4 de l'article 5
du Protocole facultatif
1. L'auteur de la communication est Kéténguéré Ackla, citoyen togolais
résidant actuellement à Lomé (Togo). Il affirme être victime de violations
par le Togo des articles premier, paragraphes 1 et 2; 2, paragraphe 3
a), b) et c); 7; 9, paragraphes 1, 2, 3 et 5; 10, paragraphe 1; 12, paragraphe
4; et 17, paragraphes 1 et 2, du Pacte international relatif aux droits
civils et politiques. Le Protocole facultatif est entré en vigueur pour
le Togo le 30 juin 1988.
Rappel des faits présentés par l'auteur
2.1 L'auteur a été licencié de son poste de commissaire de police par
une décision en date du 13 mai 1986; selon lui, cette décision était injustifiée
et arbitraire parce que l'accusation sur laquelle elle était fondée (faute
grave de service) était forgée de toutes pièces. M. Ackla a lui-même demandé
qu'une commission de discipline soit constituée pour enquêter sur son
cas, mais il n'a pas été donné suite à sa demande.
2.2 Le 29 mai 1987, l'auteur a été arrêté à son domicile, sur ordre du
Président de l'Etat partie, Eyadema Gnassingbe. Il a été détenu pendant
huit jours, apparemment sans être inculpé. Le troisième jour de sa détention,
il a pu prendre contact avec le Président. Selon l'auteur, le Président
éprouvait de la rancune personnelle à son encontre. Il affirme que pendant
sa détention sa maison et ses autres biens ont été saisis et octroyés
à son ex-épouse.
2.3 Avant sa libération, le 6 juin 1987, l'auteur a été informé que le
Président avait décidé de l'interdire de séjour dans le district de La
Kozah et dans son village natal, Kara, qui se trouve dans ce district.
Le 24 juillet 1987, la police a une nouvelle fois tenté de l'arrêter alors
qu'il se rendait à Kara pour y récupérer des effets personnels mais il
a réussi à prendre la fuite. Il a demandé plus tard à sa soeur de récupérer
ses effets personnels, mais elle n'y est pas parvenue. L'auteur dit avoir
appris, en juin 1990, que des policiers s'étaient une nouvelle fois introduits
chez lui, dans son village natal, et qu'ils avaient pillé sa maison. Il
s'estime personnellement persécuté par le Président.
2.4 Pour ce qui est de l'épuisement des recours internes, l'auteur déclare
avoir adressé plus de 40 communications aux autorités togolaises, demandant
sa réintégration dans la police, la levée de l'interdiction qui lui est
faite de se rendre dans le district de La Kozah et dans son village natal
et la restitution de son patrimoine; ces communications sont restées sans
réponse. Il a également fait part de sa situation à deux ministres, mais
en vain. En ce qui concerne les démarches faites pour épuiser les recours
internes, l'auteur déclare qu'il a formé un recours devant une juridiction
spécialisée dans les conflits du travail (sans préciser laquelle), et
qu'un juge d'instruction lui a déclaré qu'il n'avait pas compétence pour
enquêter sur la validité d'un ordre du Président. Le même magistrat aurait
en outre dit à l'auteur que seul le Président Eyadema pouvait le réintégrer
dans la police. Après avoir présenté sa plainte au Comité des droits de
l'homme, l'auteur a interjeté appel auprès du Président de la Cour d'appel,
qui lui aurait répondu que le tribunal administratif du Togo ne fonctionnait
pas, faute de juges qualifiés.
2.5 L'auteur ajoute qu'il a en vain cherché de l'aide auprès de diverses
organisations locales, notamment la Commission togolaise des droits de
l'homme. En conclusion, il affirme qu'aucun recours efficace n'existe
et qu'il n'a aucun moyen de se défendre face à un système judiciaire partial
et discriminatoire.
Teneur de la plainte
3.1 L'auteur tente d'obtenir la restitution de ses biens, en particulier
de sa maison, et demande à être indemnisé pour la perte de revenus qu'il
a subie (1 078 000 francs CFA au 1er janvier 1992), étant donné qu'il
n'a pu louer sa maison. Il s'élève contre l'interdiction qui lui est toujours
faite de se rendre dans le district de La Kozah et dans son village natal,
et contre le refus du Chef de la sécurité nationale de le réintégrer dans
ses fonctions (1991).
3.2 M. Ackla dénonce en outre une ingérence arbitraire et illicite dans
sa vie privée, son foyer et sa correspondance, et des atteintes injustifiées
à son honneur et à sa réputation. Par ailleurs, la confiscation de sa
maison et le fait qu'il s'est retrouvé sans emploi l'ont empêché de faire
face à ses dépenses médicales et aux frais d'éducation de ses enfants.
Il affirme être aujourd'hui dans l'impossibilité de payer un conseil compétent.
Observations de l'Etat partie relatives à la recevabilité et réponse
de l'auteur
4. Dans ses observations en date du 20 octobre 1992 présentées au Comité
en application de l'article 91, l'Etat partie fait observer que l'auteur
a été réintégré dans la police à un grade supérieur et en conclut que
le Comité des droits de l'homme devrait considérer comme sans objet la
plainte présentée par l'auteur.
5.1 Dans sa réponse, l'auteur confirme qu'il a été réintégré dans la
police le 26 mai 1992 et ajoute que, même si certaines questions se sont
posées au début à propos de son grade, il a finalement bénéficié d'un
reclassement. En revanche, rien n'a changé en ce qui concerne sa vie privée
: ni ses biens ni la somme d'argent qu'il aurait dû percevoir au titre
de la location de sa maison (1 228 000 francs CFA au 15 janvier 1993)
ne lui ont été restitués et l'interdiction qui lui est faite de se rendre
dans le district de La Kozah et dans son village natal reste en vigueur.
5.2 L'auteur fait observer à ce propos que, le 9 janvier 1993, il s'est
rendu dans sa maison de Kara, à ses risques et périls, parce qu'il avait
décidé de la vendre à un commerçant de la localité. A son arrivée, il
a été menacé par son ex-épouse et ses fils, qui sont intervenus auprès
du maire de Kara pour que celui-ci le fasse arrêter et ont essayé de décourager
l'acheteur potentiel. M. Ackla n'a donc pas pu vendre la maison.
Décision du Comité concernant la recevabilité
6.1 A sa 51e séance, le Comité a examiné la question de la recevabilité
de la communication. Il a pris note de l'argument de l'Etat partie, selon
lequel M. Ackla ayant été réintégré dans la police, sa plainte devrait
être considérée comme étant sans objet, mais il a estimé que les griefs
de l'auteur concernant son arrestation et sa détention arbitraires, l'expropriation
de son domicile et la limitation de sa liberté de circulation étaient
distincts des griefs relatifs à son licenciement, en 1986, de la fonction
publique et qu'ils n'étaient donc pas devenus sans objet.
6.2 Le Comité a noté que les griefs formulés par l'auteur au titre des
articles 7, 9 et 10, paragraphe 1 du Pacte ont trait à des événements
qui se sont produits avant le 30 juin 1988, date de l'entrée en vigueur
du Protocole facultatif pour l'Etat partie. Il a donc décidé qu'à cet
égard, la communication était irrecevable ratione temporis.
6.3 Quant aux griefs formulés par l'auteur à propos du refus des autorités
de lui restituer sa maison et les loyers perçus au titre de la location
illégale de cette maison, le Comité a noté que, indépendamment du fait
que la confiscation avait eu lieu avant la date de l'entrée en vigueur
du Protocole facultatif pour le Togo, le droit à la propriété n'était
pas protégé par le Pacte. Il a donc décidé que ce grief était irrecevable
ratione materiae, en vertu de l'article 3 du Protocole facultatif.
6.4 Le Comité a estimé que les griefs formulés par l'auteur au titre
des articles premier et 2 du Pacte n'étaient pas fondés aux fins de la
recevabilité, et il a conclu que les faits qui lui avaient été soumis
ne soulevaient pas de questions relevant des dispositions des articles
susmentionnés.
6.5 Quant aux griefs formulés par l'auteur au titre de l'article 17,
le Comité a noté que d'après les informations fournies par l'auteur, qui
n'avaient toujours pas été contestées, la confiscation de sa maison et
les atteintes à sa vie privée, à son honneur et à sa réputation s'étaient
poursuivies après le 30 juin 1988. Rien n'indiquait cependant que
l'auteur ait cherché à porter cette affaire devant les tribunaux internes,
en particulier les tribunaux civils. Aucun élément supplémentaire n'était
venu appuyer son affirmation très générale, selon laquelle il n'avait
aucun moyen de se défendre face à un système judiciaire partial et discriminatoire.
Le Comité a estimé que de simples doutes quant à l'efficacité des recours
civils ne dispensaient pas l'auteur de chercher à épuiser lesdits recours.
En conséquence, le Comité conclut à cet égard que l'auteur n'avait pas
rempli les conditions définies au paragraphe 2 b) de l'article 5 du Protocole
facultatif.
6.6 Enfin, s'agissant du grief formulé par l'auteur au titre de l'article
12, le Comité a noté que l'interdiction faite à l'auteur d'entrer dans
le district de La Kozah et de se rendre dans son village natal était toujours
en vigueur. Il a noté que l'auteur avait cherché à porter cette affaire
à l'attention des autorités judiciaires, qui lui avaient répondu que les
tribunaux administratifs étaient inopérants au Togo. Dans ces circonstances,
le Comité conclut que M. Ackla ne disposait d'aucun recours interne utile.
7. En conséquence, le 30 juin 1994, le Comité des droits de l'homme a
décidé que la communication était recevable dans la mesure où elle pouvait
soulever une question au titre de l'article 12 du Pacte.
Délibérations du Comité
8. La date limite fixée pour la réception des informations demandées
à l'Etat partie en application du paragraphe 2 de l'article 4 du Protocole
facultatif a expiré le 10 février 1995. Aucune information n'a été reçue
de l'Etat partie malgré deux rappels qui lui ont été adressés le 14 juillet
et le 31 août 1995. Le Comité regrette l'absence de coopération de la
part de l'Etat partie en ce qui concerne l'examen de la communication
quant au fond. Il découle implicitement du paragraphe 2 de l'article 4
du Protocole facultatif qu'un Etat partie doit fournir au Comité, de bonne
foi et dans les délais fixés, toutes les informations dont il dispose.
En l'absence d'informations de la part de l'Etat partie, il convient d'accorder
l'importance voulue aux allégations de l'auteur dans la mesure où elles
ont été étayées.
9. En conséquence, le Comité des droits de l'homme a examiné la présente
communication en tenant compte de toutes les informations qui lui ont
été communiquées par les parties, conformément au paragraphe 1 de l'article
5 du Protocole facultatif.
10. Le Comité note que le seul grief recevable, qui doit être examiné
quant au fond, est l'interdiction de séjour incontestée dont l'auteur
fait l'objet dans le district de La Kozah et dans son village natal, qui
fait partie de ce district. L'article 12 du Pacte stipule que quiconque
se trouve légalement sur le territoire d'un Etat a le droit d'y circuler
librement et d'y choisir librement sa résidence. L'Etat partie n'ayant
donné aucune explication pour justifier, conformément au paragraphe 3
de l'article 12, les restrictions auxquelles l'auteur a été soumis, le
Comité estime que les restrictions à la liberté de circulation et de résidence
de l'auteur constituent une violation du paragraphe 1 de l'article 12
du Pacte.
11. Le Comité des droits de l'homme, agissant en vertu du paragraphe
4 de l'article 5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international
relatif aux droits civils et politiques, estime que les faits dont il
est saisi font apparaître une violation du paragraphe 1 de l'article 12
du Pacte.
12. En vertu du paragraphe 3 a) de l'article 2 du Pacte, M. Ackla a droit
à un recours utile. Le Comité estime que ce recours doit entraîner la
possibilité immédiate pour M. Ackla de retrouver sa liberté de mouvement
et de résidence ainsi qu'une indemnisation appropriée. L'Etat partie est
tenu de veiller à ce que des violations analogues ne se produisent pas
à l'avenir.
13. Etant donné qu'en adhérant au Protocole facultatif l'Etat partie
a reconnu que le Comité avait compétence pour déterminer s'il y avait
eu ou non violation du Pacte et que, conformément à l'article 2 du Pacte,
il s'est engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire
et relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte et à assurer
un recours utile et exécutoire lorsqu'une violation a été établie, le
Comité souhaite recevoir de l'Etat partie, dans un délai de 90 jours,
des renseignements sur les mesures prises pour donner effet à ses constatations.
[Texte adopté en anglais (version originale) et traduit en espagnol et
en français. A paraître aussi en arabe, en chinois et en russe dans le
prochain rapport annuel du Comité à l'Assemblée générale.]