Comité des droits de l'homme
Cinquantième session
ANNEXE
Décisions du Comité des droits de l'homme déclarant irrecevables
des communications présentées en vertu du Protocole facultatif
se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils
et politiques
- Cinquantième session -
Communication No 520/1992*
Présentée par : E. et A. K. [noms supprimés]
Au nom de : Les auteurs
État Partie intéressé : Hongrie
Date de la communication : 22 septembre 1992 (date de la communication
initiale)
Le Comité des droits de l'homme, institué en application de l'article
28 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques,
Réuni le 7 avril 1994,
Adopte la décision ci-après :
Décision concernant la recevabilité
1. Les auteurs de la communication sont E. et A. K., deux citoyens hongrois
résidant en Suisse. Ils affirment être victimes, de la part de la Hongrie,
de violations des articles 2 (par. 1 et 2), 12 (par. 2 et 3), 14 (par.
1) et 17 (par. 1) du Pacte international relatif aux droits civils et
politiques. Le Protocole facultatif est entré en vigueur pour la Hongrie
le 7 décembre 1988.
Rappel des faits présentés par les auteurs
2.1 A. K. est fonctionnaire au Bureau international du Travail (BIT)
à Genève depuis 1976. Jusqu'en 1984, aucune modification ni prolongation
de contrat n'était possible sans qu'un permis de travail à l'étranger
soit délivré par les autorités hongroises. Conformément à la législation
hongroise alors en vigueur, le permis en question était un préalable indispensable
à la délivrance d'un visa de sortie par les autorités, moyennant quoi
l'auteur pouvait quitter la Hongrie avec sa famille pour travailler à
l'étranger.
2.2 Au mois de mars 1984, M. K. a été nommé à un poste permanent au BIT.
Le Gouvernement hongrois a alors refusé de prolonger son permis de travail
et lui a enjoint de démissionner et de rentrer à Budapest. L'auteur a
refusé, préférant démissionner du poste qu'il occupait au Ministère hongrois
du logement et de l'aménagement urbain.
2.3 Dans le courant de l'automne 1984, la police municipale de Budapest
a, par la décision 21.320/1984, déclaré que les auteurs résidaient illégalement
à l'étranger, avec effet au 31 décembre 1983 (le permis de travail de
M. K. n'expirerait qu'au 30 juin 1984). Se fondant sur cette déclaration,
l'administration municipale de Budapest a procédé à la confiscation de
l'appartement et de la maison familiale des auteurs et en a attribué la
propriété à l'État. Les auteurs n'ont pas été indemnisés. Les recours
qu'ils ont formés par la suite ont été rejetés par le Conseil municipal
de Budapest, agissant en qualité de tribunal administratif, au motif qu'en
vertu des règlements alors en vigueur, les biens des particuliers considérés
comme séjournant ou résidant illégalement à l'étranger devenaient propriété
de l'État. La décision de la police a également eu pour conséquence que
l'ambassade de Hongrie à Berne a refusé de délivrer à M. K. un certificat
confirmant ses droits acquis en matière de sécurité sociale.
2.4 Les auteurs notent qu'au cours de cette période et durant les années
qui ont suivi, ils ont subi de nombreuses ingérences arbitraires dans
leur vie professionnelle et privée. Les lettres qu'ils adressaient de
Suisse à leurs proches en Hongrie étaient régulièrement ouvertes ou arrivaient
avec des semaines de retard. M. K. s'est vu refuser l'autorisation d'assister
aux obsèques de son père et, en juin 1985, le Ministère hongrois du travail
serait intervenu auprès du BIT dans le but de le faire renvoyer. De 1984
à 1989, les auteurs se sont plaints aux autorités de Budapest du caractère
arbitraire des mesures prises à leur encontre, mais en vain. Au contraire,
leurs biens ont été vendus aux enchères en novembre 1988.
2.5 En janvier 1990, les auteurs ont demandé au nouveau Ministre de la
justice de rouvrir leur dossier. La réponse du Ministre, négative, n'aurait
fait que confirmer que tous les recours internes avaient été épuisés.
Vers la fin de l'année 1991, les auteurs ont écrit au secrétariat chargé
de la réhabilitation près le Cabinet du Premier Ministre et ont demandé
un réexamen de leur dossier. Bien que, dans sa réponse, le secrétariat
ait présenté des excuses au nom du nouveau gouvernement et ait promis
aux auteurs de les aider à recouvrer leurs biens, et bien que leurs passeports
leur aient été rendus, rien n'a été fait par la suite.
2.6 En 1990, les auteurs ont sollicité des conseils juridiques. Dans
un premier temps, leur représentant a soumis la question à la Cour constitutionnelle,
laquelle s'est déclarée incompétente pour se prononcer sur la question
de la restitution des biens des auteurs. Par la suite, le tribunal principal
de district de Budapest a été saisi, mais il a rejeté le recours le 15
janvier 1992 sans même avoir entendu les parties. Dans sa décision, il
a confirmé que les autorités avaient agi de manière licite en 1984; il
a également admis, quoiqu'en termes vagues, qu'il n'existait aucune possibilité
de faire appel des décisions prises en 1984 et que les tribunaux ne pouvaient
les réviser que du point de vue de la procédure. L'avocat a formé un recours
auprès de la cour d'appel, qui a confirmé le 10 mars 1992 la décision
de première instance et indiqué qu'elle était désormais sans appel, ce
qui semblait signifier que l'autorisation de former un recours devant
la Cour suprême était refusée. Le tribunal principal de district et la
cour d'appel ont de plus affirmé l'un et l'autre que les auteurs ne s'étaient
pas pourvus dans les délais légaux.
2.7 Les auteurs précisent que l'affaire n'a été soumise à aucune autre
instance internationale d'enquête ou de règlement.
Teneur de la plainte
3.1 Les auteurs font valoir que les autorités hongroises ont violé les
droits que leur confère l'article 12 du Pacte. Ils considèrent en effet
que les restrictions figurant sur leur permis de travail à l'étranger
et concernant le pays, la durée et le lieu de travail auxquels ledit document
s'appliquait de façon exclusive étaient une violation de leur droit "de
quitter n'importe quel pays". Les auteurs admettent toutefois que
les restrictions imposées par le précédent régime ont été levées.
3.2 Les auteurs soutiennent qu'il y a eu violation de l'article 14 (par.
1) en ce qu'ils n'ont pu participer à aucune audience concernant leur
affaire ni, avant 1991, être représentés par un avocat. Ils affirment
que le principe de l'égalité des armes n'a pas été respecté, car ni la
police municipale, ni le Conseil municipal de Budapest, ni les tribunaux
locaux ne leur ont permis de faire valoir dûment leurs arguments devant
les autorités compétentes. Ainsi, en 1984, les auteurs n'ont été informés
de la déclaration de police les concernant que par les décisions administratives
ordonnant la confiscation de leurs biens. En 1991, le tribunal principal
de district a rendu sa décision sans entendre les parties. En outre, selon
les auteurs, le fait que les décisions du Conseil municipal — qui,
effectivement, équivalent aux décisions d'un tribunal administratif —
n'ont pu être contestées devant les juridictions ordinaires constitue
une violation de l'article 14. Les auteurs estiment enfin que la procédure
les concernant était contraire au principe d'audiatur et altera pars,
qui veut que chacune des parties à une affaire soit entendue par les tribunaux.
3.3 Enfin, les auteurs considèrent que l'article 17 a été violé en ce
qu'il y a eu immixtion illégale dans leur vie familiale et privée et qu'il
a été porté atteinte illégalement à l'intégrité professionnelle et aux
perspectives de carrière de M. K. Ils estiment en outre que la confiscation
et la vente aux enchères de leur maison et de leur appartement de Budapest
constituent une ingérence illégale dans leur vie familiale.
3.4 Les auteurs reconnaissent que beaucoup de ces faits sont intervenus
avant que le Protocole facultatif entre en vigueur pour la Hongrie. Mais
ils soulignent que la Hongrie a ratifié le Pacte le 23 mars 1976 et que
le gouvernement aurait dû, avant le mois de mars 1984 et conformément
à l'article 2 (par. 1 et 2) du Pacte, adopter toutes les mesures d'ordre
législatif ou autre propres à donner effet aux droits protégés en vertu
du Pacte. Le fait que les violations alléguées aient été commises entre
l'entrée en vigueur du Pacte et celle du Protocole facultatif pour la
Hongrie ne devait pas conduire à un rejet pur et simple de leur plainte
ratione temporis.
Observations de l'État partie et commentaires des auteurs
4. En ce qui concerne la recevabilité de la communication, le gouvernement
relève que les faits en cause se sont produits avant le 7 décembre 1988,
date à laquelle le Protocole facultatif est entré en vigueur pour l'État
partie. Il considère donc que la plainte est irrecevable ratione temporis
au regard de l'article 28 de la Convention de Vienne sur le droit des
traités, concernant la non-rétroactivité des traités internationaux.
5.1 Dans leurs commentaires, les auteurs contestent l'argument de l'État
partie. Ils font valoir que la décision prise en 1984, qui disposait que
les auteurs résidaient illégalement à l'étranger, continue à affecter
profondément et durablement leur vie actuelle. En effet, cette décision
était accompagnée de sanctions ayant des conséquences prolongées sur leur
vie familiale puisque les enfants des auteurs, privés de passeport et
apatrides de fait, ont demandé la nationalité suisse et canadienne, respectivement,
alors que les auteurs conservaient la nationalité hongroise. Du fait que
le gouvernement a confisqué leurs biens et refusé de les leur restituer,
les auteurs ont été dans l'impossibilité de rentrer chez eux, ce qui constitue,
à leur sens, une violation persistante du Pacte. Les auteurs font valoir
enfin que l'intervention des autorités hongroises auprès de l'administration
du BIT affecte toujours les perspectives de carrière de M. K., considéré
encore comme un "cas spécial" par cette organisation.
5.2 Les auteurs font en outre valoir que leur cause n'a été entendue
équitablement et publiquement par un tribunal indépendant et impartial
ni sous l'ancien régime communiste, ni sous l'actuel gouvernement démocratiquement
élu. Jusqu'au changement de gouvernement intervenu en 1989, les décisions
judiciaires étaient rendues "sans jugement public et par des autorités
administratives incompétentes". Les décisions de ces autorités étant
sans appel, les auteurs n'avaient pas, à leurs dires, la possibilité de
former un recours. Sous le nouveau gouvernement, en 1990-1991, la demande
de réexamen du dossier présentée par les auteurs a été à nouveau rejetée
au terme d'une procédure ne comportant pas d'audience publique. Selon
les auteurs, cela constituait encore une violation permanente et persistante
de l'article 14 du Pacte.
Délibérations du Comité
6.1 Avant d'examiner toute plainte contenue dans une communication, le
Comité des droits de l'homme doit, conformément à l'article 87 de son
règlement intérieur, décider si la communication est ou n'est pas recevable
au sens du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.
6.2 Le Comité a pris note des allégations des auteurs concernant la confiscation
et la mise aux enchères de leurs biens par les autorités hongroises en
1984 et en novembre 1988. Outre que ces faits sont intervenus avant la
date d'entrée en vigueur du Protocole facultatif pour la Hongrie, le Comité
rappelle que le droit à la propriété n'est pas garanti par le Pacte. Les
allégations des auteurs concernant la violation de leur droit à la propriété
sont donc irrecevables ratione materiae au sens de l'article 3
du Protocole facultatif.
6.3 Les auteurs soutiennent que les violations des droits que leur confèrent
l'article 14 et l'article 17, paragraphe 1 ont persisté après l'entrée
en vigueur du Protocole facultatif pour la Hongrie, le 7 décembre 1988.
L'État partie n'a pas abordé cet aspect de la question et s'est contenté
de faire valoir que toutes les allégations des auteurs étaient irrecevables
ratione temporis.
6.4 Le Comité note tout d'abord que les obligations que l'État partie
souscrit en vertu du Pacte le lient à compter de la date où celui-ci entre
en vigueur à son égard. Il se pose cependant une autre question, à savoir
la date à laquelle le Comité a compétence pour examiner, en vertu du Protocole
facultatif, des plaintes concernant des violations du Pacte. Dans sa jurisprudence,
en application du Protocole facultatif, le Comité a estimé qu'il ne peut
connaître de violations qui se seraient produites avant que le Protocole
facultatif entre en vigueur à l'égard de l'État partie, à moins que lesdites
violations ne persistent après l'entrée en vigueur du Protocole facultatif.
Une violation persistante s'entend de la prolongation, par des actes ou
de manière implicite, après l'entrée en vigueur du Protocole facultatif,
de violations commises antérieurement par l'État partie.
6.5 En l'espèce, on ne saurait considérer que les autorités hongroises
ont persisté dans les actes commis par l'État partie avant le 7 décembre
1988. Tout d'abord, les passeports des auteurs leur ont été rendus et
les actes de harcèlement dont ils avaient pu faire l'objet avant le 7
décembre 1988 ont cessé.
6.6 La seule question restante, qui pourrait se poser au titre de l'article
17, est celle de savoir si le fait que l'État partie n'a pas indemnisé
les auteurs pour la confiscation de leur maison familiale ou de leur appartement
continue de produire des effets. Le Comité rappelle que le Pacte ne prévoit
pas, en tant que tel, de droit à réparationa; le défaut de
réparation après l'entrée en vigueur du Protocole facultatif n'équivaut
pas de ce fait à la persistance d'une violation antérieure.
7. Compte tenu de ce qui précède, le Comité des droits de l'homme estime
que la plainte des auteurs est irrecevable ratione temporis.
8. En conséquence, le Comité des droits de l'homme décide :
a) Que la communication est irrecevable;
b) Que la présente décision sera communiquée à l'État partie et aux
auteurs.
[Texte adopté en anglais (version originale), en espagnol et en français.]
Note
a Voir Documents officiels de l'Assemblée générale, quarante-cinquième
session, Supplément No 40 (A/45/40), annexe X.J, communication No 275/1988
(S. E. c. Argentine).
APPENDICE*
Opinion individuelle concernant la communication No 520/1992
(E. et A. K. c. Hongrie) présentée par Mme Christine Chanet
Je ne partage pas la motivation adoptée par la décision du Comité en
ce qu'elle déclare la communication irrecevable ratione temporis
au regard de l'article 14 du Pacte.
En effet, les faits allégués à ce titre par les auteurs portaient sur
une procédure intervenue au cours d'une période postérieure à l'entrée
en vigueur du Protocole facultatif puisqu'ils contestaient la procédure
suivie devant le tribunal principal de district, en 1991, alors que le
Protocole facultatif est entré en vigueur en Hongrie en décembre 1988.
Certes, le Comité pouvait estimer que les faits allégués n'étaient pas
suffisamment étayés, mais non que l'article 14 ne pouvait pas être invoqué
en raison de l'application de la règle ratione temporis.
Le contenu, l'objet du litige soumis au tribunal national, ne peut être
apprécié par le Comité au titre de l'article 14 du Pacte qu'au regard
des critères énoncés par le texte lui-même à savoir, pour ce qui est du
cas d'espèce, la contestation d'un droit ou d'une obligation à caractère
civil.
Hormis ce critère relatif au fond, l'article 14 vise les conditions
dans lesquelles la procédure est conduite et ce sont les dates auxquelles
les différents actes de procédure sont intervenus qui doivent être prises
en considération pour analyser la communication au regard de la règle
ratione temporis. Les dates relatives aux éléments concernant le
fond du litige soumis à la juridiction nationale ne sauraient être prises
en considération par l'application de cette règle.
Enfin, de mon point de vue, lorsqu'il examine une communication au titre
du Protocole facultatif, seuls des principes juridiques trouvant leur
source dans les dispositions du Pacte doivent conduire le Comité à prendre
ses décisions et non des considérations de politique même générale ou
la crainte de voir un afflux de communications émanant de pays qui ont
changé de système de gouvernement.
[Texte adopté en français (version originale), en anglais et en espagnol.]