Présentée par : Ramcharan Bickaroo
[représenté par Interights (Londres)]
Au nom de : L'auteur
Etat partie : Trinité-et-Tobago
Date de la communication : 5 octobre 1993 (date de la lettre initiale)
Le Comité des droits de l'homme, institué en vertu de l'article 28 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques,
Réuni le 29 octobre 1997,
Ayant achevé l'examen de la communication No 555/1993 présentée au Comité des droits de l'homme au nom de M. Ramcharan Bickaroo en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques,
Ayant tenu compte de toutes les informations écrites qui lui ont été communiquées par l'auteur de la communication, son conseil et l'Etat partie,
Adopte les constatations suivantes :
Constatations adoptées au titre du paragraphe 4
de l'article 5 du Protocole facultatif
1. L'auteur de la communication est Ramcharan Bickaroo, citoyen trinidadien qui, au moment de la présentation de sa communication, était en attente d'exécution à la prison d'Etat de Port of Spain (Trinité-et-Tobago). Il se déclare victime de violations par la Trinité-et-Tobago de l'article 7 et du paragraphe 1 de l'article 10 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. Le 31 décembre 1993, le Président de la Trinité-et-Tobago a commué la peine de mort prononcée à son encontre en emprisonnement à vie, conformément à la jurisprudence constituée par la décision rendue le 2 novembre 1993 par la section judiciaire du Conseil privé dans l'affaire Pratt and Morgan c. Attorney-General of Jamaica. Il est représenté par Interights, une organisation établie à Londres.
Rappel des faits présentés par l'auteur
2.1 L'auteur a été arrêté en 1975 et accusé de meurtre. Aucune information n'est donnée sur les circonstances du crime dont il a été accusé. L'auteur a été jugé pour meurtre par la Cour d'assises de Port of Spain, reconnu coupable et condamné à mort le 5 avril 1978. Son appel a été rejeté par la Cour d'appel de la Trinité-et-Tobago le 21 juin 1979.
2.2 A une date non précisée après que son appel eut été rejeté, l'auteur a été informé par son conseil qu'il n'y avait aucun autre moyen d'appel à avancer auprès de la section judiciaire du Conseil privé ayant des chances d'aboutir. Le 30 septembre 1993 /La date n'apparaît pas clairement dans la communication; il semble toutefois que l'ordre ait été donné le même jour que l'ordre d'exécution de Robinson LaVende (voir communication No 554/1993)./, ordre avait été donné d'exécuter l'auteur le 5 octobre 1993. Une requête constitutionnelle avait été déposée au nom de l'auteur auprès de la Haute Cour de la Trinité-et-Tobago et un sursis à exécution avait été accordé dans la nuit du 4 au 5 octobre 1993.
2.3 L'auteur affirme qu'il a épuisé les recours internes au sens du Protocole facultatif et que le fait qu'une requête constitutionnelle ait été déposée en son nom devant la Haute Cour de la Trinité-et-Tobago ne devrait pas l'empêcher de s'adresser au Comité des droits de l'homme. Il fait observer que, du fait même de la situation dans laquelle il se trouve, tout condamné à mort sous le coup d'un ordre d'exécution aura nécessairement recours à toutes les procédures existantes, éventuellement jusqu'à l'heure prévue de son exécution.
2.4 Le conseil ajoute qu'exiger que toutes les procédures de dernière minute soient épuisées avant d'autoriser le requérant à s'adresser au Comité des droits de l'homme reviendrait à faire attendre le condamné jusqu'à un moment dangereusement proche de son exécution ou à le faire renoncer à exercer tous les recours internes potentiellement disponibles. Il soumet qu'aucune de ces deux options n'est conforme à la lettre ou à l'esprit du Protocole facultatif.
Teneur de la plainte
3.1 L'auteur, qui a été détenu dans le quartier des condamnés à mort de la prison d'Etat depuis sa condamnation en avril 1978 jusqu'au 31 décembre 1993, soit pendant près de 16 ans, se déclare victime d'une violation de l'article 7 du Pacte, affirmant que la durée de sa détention dans ce quartier équivaut à un traitement cruel, inhumain et dégradant et est contraire à son droit d'être traité, en application du paragraphe 1 de l'article 10, avec humanité et respect pour la dignité inhérente à sa personne.
3.2 Le conseil affirme que l'exécution de la sentence après tant d'années passées dans le quartier des condamnés à mort équivaudrait à une violation des dispositions susmentionnées. A l'appui de son argument, il se réfère à la jurisprudence récente, notamment à une décision de la Cour suprême du Zimbabwe / Décision de la Cour suprême du Zimbabwe No 73/93 de juin 1993./, à la décision de la Cour européenne des droits de l'homme dans l'affaire Soering / Soering c. Royaume-Uni, 11 EHRR 439 (1989)./ et aux arguments avancés par le conseil des demandeurs dans l'affaire Pratt and Morgan c. Attorney-General of Jamaica.
Décision du Comité sur la recevabilité
4.1 A sa cinquante-cinquième session, le Comité a examiné la question de la recevabilité de la communication. Il a relevé qu'aucun renseignement ni aucune observation n'avait été reçu de l'Etat partie en vertu de l'article 91 du règlement intérieur, en dépit de l'envoi d'un rappel le 6 décembre 1994. L'Etat partie s'était borné à envoyer une liste portant les noms de personnes condamnées à mort dont la peine avait été commuée suivant la décision de la section judiciaire du Conseil privé dans l'affaire Pratt and Morgan; le nom de l'auteur figurait sur cette liste. Tout en accueillant avec satisfaction cette information, le Comité a relevé que les allégations formulées par l'auteur sur la base du Pacte restaient valables malgré la commutation de la peine. L'Etat partie n'ayant pas fourni les renseignements demandés en vertu de l'article 91 du règlement intérieur, il convenait de prendre dûment en considération les allégations de l'auteur, pour autant qu'elles soient suffisamment étayées.
4.2 Quant aux allégations formulées au titre de l'article 7 et du paragraphe 1 de l'article 10 du Pacte, le Comité a constaté que l'Etat partie avait lui-même commué la peine de mort prononcée contre l'auteur pour se conformer aux directives formulées par la section judiciaire du Conseil privé dans l'affaire Pratt and Morgan c. Attorney-General. L'Etat partie n'a pas informé le Comité de l'existence d'autres recours à cet égard, reconnaissant ainsi implicitement, par son silence, qu'il n'y en avait pas.
4.3 Le 12 octobre 1995, le Comité a déclaré la communication recevable dans la mesure où elle semblait soulever des questions au titre de l'article 7 et du paragraphe 1 de l'article 10 du Pacte.
Examen quant au fond
5.1 Le délai accordé à l'Etat partie pour soumettre des renseignements et des observations en application du paragraphe 2 de l'article 4 du Protocole facultatif a expiré le 16 mai 1996. Aucune réponse n'a été reçue de lui malgré un rappel adressé le 11 mars 1997. Le Comité regrette son manque de coopération. Il a examiné la présente communication en tenant compte de toutes les informations soumises par les parties, en vertu du paragraphe 1 de l'article 5 du Protocole facultatif.
5.2 Le Comité doit déterminer si le fait que l'auteur a été incarcéré dans le quartier des condamnés à mort d'avril 1978 à décembre 1993 constitue une violation des articles 7 et 10 du Pacte. Le conseil invoque une violation de ces dispositions eu égard uniquement au temps passé par l'auteur dans le quartier des condamnés à mort de la prison d'Etat de Port of Spain. En l'espèce, la durée de la détention est sans précédent et constitue un motif de grave préoccupation. Cependant, selon la jurisprudence du Comité, la durée de la détention dans le quartier des condamnés à mort pendant une durée déterminée ne constitue pas en soi une violation de l'article 7 et du paragraphe 1 de l'article 10. Le Comité a exposé en détail sa position sur le sujet dans les constatations relatives à la communication No 588/1994 (Errol Johnson c. Jamaïque) / Constatations sur la communication No 588/1994 (Errol Johnson c. Jamaïque) adoptées le 22 mars 1996, par. 8.1 à 8.6./. Compte tenu de l'importance de la question, il juge utile de réitérer sa position.
5.3 En examinant la question de savoir si la seule durée de la détention dans le quartier des condamnés à mort peut représenter une violation des articles 7 et 10 du Pacte, il faut tenir compte des facteurs ci-après :
a) Le Pacte n'interdit pas la peine capitale, mais il prévoit des restrictions sévères à son application. Etant donné que l'incarcération dans le quartier des condamnés à mort est une conséquence nécessaire de l'imposition de la peine capitale, aussi cruelle, dégradante et inhumaine qu'elle puisse paraître, elle ne saurait en soi être considérée comme une violation de l'article 7 et de l'article 10 du Pacte.
b) Bien que le Pacte n'interdise pas la peine capitale, l'opinion du Comité, qui est reflétée dans le deuxième Protocole facultatif se rapportant au Pacte, est que "d'une manière générale, l'abolition est évoquée dans [l']article [6] en des termes qui suggèrent sans ambiguïté que l'abolition est souhaitable". On peut donc considérer que l'un des objets et buts du Pacte est de limiter l'application de la peine capitale.
c) Il faut interpréter les dispositions du Pacte à la lumière de ses objets et buts (art. 31 de la Convention de Vienne sur le droit des traités). Etant donné que l'un de ses objets et buts est de promouvoir une diminution de l'application de la peine capitale, il faudrait éviter autant que possible d'interpréter une disposition du Pacte dans un sens qui risquerait d'encourager un Etat partie qui a maintenu la peine capitale à l'appliquer.
5.4 Compte tenu de ces facteurs, il faut examiner qu'il y aurait à considérer que la durée de la détention dans le quartier des condamnés à mort est en soi une violation des articles 7 et 10. La première - et la plus grave - serait que si un Etat partie exécute un condamné lorsque celui-ci a passé un certain temps dans le quartier des condamnés à mort, cet acte ne constituerait pas une violation des obligations contractées en vertu du Pacte, alors que, dans le cas contraire, il y aurait violation du Pacte. Une interprétation du Pacte qui aboutirait à un tel résultat ne saurait être conforme à l'objet et au but du Pacte. Il ne faudrait pas croire que l'on pourrait éviter cette conséquence en s'abstenant de fixer un nombre d'années au bout desquelles la détention dans le quartier des condamnés à mort pourrait être présumée constituer une peine cruelle et inhumaine. Fixer une limite exacerbe assurément le problème et permet à l'Etat partie d'avoir une échéance claire pour exécuter le condamné s'il ne veut pas se rendre coupable d'une violation de ses obligations en vertu du Pacte. Toutefois, cette conséquence n'est pas la résultante de la détermination d'une durée maximale autorisée de détention dans le quartier des condamnés à mort, mais découle du fait que le facteur temps est, en soi, le facteur déterminant. S'il n'est pas fixé de durée maximale acceptable, les Etats parties qui veulent éviter de dépasser l'échéance seront tentés de consulter les décisions prises par le Comité dans des affaires précédentes, afin de déterminer quelle est la durée de la détention que le Comité a par le passé jugée acceptable.
5.5 Si le facteur temps est en soi considéré comme déterminant, c'est-à-dire comme étant l'élément qui fait de la détention dans le quartier des condamnés à mort une violation du Pacte, il s'ensuivrait une deuxième conséquence : les Etats parties qui n'ont pas aboli la peine capitale concluraient qu'ils doivent exécuter un condamné à mort le plus rapidement possible après le prononcé du jugement. Ce n'est pas le message que le Comité veut adresser aux Etats parties. Mieux vaut être vivant dans le quartier des condamnés à mort, aussi dur que cela puisse être, que d'avoir cessé de vivre. De surcroît, l'expérience montre que les délais apportés à l'exécution d'un condamné peuvent être la conséquence nécessaire de plusieurs facteurs, dont un grand nombre peuvent être attribuables à l'Etat partie. Parfois, un moratoire est décidé pendant qu'un débat a lieu sur toute la question de la peine capitale. Il arrive aussi que le pouvoir exécutif sursoie aux exécutions même s'il n'est pas politiquement possible d'abolir la peine capitale. Le Comité voudrait éviter d'adopter une jurisprudence tendant à amoindrir des facteurs qui peuvent très bien aboutir à une diminution du nombre de prisonniers exécutés. Il faut souligner qu'en adoptant la position consistant à ne pas considérer qu'une détention prolongée dans le quartier des condamnés à mort est en soi une peine ou un traitement cruel et inhumain au sens du Pacte, le Comité ne veut pas donner l'impression qu'il est acceptable de laisser des individus dans le quartier des condamnés à mort pendant de nombreuses années. Cela ne l'est pas. Toutefois, la cruauté du syndrome du quartier des condamnés à mort découle avant toute chose de la possibilité laissée dans le Pacte de prononcer la peine capitale. Cette situation a des conséquences fâcheuses.
5.6 Accepter que la détention prolongée dans le quartier des condamnés à mort ne constitue pas en soi une violation des articles 7 et 10 du Pacte ne signifie pas que d'autres circonstances entourant la détention dans ce quartier ne peuvent pas faire de l'incarcération une peine ou un traitement cruel, inhumain ou dégradant. D'après la jurisprudence du Comité, si l'existence d'autres circonstances impérieuses entourant la détention est établie, cette détention peut constituer une violation de l'article 7 ou du paragraphe 1 de l'article 10, ou de ces deux dispositions du Pacte.
5.7 Dans le cas d'espèce, le conseil de l'auteur n'a pas allégué, en dehors de la seule durée de la détention, des circonstances qui auraient pu rendre la détention de l'auteur dans le quartier des condamnés à mort de la prison d'Etat incompatible avec l'article 7 et le paragraphe 1 de l'article 10 du Pacte. Etant donné que le Comité doit, en vertu du paragraphe 1 de l'article 5 du Protocole facultatif, examiner la communication reçue en tenant compte de toutes les informations soumises par les parties, il ne peut, en l'absence d'information faisant état d'autres facteurs, conclure qu'il y a eu violation de ces dispositions.
6. Le Comité des droits de l'homme, agissant en vertu du paragraphe 4 de l'article 5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques, estime que les faits dont il est saisi ne font pas apparaître une violation par la Trinité-et-Tobago de l'une quelconque des dispositions du Pacte.
7. Le Comité se félicite que les autorités de l'Etat partie aient, en décembre 1993, commué la peine de mort prononcée à l'encontre de M. Bickaroo.
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* Les membres du Comité dont les noms suivent ont participé à l'examen de la présente communication : M. Nisuke Ando, M. Prafullachandra N. Bhagwati, M. Thomas Buergenthal, Mme Christine Chanet, lord Colville, M. Omran El Shafei, Mme Elizabeth Evatt, Mme Pilar Gaitan de Pombo, M. Eckart Klein, M. David Kretzmer, Mme Cecilia Medina Quiroga, M. Fausto Pocar, M. Julio Prado Vallejo, M. Martin Scheinin, M. Maxwell Yalden et M. Abdallah Zakhia.
** Conformément à l'article 85 du règlement intérieur, M. Rajsoomer Lallah n'a pas participé à l'adoption des présentes constatations. Le texte d'une opinion individuelle signée par cinq membres du Comité est joint au présent document.
[Adopté en anglais (version originale), en espagnol et en français. Paraîtra ultérieurement en arabe, en chinois et en russe, dans le rapport annuel du Comité à l'Assemblée générale.]
APPENDICE
Opinion individuelle concernant les affaires LaVende et Bickaroo
présentée par M. Fausto Pocar, membre du Comité, et approuvée
par M. Prafullachandra N. Bhagwati, Mme Christine Chanet,
Mme Pilar Gaitan de Pombo, M. Julio Prado Vallejo
et M. Maxwell Yalden
Le Comité réitère dans ces affaires l'opinion selon laquelle une détention prolongée dans le quartier des condamnés à mort ne saurait en soi constituer une violation de l'article 7 du Pacte. Pareille opinion témoigne d'un manque de souplesse qui ne permettrait pas au Comité d'examiner les circonstances de l'espèce en vue de déterminer si, dans telle ou telle affaire, une détention prolongée dans le quartier des condamnés à mort constitue un traitement cruel, inhumain ou dégradant au sens de la disposition précitée. Elle amène le Comité à conclure, dans les deux cas considérés, que la détention dans le quartier des condamnés à mort pendant près de 16 ans et 18 ans respectivement, après épuisement des recours internes, n'autorise pas à conclure à une violation de l'article 7. Nous ne saurions nous rallier à cette conclusion. Garder une personne en détention dans le quartier des condamnés à mort pendant de si longues années, après épuisement des recours internes et en l'absence de toute autre explication de l'Etat partie quant aux raisons de ce maintien en détention dans ce quartier, constitue en soi un traitement cruel et inhumain. L'Etat partie aurait dû exposer les raisons nécessitant ou justifiant une détention prolongée dans le quartier des condamnés à mort; or ces explications n'ont pas été fournies par l'Etat partie dans les cas considérés.
Même en supposant, comme le font la majorité des membres du Comité, qu'une détention prolongée dans le quartier des condamnés à mort ne peut en soi constituer une violation de l'article 7 du Pacte, les circonstances de l'espèce révéleraient en tout état de cause une violation de ladite disposition du Pacte. Telles qu'elles ont été exposées par l'auteur et n'ont pas été contestées par l'Etat partie, elles indiquent que "le 30 septembre 1993 [l']ordre ... donné d'exécuter l'auteur le 5 octobre 1993 [lui avait été lu] ... et un sursis à exécution avait été accordé dans la nuit du 4 au 5 octobre 1993". A notre avis, lire à un détenu placé depuis si longtemps dans le quartier des condamnés à mort l'ordre de l'exécuter et entreprendre de procéder à son exécution après de si longues années - à un moment où l'Etat partie a suscité chez le détenu l'espoir légitime que son exécution n'aurait jamais lieu - constituent en soi un traitement cruel et inhumain au sens de l'article 7 du Pacte, traitement qui a été infligé à l'auteur. De surcroît, cela constitue également "des circonstances impérieuses" qui auraient dû amener le Comité, même s'il voulait réaffirmer sa jurisprudence, à estimer qu'une détention prolongée dans le quartier des condamnés à mort révélait, dans les deux affaires considérées, une violation de l'article 7 du Pacte.