Communication No 542/1993
Présentée par : Agnès N'Goya (représentée par un conseil)
Au nom de : Son mari, Katombe L. Tshishimbi
Etat partie : Zaïre
Date de la communication : 21 avril 1993 (date de la lettre initiale)
Le Comité des droits de l'homme, institué en vertu de l'article
28 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques,
Réuni le 25 mars 1996,
Ayant achevé l'examen de la communication No 542/1993 présentée
par Mme Agnès N'Goya, au nom de son mari, M. Katombe L. Tshishimbi, en
vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif
aux droits civils et politiques,
Ayant tenu compte de toutes les informations écrites qui lui
ont été communiquées par l'auteur de la communication, son conseil et
l'Etat partie,
Adopte ce qui suit :
Constatations au titre du paragraphe 4 de l'article 5
du Protocole facultatif
1. L'auteur de la communication est Agnès N'Goya, citoyenne zaïroise
née en 1946 et actuellement domiciliée à Bruxelles (Belgique). Elle présente
la communication au nom de son mari, Katombe L. Tshishimbi, citoyen zaïrois
né en 1936 à Likasi (province du Shaba, Zaïre). M. Tshishimbi a été enlevé
le 28 mars 1993 et on ignore où il se trouve actuellement. L'auteur est
représenté par un conseil, qui affirme qu'il y a eu violation par le Zaïre
des articles 2, 3, 5, 7 et 9, du paragraphe 1 de l'article 12, des articles
17, 18 et 19, du paragraphe 2 de l'article 20 et de l'article 25 du Pacte
international relatif aux droits civils et politiques.
Rappel des faits présentés par le conseil
2.1 Katombe Tshishimbi est officier de carrière. En 1973, il a été destitué
de toutes ses fonctions et condamné par un tribunal militaire à une peine
de prison de 10 ans pour avoir refusé d'obéir à des ordres. La peine infligée
par le tribunal a par la suite été ramenée à quatre ans; l'intéressé en
a passé deux en détention. A une date ultérieure, non précisée, il aurait
participé à une tentative de coup d'Etat contre le Président Mobutu Sese
Seko.
2.2 Vers la fin des années 70, M. Tshishimbi a sympathisé avec le principal
mouvement d'opposition au Président Mobutu, l'Union pour la démocratie
et le progrès social (UDPS). Lorsque Etienne Tshisekedi, dirigeant de
l'UDPS, a été nommé premier ministre par la Conférence nationale souveraine
(CNS) en 1992, il a nommé M. Tshishimbi au poste de conseiller militaire.
Il semble que M. Tshishimbi a surtout été employé comme l'un des gardes
du corps de M. Tshisekedi.
2.3 Le conseil rappelle qu'après l'investiture du gouvernement de M.
Tshisekedi, le Premier Ministre, les membres de son cabinet et ses conseillers
ont fait l'objet d'une surveillance de tous les instants et, par moments,
de mesures de harcèlement et de brutalités de la part des membres de l'armée,
et en particulier des membres de la Division spéciale présidentielle (DSP),
qui dans l'ensemble est demeurée fidèle au Président Mobutu. Des détachements
de la Division spéciale présidentielle et des groupes paramilitaires connus
sous le nom de "Hiboux", circulant dans des véhicules banalisés,
ont arrêté arbitrairement des opposants au Président, les ont enlevés,
leur ont extorqué de l'argent, ont pillé leurs maisons, etc. Quiconque
appuie ouvertement le processus de réforme démocratique au Zaïre vivrait
dans une insécurité constante, en particulier à Kinshasa.
2.4 C'est dans ce contexte que M. Tshishimbi a été enlevé dans la nuit
du 28 mars 1993; selon les informations parues dans la presse belge le
6 avril 1993, il "aurait été arrêté". Les circonstances exactes
de son enlèvement, qui s'est produit après qu'il eut quitté la résidence
de M. Tshisekedi pour rentrer chez lui, ne sont pas connues. Depuis son
enlèvement, sa famille, ses parents et ses collègues sont sans nouvelles
de lui. On pense — comme l'ont signalé les articles parus dans la
presse belge le 21 avril 1993 — qu'il est, ou a été, gardé dans
les locaux de détention des Services de renseignements (SNIP), où des
mauvais traitements seraient couramment infligés aux détenus.
2.5 Le conseil n'indique pas si l'enlèvement de M. Tshishimbi a fait
l'objet d'un recours interne. De toute évidence cependant, le conseil
et Mme N'Goya estiment qu'il est vain d'intenter un tel recours, compte
tenu en particulier de l'absence totale de renseignements dignes de foi
sur ce qu'il est advenu de M. Tshishimbi.
Teneur de la plainte
3.1 L'auteur affirme que les faits présentés ci-dessus révèlent qu'il
y a eu violation par le Zaïre des articles 2, 3, 5, 7 et 9, du paragraphe
1 de l'article 12, des articles 17, 18 et 19, du paragraphe 2 de l'article
20 et de l'article 25 du Pacte.
3.2 Etant donné que l'on ne sait pas ce qu'il est advenu de M. Tshishimbi,
le conseil demande au Comité de prendre des mesures provisoires de protection,
conformément à l'article 86 de son règlement intérieur.
Examen quant à la recevabilité
4.1 Le 21 mai 1993, la communication a été transmise à l'Etat partie
conformément à l'article 91 du règlement intérieur du Comité. L'Etat partie
a été prié d'éclaircir les circonstances de l'enlèvement de M. Tshishimbi,
de procéder à une enquête sur les allégations de l'auteur et de fournir
des informations sur l'endroit où se trouve M. Tshishimbi et sur son état
de santé. En vertu de l'article 86 du règlement intérieur, l'Etat partie
a par ailleurs été prié de ne prendre aucune mesure risquant de causer
des torts irréparables à la victime présumée.
4.2 L'Etat partie n'a pas présenté d'informations sur l'affaire dans
le délai qui lui était imparti. Le 11 novembre 1993, le dossier a de nouveau
été transmis aux autorités zaïroises, après qu'un représentant de l'UDPS,
qui avait pris contact avec le secrétariat du Comité, avait exprimé des
doutes sur la fiabilité des liaisons postales entre la Suisse et le Zaïre.
L'Etat partie n'a pas répondu non plus à cette deuxième transmission.
4.3 A sa cinquante-troisième session, le Comité a examiné la recevabilité
de la communication. Il s'est déclaré préoccupé par le manque de coopération
de l'Etat partie, particulièrement à la lumière de la demande que le Rapporteur
spécial du Comité pour les nouvelles communications a formulée en vertu
de l'article 86 du règlement intérieur. Dans ces conditions, le Comité
a été amené à accorder le poids voulu aux allégations de l'auteur, dans
la mesure où elles étaient suffisamment étayées.
4.4 Il n'était pas contesté que M. Tshishimbi avait été appréhendé et
conduit en un lieu inconnu dans la nuit du 28 mars 1993. On comprenait
également qu'aucun recours interne n'avait été introduit au Zaïre pour
obtenir sa libération. D'un autre côté, l'Etat partie avait été prié de
communiquer des informations précises sur les recours efficaces dont disposait
l'auteur en l'espèce. Compte tenu du défaut de coopération de l'Etat partie
et de la situation de M. Tshishimbi, sa famille étant notamment dans l'impossibilité
d'entrer en contact avec lui et d'obtenir des renseignements dignes de
foi sur le lieu où il se trouve et sur son état de santé, le Comité a
acquis la certitude que les dispositions du paragraphe 2 b) de l'article
5 du Protocole facultatif ne l'empêchaient pas d'examiner la communication.
4.5 Quant aux allégations de l'auteur fondées sur les articles 3 et 5,
le paragraphe 1 de l'article 12, les articles 17, 18 et 19, le paragraphe
2 de l'article 20 et l'article 25 du Pacte, le Comité a constaté qu'elles
étaient d'ordre général et qu'elles n'étaient pas étayées. Rien dans le
dossier ne permettait de penser que M. Tshishimbi avait été l'objet d'immixtions
arbitraires dans sa vie privée (art. 17), ou qu'on lui avait dénié le
droit à la liberté de conscience et de religion (art. 18), ou le droit
à la liberté d'expression (art. 19) ou le droit de prendre part à la vie
politique de son pays (art. 25). Aucun grief du Protocole facultatif n'a
donc été soulevé à cet égard.
4.6 Le Comité a estimé que les allégations de l'auteur fondées sur les
articles 7 et 9 ne pouvaient, vu les circonstances qui ont entouré l'enlèvement
de M. Tshishimbi, être à ce stade de la procédure davantage étayées; le
Comité pouvait dès lors les examiner quant au fond.
4.7 En conséquence, le 16 mars 1995, le Comité a déclaré la communication
recevable dans la mesure où elle semble soulever des questions au titre
des articles 7 et 9 du Pacte. Il a de nouveau prié l'Etat partie de lui
fournir les renseignements précis sur ce qu'il est advenu de M. Tshishimbi
et d'indiquer si celui-ci a bénéficié de l'amnistie décrétée par le nouveau
gouvernement de l'Etat partie au cours de l'été 1994.
Examen quant au fond
5.1 Le délai dans lequel, en vertu du paragraphe 2 de l'article 4 du
Protocole facultatif, l'Etat partie doit soumettre des informations et
des observations a expiré le 9 novembre 1995. Aucune information n'a été
reçue de l'Etat partie, en dépit du rappel qui lui a été adressé le 27
novembre 1995.
5.2 Il s'ensuit que le Comité doit examiner la présente communication
à la lumière des éléments mis à sa disposition par l'auteur. Il déplore
grandement l'absence totale de coopération de l'Etat partie. Il est implicite
d'après le paragraphe 2 de l'article 4 du Protocole facultatif qu'un Etat
partie porte à la connaissance du Comité, de bonne foi et dans les délais
impartis, toutes les informations dont il dispose. Cela, l'Etat partie
ne l'a pas fait, en dépit des rappels qui lui ont été adressés. L'Etat
partie n'a pas non plus donné suite à la demande tendant à ce qu'il prenne
des mesures provisoires de protection qu'a formulée au mois de mai 1993
le Rapporteur spécial du Comité pour les nouvelles communications. Au
1er mars 1996, aucune information sur le sort de M. Tshishimbi n'avait
été transmise au Comité.
5.3 L'auteur a allégué qu'il y a eu violation de l'article 9 du Pacte.
Alors qu'il n'existe pas de preuves que M. Tshishimbi a effectivement
été arrêté ou placé en détention dans la nuit du 28 mars 1993, le Comité
rappelle que l'Etat partie a été prié, dans la décision sur la recevabilité,
de donner des éclaircissements sur la question; il ne l'a pas fait.
5.4 La première phrase du paragraphe 1 de l'article 9 garantit à chacun
le droit à la liberté et à la sécurité de sa personne. Dans sa jurisprudence
passée, le Comité a établi que ce droit pouvait être invoqué dans un contexte
autre que celui d'une arrestation et d'une détention, et qu'une interprétation
qui autoriserait les Etats parties à tolérer, négliger ou ignorer les
menaces qu'exercent des personnes investies d'une autorité sur la sécurité
et la liberté personnelles d'individus non détenus relevant de leur juridiction,
priverait les garanties prévues par le Pacte de toute efficacité
/ Voir par exemple les constatations du Comité sur la communication
No 468/1991 (Oló Bahamonde c. Guinée équatoriale), adoptées
le 20 octobre 1993, par. 9.2; et sur la communication No 449/1991 (Mójica
c. République dominicaine), adoptées le 15 juillet 1994, par. 5.4./.
En l'espèce, le Comité conclut que l'Etat partie n'a pas garanti à M.
Tshishimbi l'exercice du droit à la liberté et à la sécurité de sa personne,
en violation du paragraphe 1 de l'article 9 du Pacte.
5.5 En ce qui concerne l'allégation fondée sur l'article 7, le Comité
rappelle que M. Tshishimbi a été enlevé dans des circonstances qui n'ont
pas été élucidées et qu'il n'a eu aucun contact avec sa famille ni, selon
les informations dont le Comité dispose, avec le monde extérieur depuis
son enlèvement. Qui plus est, l'Etat partie n'a jamais répondu aux demandes
de renseignements du Comité concernant l'enlèvement de M. Tshishimbi et
l'endroit où il se trouve. En conséquence, le Comité conclut que l'enlèvement
de M. Tshishimbi et le fait qu'on l'a empêché de communiquer avec sa famille
et le monde extérieur constituent un traitement cruel et inhumain, qui
constitue une violation de l'article 7 du Pacte.
6. Le Comité des droits de l'homme, agissant en vertu des dispositions
du paragraphe 4 de l'article 5 du Protocole facultatif se rapportant au
Pacte international relatif aux droits civils et politiques, estime que
les faits qui lui ont été exposés font apparaître une violation par le
Zaïre de l'article 7 et du paragraphe 1 de l'article 9 du Pacte.
7. En vertu du paragraphe 3 a) de l'article 2 du Pacte, l'Etat partie
est tenu de garantir que l'auteur de la communication et la victime disposent
d'un recours utile. Le Comité invite instamment l'Etat partie : a) à mener
une enquête approfondie sur les circonstances de l'enlèvement et de la
détention illégale de M. Tshishimbi; b) à traduire en justice les responsables
de son enlèvement et de sa détention illégale; et c) à octroyer à la victime
et à sa famille une indemnisation appropriée en contrepartie des violations
de ses droits qu'il a subies. L'Etat partie a l'obligation de faire en
sorte que des violations analogues ne se produisent plus à l'avenir.
8. Considérant qu'en devenant partie au Protocole facultatif, l'Etat
partie a reconnu que le Comité était compétent pour déterminer s'il y
a eu ou non violation du Pacte et que, conformément à l'article 2 du Pacte,
l'Etat partie s'est engagé à garantir à tous les individus se trouvant
sur son territoire ou relevant de sa compétence les droits reconnus dans
le Pacte et à ce qu'ils puissent disposer d'un recours utile et effectif
s'il est établi qu'une violation a été commise, le Comité souhaite recevoir
de l'Etat partie, dans un délai de 90 jours à compter de la date où la
présente décision lui aura été communiquée, des informations sur les mesures
prises comme suite à ses constatations.
[Texte adopté en anglais (version originale), et traduit en espagnol
et en français. Paraîtra ultérieurement en arabe, en chinois et en russe
dans le rapport annuel du Comité à l'Assemblée générale.]