Comité des droits de l'homme
Cinquante-septième session
8 - 26 juillet 1996
ANNEXE
Constatations du Comité des droits de l'homme au titre du paragraphe
4 de
l'article 5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international
relatif aux droits civils et politiques
- Cinquante-septième session -
Communication No 523/1992
Présentée par : Clyde Neptune
Au nom de : L'auteur
État partie : Trinité-et-Tobago
Date de la communication : 18 septembre 1992 (date de la communication
initiale)
Le Comité des droits de l'homme, institué en vertu de l'article
28 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques,
Réuni le 16 juillet 1996,
Ayant achevé l'examen de la communication No 523/1992 qui lui
a été présentée par M. Clyde Neptune en vertu du Protocole facultatif
se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques,
Ayant tenu compte de toutes les informations écrites qui lui
ont été communiquées par l'auteur de la communication et l'État partie,
Adopte les constatations ci-après au titre du paragraphe 4 de
l'article 5 du Protocole facultatif,
1. L'auteur de la communication est Clyde Neptune, citoyen trinidadien,
qui, à la date de la soumission de la communication, était en attente
d'exécution à la prison d'État de Port of Spain. Il se déclare victime
de violations par la Trinité-et-Tobago des articles 9, 10 et 14 du Pacte
international relatif aux droits civils et politiques. En décembre 1993,
la condamnation à mort a été commuée en emprisonnement à vie, à la suite
de la décision du Conseil privé dans l'affaire Pratt et Morgan.
Rappel des faits présentés par l'auteur
2.1 Le 17 novembre 1985, l'auteur a été arrêté pour le meurtre de Whitfield
Farrel. Le 25 mai 1988, il a été jugé et reconnu coupable du meurtre de
cette personne par la cour d'assises de Port of Spain, qui l'a condamné
à mort.
2.2 Les faits, tels qu'ils ont été exposés au procès, sont les suivants
: une patrouille de police avait vu la victime quitter un bar en courant,
la poitrine maculée de ce qui ressemblait à du sang. L'auteur était sorti
à son tour, un couteau à la main; il avait commencé à marcher vite puis
s'était mis à courir avant d'être rattrapé par la patrouille. L'auteur
aurait reconnu avoir poignardé Farrel pour se venger des coups de couteau
que celui-ci lui aurait donnés deux mois auparavant. La victime, transportée
à l'h_pital, avait succombé à ses blessures.
2.3 L'auteur a déclaré, depuis le banc des accusés, sans avoir prêté
serment, que la victime lui avait volé ses bottes trois mois avant le
meurtre et que, quand il lui avait réclamé son bien, elle avait répondu
par des coups de couteau. Le 17 novembre 1985, alors qu'il faisait la
queue chez un marchand de volailles, l'auteur avait été agressé une nouvelle
fois par la victime. Il avait voulu se défendre avec ses poings, mais
la victime avait sorti un couteau. L'auteur lui avait saisi les poignets
pour tenter de la maîtriser, le couteau se trouvant ainsi pointé sur la
poitrine de la victime. Au cours de la lutte, ils avaient tous les deux
perdu l'équilibre et l'auteur était tombé sur la victime, lui enfonçant
le couteau dans la poitrine.
2.4 L'auteur a objecté qu'il ne pouvait en aucune manière avoir couru
au moment du crime, parce qu'il avait eu les deux jambes cassées lors
d'un accident de mobylette, six mois avant les faits. Il a demandé à l'avocat
commis au titre de l'aide judiciaire de rechercher son dossier médical
à l'h_pital, mais l'avocat n'aurait pas voulu. L'auteur affirme que l'avocat
commis d'office pour le défendre lui avait demandé de l'argent et que,
comme il n'en avait pas, il n'était jamais revenu le voir pour s'entretenir
de l'affaire avec lui.
Teneur de la plainte
3.1 L'auteur affirme que son droit à un procès équitable lui a été dénié
parce que, à l'époque du crime, le juge était à la tête du ministère public
et aurait donné instructions à la police de l'accuser du meurtre. Son
défenseur commis d'office a refusé d'aborder cette question. Le juge,
qui devait être muté dans une autre juridiction, aurait rendu une ordonnance
exigeant que, quel que soit le tribunal auquel il serait affecté, l'auteur
de la communication devrait être traduit devant lui. En outre, le procès,
qui devait s'ouvrir le 1er octobre 1987, a été reporté 18 fois, dont 17
fois à la demande du procureur, parce que l'unique témoin n'avait pas
été retrouvé. Le procès s'est finalement ouvert le 20 mai 1988. L'auteur
est demeuré en détention provisoire depuis son arrestation en novembre
1985.
3.2 Par ailleurs, l'auteur se plaint des conditions inhumaines dans lesquelles
lui-même et ses codétenus sont incarcérés à la prison d'État. Il indique
que les prisonniers restent toute la journée dans les cellules, qui mesurent
2,7 mètres sur 1,8. Toutes les deux ou trois semaines, les prisonniers,
menottes aux poings, sortent pour prendre l'air pendant une demi-heure.
L'auteur soutient qu'il est en train de perdre la vue parce que sa cellule
est en permanence éclairée à la lumière artificielle. Les prisonniers
n'ont droit qu'à deux visites de 15 minutes par semaine, en présence d'un
surveillant. Les familles doivent fournir des aérogrammes aux prisonniers,
qu'ils doivent demander aux autorités pénitentiaires, lesquelles ne les
leur remettent pas toujours. La majorité du courrier serait censurée.
Les familles doivent également acheter de la nourriture et des articles
d'hygiène aux autorités pénitentiaires pour que les prisonniers puissent
en avoir. Les soins dentaires et les médicaments sont payants. Les repas
se composent au petit déjeuner et au dîner de pain, de beurre, de confiture
et de café noir, et au déjeuner de riz, de petits pois, de pommes de terre
à moitié pourries et de poulet ou de poisson pourris. Comme le pain est
à moitié cuit et que la nourriture ne contient pas de corps gras, la plupart
des prisonniers souffrent de constipation. Les prisonniers ne reçoivent
la visite d'un médecin qu'une fois par mois et la visite du responsable
pénitentiaire qu'environ deux fois par an. Les prisonniers sont régulièrement
battus.
3.3 L'auteur affirme que, depuis qu'il a quitté sa cellule de condamné
à mort en décembre 1993, il partage une cellule de 3 mètres sur 2 avec
6, parfois 9 autres détenus. Cette cellule n'a que trois lits et un seau
hygiénique. La nourriture est répugnante et il n'a droit qu'à une visite
par mois. Il ajoute que le gardien a menacé de le tuer parce qu'il a déposé
une plainte au sujet des conditions carcérales.
3.4 Pour ce qui est de la règle de l'épuisement des recours internes,
l'auteur indique que la cour d'appel n'a pas encore statué sur son cas.
Trois mois après sa condamnation, un avocat commis d'office au titre de
l'aide judiciaire, qui l'avait déjà représenté devant la cour d'assises,
a été chargé de le représenter à nouveau devant la cour d'appel. L'auteur
a refusé ce défenseur. Trois ou quatre mois plus tard, un deuxième avocat
a accepté de le représenter au titre de l'aide judiciaire. Le 8 août 1989,
toutefois, cet avocat a fait savoir à l'auteur qu'il voulait être rémunéré.
L'auteur a donc trouvé un troisième avocat disposé à le représenter au
titre de l'aide judiciaire. Depuis le 18 septembre 1989, l'auteur a, à
maintes reprises, demandé aux autorités de commettre ce troisième défenseur
et a demandé plusieurs fois à l'autre avocat de faire savoir à la Commission
de l'aide judiciaire qu'il ne voulait assurer sa défense qu'à titre privé.
Le 14 mai 1990, toutefois, le deuxième avocat a écrit à l'auteur qu'il
allait examiner son dossier, qu'il avait reçu du greffe de la cour d'appel.
L'auteur prétend donc que son droit à se faire représenter par le défenseur
de son choix lui a été dénié. Par la suite, il a pris contact avec un
quatrième avocat qui semblait disposé à le représenter devant la cour
d'appel. En juillet 1993, la Commission de l'aide judiciaire a fait savoir
à l'auteur que l'affaire serait examinée en novembre 1993 au plus tard.
Dans une lettre datée du 29 janvier 1995, l'auteur déclare toutefois que
son appel n'a toujours pas été inscrit au r_le du tribunal.
Décision du Comité concernant la recevabilité
4.1 Le Comité a examiné la question de la recevabilité de la communication
à sa cinquante-troisième session. Il a noté avec préoccupation l'absence
de coopération de l'État partie, qui n'avait adressé aucune observation
au sujet de la recevabilité.
4.2 Le Comité a vérifié, conformément au paragraphe 2 a) de l'article
5 du Protocole facultatif, que l'affaire n'était pas déjà en cours d'examen
devant une autre instance internationale d'enquête ou de règlement.
4.3 Le Comité a déclaré irrecevable la partie de la communication portant
sur l'iniquité du procès, invoquée par l'auteur parce que le même juge
avait instruit l'affaire et avait porté les accusations contre lui. Il
a considéré que l'auteur n'avait pas étayé cette allégation aux fins de
la recevabilité.
4.4 En ce qui concernait les conditions dégradantes dans lesquelles l'auteur
était détenu, le Comité a considéré, en l'absence d'information de l'État
partie au sujet des recours internes utiles dont l'auteur pourrait se
prévaloir et notant que l'auteur avait déclaré avoir été menacé de mort
parce qu'il avait déposé une plainte, que rien ne l'empêchait au titre
du paragraphe 2 b) de l'article 5 du Protocole facultatif d'examiner la
communication.
4.5 Le Comité a estimé que le déroulement des procédures de recours internes,
eu égard à la longueur des procédures engagées contre l'auteur et à la
durée de la détention avant jugement, était déraisonnablement prolongé
et qu'il n'était pas empêché par les dispositions du paragraphe 2 b) de
l'article 5 du Pacte de se demander si la communication pourrait soulever
des questions au titre du paragraphe 3 de l'article 9 et des paragraphes
3 c) et 5 de l'article 14 du Pacte.
5. En conséquence, le 16 mars 1995, le Comité des droits de l'homme a
déclaré la communication recevable dans la mesure où elle pouvait soulever
des questions au titre du paragraphe 3 de l'article 9, de l'article 10
et des paragraphes 3 c) et 5 de l'article 14 du Pacte.
Délibérations du Comité
6. Dans une lettre datée du 24 novembre 1995, le conseil indique avoir
été informé que la cour d'appel avait rejeté le 3 novembre 1995 le recours
formé par l'auteur.
7. La date limite fixée pour la réception des observations demandées
à l'État partie en application du paragraphe 2 de l'article 4 du Protocole
facultatif était le 1er novembre 1995. Le 10 novembre 1995, l'État partie
a demandé un délai supplémentaire d'un mois. Aucune autre information
n'a été reçue de l'État partie, malgré le rappel qui lui a été adressé
le 17 janvier 1996. Le Comité regrette l'absence de coopération de l'État
partie et rappelle qu'il découle implicitement du paragraphe 2 de l'article
4 du Protocole facultatif que l'État partie doit lui fournir, de bonne
foi et dans les délais fixés, toutes les informations dont il dispose.
En l'absence d'information de la part de l'État partie, il convient d'accorder
l'importance voulue aux allégations de l'auteur, dans la mesure où elles
ont été étayées.
8. En conséquence, le Comité des droits de l'homme a examiné la présente
communication en tenant compte de toutes les informations qui lui avaient
été communiquées par les parties, conformément au paragraphe 1 de l'article
5 du Protocole facultatif.
9.1 Le Comité note que les griefs de l'auteur, qui se plaint de partager
une cellule de 3 mètres sur 2 avec 6 et parfois 9 autres détenus, de ce
qu'il n'y a que trois lits dans la cellule, du manque de lumière naturelle,
de ce qu'il ne prend l'air qu'une demi-heure toutes les deux ou trois
semaines et de ce que la nourriture n'est pas mangeable, n'ont pas été
contestés. Il estime que les conditions de détention telles qu'elles sont
décrites par l'auteur ne sont pas compatibles avec les prescriptions du
paragraphe 1 de l'article 10 du Pacte, qui dispose que les prisonniers
et les détenus doivent être traités avec humanité et dans le respect de
la dignité inhérente à l'être humain.
9.2 Le Comité note également que l'auteur a été arrêté le 17 novembre
1985, que le jugement s'est ouvert le 20 mai 1988 après de nombreux reports,
et que l'auteur est resté en détention avant jugement pendant toute cette
période. Il constate que, en l'absence de toute explication de la part
de l'État partie et vu que, d'après l'auteur, le motif des reports était
l'impossibilité pour l'accusation de retrouver le principal témoin, la
détention indûment prolongée de l'auteur pendant toute la période est
incompatible avec le paragraphe 3 de l'article 9 et le paragraphe 3 c)
de l'article 14 du Pacte.
9.3 L'auteur a indiqué de plus avoir exprimé son souhait de faire appel
de sa condamnation immédiatement après que la cour d'assises eut rendu
son jugement, le 25 mai 1988. Il ressort des renseignements soumis au
Comité qu'il s'est écoulé 7 ans et 5 mois avant que la cour d'appel n'entende
et ne rejette le recours. En l'absence de toute explication de la part
de l'État partie qui pourrait justifier un tel délai, le Comité estime
qu'un intervalle aussi long entre la condamnation et l'audience en appel
ne saurait être réputé compatible avec le paragraphe 3 c) de l'article
14, lu conjointement avec le paragraphe 5 du Pacte.
10. Le Comité des droits de l'homme, agissant en vertu du paragraphe
4 de l'article 5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international
relatif aux droits civils et politiques, estime que les faits dont il
est saisi font apparaître une violation du paragraphe 3 de l'article 9,
du paragraphe 1 de l'article 10 et des paragraphes 3 c) et 5, de l'article
14 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques.
11. En vertu du paragraphe 3 a) de l'article 2 du Pacte, M. Neptune a
droit à un recours utile. Le Comité a noté que l'État partie avait commué
la peine capitale en peine d'emprisonnement à vie. Étant donné que l'auteur
a déjà passé plus de 10 ans en prison, dont 5 ans et 6 mois dans le quartier
des condamnés à mort, le Comité considère que la réparation appropriée
serait la libération anticipée et, en attendant, l'amélioration immédiate
des conditions de détention de M. Neptune. De plus, pour éviter que de
telles violations ne se reproduisent à l'avenir, le Comité recommande
l'amélioration des conditions carcérales en général.
12. Étant donné qu'en adhérant au Protocole facultatif, l'État partie
a reconnu que le Comité avait compétence pour déterminer s'il y avait
eu ou non violation du Pacte et que, conformément à l'article 2 du Pacte,
il s'est engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire
et relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte et à assurer
un recours utile et exécutoire lorsqu'une violation a été établie, le
Comité souhaite recevoir de l'État partie, dans un délai de 90 jours,
des renseignements sur les mesures prises pour donner effet à ses constatations.
[Texte adopté en anglais, espagnol et français. Version originale : anglais.]